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Avec la mort du professeur Joseph Ki-Zerbo, c’est une page de l’histoire de la Haute-Volta que tourne aujourd’hui le Burkina Faso (3/3)

Publié le mercredi 20 décembre 2006 à 06h15min

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Authentique intellectuel de réputation continentale et internationale, le professeur Joseph Ki-Zerbo, engagé dans un combat politique qui se réclamait du socialisme depuis de longues années (effectivement depuis les années 1950), va choisir l’exil au Sénégal au temps de la "Révolution".

Il avait quitté la Haute-Volta en 1983 ; il reviendra au Burkina Faso en 1992. Blaise Compaoré y a pris le pouvoir le 15 octobre 1987 et a entrepris la mise en place d’un processus de démocratisation politique et de libéralisation économique du pays. La réinstauration de la vie parlementaire, après des années de régime d’exception, allait se concrétiser notamment à travers l’organisation d’élections législatives le 24 mai 1992. Ki-Zerbo était candidat. Son parti, la Convention nationale des patriotes progressistes/Parti social-démocrate (CNPP/PSD) remportera 13 sièges de députés. Ce qui en faisait la première formation de l’opposition (cf. LDD Burkina Faso 0116 et 0117’/Vendredi 8 et lundi 11 décembre 2006).

Dix partis étaient alors représentés à l’Assemblée des députés du peuple (on ne parlait pas encore, tout simplement, d’Assemblée nationale). Le parti de Biaise Compaoré avait remporté une large majorité (78 des 107 députés) ; il recevait le soutien de cinq autres partis : PAI, MDS, PSB, UDS, MDP. Du côté de l’opposition, la CNPP/PSD était, nettement, le premier parti devant le vieux RDA (6 députés), l’ADF et l’UDS.

La CNPP/PSD s’était battue, lors de la mise en place du processus démocratique, pour l’organisation d’une conférence nationale souveraine. "Pour faire table rase d’une série de choses qui peuvent former écran et qui ne sont pas librement exprimées. Il existe des non-dits qui, en arrière plan, constituent autant de freins", m’avait déclaré alors Ki-Zerbo. Mais c’était, déjà, du passé, le professeur avait pris acte que les institutions étaient en place et qu’il existait désormais une légalité républicaine qui, me disait-il, "restait à conforter". "Bien sûr, me précisait-il, la présence d’un parti majoritaire écrasant enlève du sel à l’activité parlementaire. Un vote couperet peut mettre fin au débat. Le parti gouvernemental a même les moyens légaux de changer la Constitution. Cela ôte de l’intérêt au débat démocratique mais ne le rend pas inutile ".

La CNPP/PSD, comme bien d’autres partis, avait alors des difficultés de positionnement. Au Burkina Faso, les "révolutionnaires" avaient enterré la "Révolution", certains non sans regrets. La chute du mur de Berlin et la disparition de l’empire soviétique quelques années plus tard avaient rendu inéluctable le processus enclenché par Compaoré dès 1987. Les partis politiques burkinabé avaient, à des degrés divers, des références (parfois très floues, il est vrai) "marxistes". Seul le RDA se détachait vraiment du lot. Il avait été, de tout temps, le parti des notables. "Nous, depuis toujours, me confiait Ki-Zerbo, nous nous sommes placés entre le communisme, incapable de régler les problèmes de l’Afrique, et le capitalisme pur et dur que nous réalisons puisqu’il accroît les inégalités sociales, provoque des confrontations et des turbulences sociopolitiques graves. Nous prônons une voie médiane qui est celle du socialisme démocratique". Il entendait montrer "qu’il existait une autre vision du développement de notre pays " (c’est pourquoi la CPP/PSDD avait fait de la discussion du budget son cheval de bataille).

Ki-Zerbo avait développé un concept qui lui permettait de s’inscrire dans la vie politique du pays. Il l’appelait le "consensus minimum". Il me disait alors : "En Afrique, la conception unanimiste de la société fait que l’on considère que l’opposition est quelque chose d’anormal. Il faut un consensus minimum pour accepter les textes fondamentaux et fondateurs. Là, seulement, il doit y avoir un minimum sur lequel toute la nation s’entend et sans lequel on ne peut pas cohabiter. Au-delà, la différence, c’est la sève de la démocratie".

