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L’urgence de l’imagination au pouvoir

Publié le mercredi 21 septembre 2016 à 18h30min

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L’urgence de l’imagination au pouvoir

« J’ai appris, en vous voyant franchir en peu d’années un écart intellectuel qu’on aurait pu croire de l’ordre de plusieurs décennies, comment disparaissent et comment naissent les sociétés, et que ces grands bouleversements de l’histoire qui semblent, dans les livres, résulter du jeu des forces anonymes agissant au cœur des ténèbres, peuvent aussi, en un clair instant, s’accomplir par la résolution virile d’une poignée d’enfants bien doués. »

C’est ainsi que Claude Lévi-Strauss, mettant en perspective la vieille Europe malade de ses guerres, avec le souvenir de ses élèves de Sao Paulo au Brésil, devenus en peu d’années d’estimés collègues universitaires, conclut la troisième partie de “Tristes tropiques”, intitulée “Le Nouveau monde”.

Financer l’analphabétisme

Mettons les mêmes propos de Claude Lévi-Strauss en perspective avec ceux du capitaine Thomas Sankara, tenus lors de l’appel de Gaoua le 17 octobre 1986 : « Si nous comparons les deux termes ou pôles contradictoires de notre action actuelle en matière d’éducation, accroissement continu des dépenses d’une part, et d’autre part baisse vertigineuse du niveau des élèves, nous ne pouvons alors éviter de nous demander si nous ne sommes pas en train de financer l’analphabétisme, en croyant de bonne foi le combattre. »

Des constats identiques de baisse vertigineuse du niveau des élèves ont été établis trente ans plus tard, en 2016 [alors, relativement, quel singulier bond en arrière nous avons “accompli”, en trente ans !] dans un premier temps en février par le chef de gouvernement Paul Kaba Thiéba dans son discours de politique générale et, dans un deuxième temps par le Dr Salif Diallo lors d’une Convention nationale de la Coordination des universitaires et experts associés du MPP en août dernier (“Réformes du système éducatif : « il faut d’abord la volonté et le courage politique. »” et “Réformes du système éducatif : « Faiblesse du niveau d’instruction, et inefficacité de notre système éducatif… »).

Financer l’analphabétisme, c’est faire en sorte que ne puissent sortir des écoles de l’État des « enfants bien doués », résolus et susceptibles de générer un bouleversement de l’histoire dont aucun pouvoir exploiteur en place, où que ce soit au monde, n’a nul besoin. Car les “enfants bien doués” se doivent de sortir de l’élite, qui forge encore ici ses enfants dans les écoles privées, sur fond séminariste, et ailleurs, à l’étranger. Cette politique néocoloniale élitiste d’acculturation et d’engourdissement des esprits du “bas peuple”, pour reprendre l’expression de K. D. C. Dabiré, a “survécu” aux tremblements de la révolution sankariste, restaurée dès son agonie, mais elle n’a pas pu empêcher la révolution d’octobre.

Pourquoi ? Parce que celui qui veut s’instruire et garder son intelligence en éveil peut “malgré tout” le faire, malgré des conditions d’enseignement et d’environnement culturel déplorables ?

– Sans doute, à la condition d’être “bien doué”, c’est-à-dire doté par avance d’une volonté personnelle de se tenir debout et d’avancer avec d’autres, malgré un environnement culturel appauvri, acculturé par les religions importées qui n’appellent qu’à la prière, l’obéissance et la soumission à un ordre supérieur, et prédispose au passage à une obéissance aux pouvoirs terrestres, qualité fort appréciée de ces derniers pour garantir leur pérennité ;

– Et à la condition de n’être pas issu d’un « environnement arriéré », comme le disait Sankara, cette gérontocratie qui n’a jamais favorisé l’éveil de l’intelligence chez l’enfant privé du droit de s’exprimer, supposant que l’intelligence lui viendrait “plus tard”, avec la vieillesse, alors que c’est l’inverse qui se produit, l’intelligence vient à la naissance mais peut s’étioler si elle n’est pas permanemment tenue en éveil ; or, quand des esprit sont devenus trop étroits, le goût d’apprendre et de créer, d’innover ne peut plus leur venir.

– Mais aussi parce que notre dernier président, Naaba Laibse, “président trop longtemps” a négligé la précarité des avantages que le temps lui avait conférés, et ce corollaire irréductible : l’usure du pouvoir aiguise les contre-pouvoirs ! L’homme fort n’a pas vu “ses” jeunesses grandir, et se politiser en même temps qu’elles chômaient.

Trente ans par avance, Thomas Sankara, avait énoncé cette cause de l’élan révolutionnaire d’octobre 2014, dans l’ambitieux bien qu’échoué projet d’école révolutionnaire, au chapitre des conséquences politiques d’une « école moribonde » (pour reprendre les termes du Dr Salif Diallo) : « Il est aujourd’hui établi que la fraction scolarisée de la jeunesse constitue aussi sa fraction la plus conscientisée et politisée. Les citoyens instruits ont toujours joué un rôle déterminant dans les crises politiques, surtout quand ils sont sans emploi. »

Restaurer le goût pour l’intelligence et la connaissance

On en revient ainsi à cet atout essentiel pour la génération “permanente” d’un bouleversement historique : le développement de l’intelligence. Envers et contre tout “préventionnisme” d’un pouvoir qui œuvrerait à seule fin de rester en place, derrière le masque d’un développement endogène du pays que chaque jour qui passe retarde.

Se poser la question de l’intelligence revient à se poser celle de l’imagination et de la capacité à imaginer. L’imagination, ce pouvoir qu’a l’homme de se représenter un objet même en son absence, et de l’examiner indépendamment des sens, fonde l’intelligence. À l’époque de la tradition orale, les contes et veillées à histoires avaient ce rôle d’éveil de l’imagination et de l’intelligence, d’excitation des lobes frontaux qui nous distinguent des animaux, par lesquels nous sommes capables d’associer des idées et des images, de générer des liens et de concevoir, d’imaginer en somme. Ces contes et veillées n’ont plus lieu, ont été remplacés par des programmes télé débilitants et l’accès facile aux téléphones cellulaires, réservoirs de contes souvent pornographiques et d’une “nouvelle tradition orale” divertissante, souvent musicale, trop peu africaine et encore acculturante.

Comment restaurer le goût et l’appétit pour le développement de l’intelligence ? Des initiatives sont à saluer, ainsi celle du Club Étoile qui veut relever le défi de faire de la lecture une passion pour les élèves. Encore faudrait-il leur offrir très tôt l’accès à une littérature africaine, car les bibliothèques de collèges et lycées débordent de littérature française, difficilement accessible parce que culturellement éloignée, et étrangère donc encore acculturante ; quant aux écoles franco-arabes, elles n’abordent qu’un seul livre, issu d’une culture et dans une langue toute aussi étrangères aux Africains, malgré une visibilité arabisante grandissante qui ne suffit pas à faire des Africains des arabophones. Ainsi la plupart de ceux qui sortent de ces écoles sont-ils acculturés sans devenir pour autant lettrés, juste formatés à une obéissance craintive qui ne favorise pas davantage l’intelligence.

Ce constat amer impose de reconsidérer “l’urgence de l’imagination au pouvoir” sous un autre angle.

Génération perdue et fracture sociale

Une génération entière, de tous âges et confuse, a été victime de la mal gouvernance et de “l’incivisme des grands voleurs” érigés en système politique et en “modèle à suivre”, par défaut et en creux, par manque d’ambition altruiste étouffé par un appétit féroce et insatiable pour l’enrichissement personnel et le népotisme, dont les effets désastreux sont de plus en plus visibles depuis la débâcle du modèle, pendant que certains ont tiré parti de la gabégie, se sont enrichis aussi, nourrissant une classe moyenne petite-bourgeoise qui a généré les “corrompus de naissance” dénoncés dans l’article “Médiocratie : l’humanisme est-il un luxe au pays des hommes dignes et pauvres ?” [à ce propos, le terme “naissance” est à prendre dans le sens de “naissance au monde des humains par le langage”, c’est-à-dire quand l’enfant commence à parler, vers l’âge de deux ans et trois mois ; ainsi il a, durant plus de deux années, baigné dans un environnement de corruption avant de venir au monde.]

Il ne faut ni négliger cette dramatique fracture sociale qui a fait s’élever matériellement une partie de la pyramide tout en en laissant le bas, la masse des laborieux et des pauvres, rivés à la terre, qu’il est dès lors impossible d’élever, et qui aurait beau trembler de tous ses membres qu’elle ne parviendrait pas à affecter la partie qui s’est auto-fracturée, séparée de sa base analphabète et laborieuse, digne et comparativement peu corrompue.

Charge d’ébranler pour abolir, charge d’éveiller pour l’avenir

Nous sommes désormais dans la configuration d’une pyramide fracturée, dont la partie supérieure flotte, déracinée, aussi la charge d’ébranler la partie supérieure de la pyramide revient-elle à la “nouvelle base” de la partie supérieure, qui s’est auto fracturée et séparée de sa base par négligence, paresse et repli sur soi, mais aussi par suffisance et esprit de supériorité.

Il doit bien y avoir “une poignée d’enfants bien doués” parmi ceux qui composent cette “nouvelle base” d’une pyramide flottante et déracinée, où se trouvent les insurgés. Qu’ils se reconnaissent, s’estiment et œuvrent ensemble, non pas à un “nouvel” enracinement qui recomposerait la pyramide sans rien abolir, ce à quoi l’État va, au mieux, vraisemblablement et vainement s’employer, mais au bouleversement historique dont le pays a besoin.

Ainsi il est probable que deux mouvements antagonistes vont œuvrer parallèlement dans les années qui viennent, l’un acharné à secouer et faire trembler le “vaisseau flottant” pour le démettre et abolir les notions de haut et de bas, l’autre occupé à s’arrimer de nouveau à la base, pour davantage le contrôler, et l’opprimer, en prétendant l’aider.