Je n’avais pas manqué de lui faire remarquer que les oppositions, tout particulièrement en Afrique, manquaient de patience : elles ne voulaient pas rester des oppositions mais devenir "le" pouvoir. Le professeur l’avait alors emporté (ce qui arrivait souvent chez Ki-Zerbo qui, cependant, ne manquait pas de "malignité" politique ; la meilleure preuve en est sa longévité en la matière) sur l’homme de parti : "// y a comme un jeu dialectique, m’expliquera-t-il. Il n’y a pas encore, du côté du pouvoir, cette habitude de traiter avec l’opposition comme avec une entité qui a autant d’importance que le pouvoir en place. Or, en matière de démocratie, l’opposition est aussi importante que le pouvoir. Là où il n’y a pas d’opposition crédible, la démocratie elle-même n’est pas crédible. Le pouvoir a tendance à se perpétuer, à élargir son champ d’action. C’est humain. Le problème, c’est d’arriver à mettre en place des garde-fous et à limiter les dégâts. "Il faut que le pouvoir arrête le pouvoir", affirmait déjà Montesquieu. Ce qui veut dire instaurer des contre-pouvoirs. Maix ceux-ci sont rares en Afrique, c’est un créneau vide. Il y a absence de structures limitatives que sont, ailleurs, les Eglises, les intellectuels, les opérateurs économiques, les syndicats, les médias. En Afrique, la société civile existe mais n ’est pas structurée et opère dans un champ d’action qui est en dehors du champ formel de la démocratie ".

Ki-Zerbo avait alors, au moment de cet entretien, plus de 70 ans. Il était, avec Gérard Kango Ouédraogo, qui présidait alors le groupe parlementaire RDA, la plus ancienne personnalité politique burkinabé encore en activité. La présence de ces deux dinosaures de la vie politique voltaïque était pour Compaoré l’expression de sa capacité à réconcilier la jeune génération avec l’ancienne, le Burkina Faso avec la Haute-Volta. L’essentiel était fait.

Mais Ki-Zerbo n’était plus dans l’air du temps ; il était, avant tout, un homme du passé et, du même coup, quelque peu dépassé. D’autant plus que Compaoré ne manquait pas d’accélérer le rythme du changement. En 1993, Ki-Zerbo claquera la porte de la CNPP/PSD et fondera le Parti pour la démocratie et le progrès-Parti socialiste (PDP-PS) qui tiendra son congrès constituant les 8, 9 et 10 avril 1994. Le PDP-PS militera pour la constitution d’un Front démocratique burkinabé (FDB), considérant que "la pléthore des formations politiques complique singulièrement le problème de l’engagement politique" et que "l’émiettement actuel fait le jeu du pouvoir". Il sera encore député ; il claquera encore les portes. Le "vieux lion" continuera de rugir et on écoutera, avec respect, ses rugissements ; mais ils n’effraieront plus personne.

Il continuera à écrire. En 2003, il publiera un livre d’entretien avec René Holenstein (A quand l’Afrique ? ) qui aura un fort retentissement dans la presse francophone. Il dira que "c ’est le cri d’un veilleur de nuit pour interpeller, convoquer, provoquer et invoquer même toute cette jeunesse qui, parfois, est désorientée ". Une jeunesse africaine pour qui, disait-il, "le passé est aveugle, le présent est muet et l’avenir sourd". Il prenait en compte que "l’Afrique noire a frôlé l’apocalypse à plusieurs reprises " du fait de la Traite, de la colonisation et de la décolonisation. "// n’y a pas un autre continent qui ait subi des épreuves de ce genre" (ce qui est loin d’être vrai). Mais il n’entendait pas exonérer les Africains de leurs responsabilités : "Je ne suis pas de ceux qui mettent tous les torts sur le dos de l’Occident, loin de là ! Mais je dis que ce sont les Africains qui ont la plus grande part de responsabilité [...] à commencer par nous-mêmes, intellectuels, parce qu’il ne faut pas nous mettre en dehors du coup non plus".

Il aimait affirmer et réaffirmer qu’il était, pour l’Afrique, "pessimiste à court terme, optimiste à long terme". Il disait aussi : "On ne développe pas. On se développe. C’est le modèle universel". J’aime particulièrement quand, parlant des Africains, il s’interrogeait : "Au fond, qui sommes nous ? ".

Jean-Pierre Béjot
La Dépêche Diplomatique

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