Quant à la charge d’éveiller le plus tôt possible, dès l’apparition du langage, les potentiels des enfants burkinabè, ce qui devrait être une entreprise en mouvement permanent, comme toute révolution, car l’éducation doit être une révolution permanente, elle devrait revenir en premier ressort aux familles, et aux communautés. Il est probable qu’elles le fassent “un peu” aux niveaux supérieur et moyen de la pyramide flottante, mais est-ce pour le bien commun ? Et la gérontocratie étant ce qu’elle est en milieu rural, la charge d’éveiller doit parallèlement être relayée et assumée par des pouvoirs locaux décentralisés, des associations de femmes par exemple, ces autres cadets sociaux sûrement les mieux placés pour éveiller les “petits”, pour que des générations à venir sortent enfin de nombreuses “poignées” d’enfants bien doués, et de partout !

Quant à l’imagination qui vient au pouvoir en place, Monsieur Pargui Émile Paré, responsable de la formation politique et civique au sein du MPP [Médiocratie du Parti pour le Pouvoir], en a touché deux mots en appelant de ses vœux « une jeunesse, d’accord, mais une jeunesse capable”. Il œuvre ainsi à former la jeunesse du parti pour qu’elle soit la relève de 2020, mais soyons assuré que ce ne sera pas pour qu’elle génère le bouleversement historique dont le pays a besoin, mais pour maintenir le pouvoir là où il est, en place !

Coulibaly Junwel ((coulibalyjunwel@gmail.com)

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Vos commentaires

  • Le 21 septembre 2016 à 20:35, par Electron_Libre En réponse à : L’urgence de l’imagination au pouvoir

    "Ainsi il est probable que deux mouvements antagonistes vont œuvrer parallèlement dans les années qui viennent, l’un acharné à secouer et faire trembler le “vaisseau flottant” pour le démettre et abolir les notions de haut et de bas, l’autre occupé à s’arrimer de nouveau à la base, pour davantage le contrôler, et l’opprimer, en prétendant l’aider."

    Le mouvement qui abolira les notions de haut et de bas devrait travailler, dans le silence, à se rapprocher et avoir la confiance de la base pour pouvoir opérer des transformations structurelles radicales (dislocation de la pyramide entre autres). Toute confrontation directe avec l’autre mouvement (celui "conservateur") est vouée à l’échec. Un des points faibles de la Révolution Démocratique et Populaire d’août 1983 était d’avoir choisi la confrontation directe avec les "conservateurs" alors qu’elle devrait continuer dans sa lancée : travailler avec le peuple et pour le peuple. C’est une fois qu’on a la confiance de la base de la pyramide que tout devient possible.

    La pyramide ne sera "disloquable" que par la base.

  • Le 22 septembre 2016 à 09:44, par Toutdemême En réponse à : L’urgence de l’imagination au pouvoir

    Oui, « restaurer le goût pour l’intelligence et la connaissance » : c’est ce qui manque le plus au Burkina de 2016. Tout comme la locomotive entraîne les wagons, on ne saurait en effet concevoir une évolution ascendante de la société sans une élite…noble (dans le sens d’honnêteté intellectuelle traduite en redevabilité à l’endroit du peuple qui a consenti des sacrifices pour que ses enfants étudient), consciente de son sacerdoce. Si le pouvoir des années 80 s’inquiétait du résultat du système éducatif à l’époque, c’est qu’il était animé par des patriotes soucieux du devenir de leur pays. Les choses ont changé depuis lors, et l’on a régulièrement entendu des voix pour nier la baisse constante de niveau dans les écoles, bénissant ainsi une politique nationale désastreuse de pseudo-alphabétisation en lieu et place d’une bonne instruction, triste programme pour un pays en voie de développement.
    D’accord avec toi, Junwell : vouloir (s’instruire) c’est pouvoir (le faire en dépit d’un environnement défavorable). A cet effet, les progrès scientifiques (Internet) nous permettent effectivement de faire l’économie des méthodes antiques (l’enfant n’a doit qu’au silence et à l’obéissance) pour faire un bond prodigieux (et peut-être rattraper ceux qui se targuent d’être en avance sur nous). Cette génération (de tous âges) perdue nous donne presqu’au quotidien les preuves de ses tares : mépris pour l’âge et la science, ambitions précoces (voire démesurées), tendance à la violence, a(c)culturation, fainéantise (intellectuelle), etc. Alors il leur faut effectivement entrer dans l’humanité par le langage (valeur symbolique, puisque garder le silence, discourir à une tribune, massacrer son peuple, etc. sont des formes de langage). Les deux mouvements antagonistes sont engagés, celui des tenants du pouvoir actuel sans doute plus visible, puisque, en fins calculateurs, ils savent que leur longévité aux affaires en dépend (excitations de prétendus leaders d’OSC, coups de théâtre dans le judiciaire, mesures populistes, cacophonie au sommet, formation de jeunes militants, etc.). Il reste aux insurgés, s’ils en prennent conscience, de rendre plus visible aussi le contre-mouvement (un premier pas serait alors l’élévation intellectuelle).

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