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Gilles Vigneault : « La langue française est assiégée »

Publié le vendredi 14 novembre 2003 à 17h17min

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Ce chanteur n’est pas un chanteur, c’est un monument national. Couvert d’honneurs, Gilles Vigneault reste, avec Félix Leclerc, l’un des bardes du réveil de la Belle Province.

Voilà plus de quarante ans qu’il chante l’hiver, le Québec, l’amour, la mer. Les personnages qu’il a créés, Jos Monferrand, Jack Monoloy, Caillou Lapierre, ont leur place dans la culture populaire. Gens du pays a un quasi-statut d’hymne officiel. Poète engagé, nationaliste sourcilleux dès qu’il s’agit de la langue française, Vigneault est une voix originale dans le panthéon de la littérature d’expression française

Votre œuvre est à ce point identifiée à ce pays qu’on a envie de vous demander, tout de go, non pas comment vous allez, mais comment va le Québec...

Bien, merci. Mais j’insiste tout de suite : je ne suis pas le médecin de famille du Québec. Ni son psychanalyste. Pourtant, à mon sentiment, le Québec va mieux aujourd’hui. Il n’a jamais été dans une si bonne santé économique : le chômage diminue, le bâtiment va, tout va... Et moi, je chante encore, même si, au marché aux puces, où je me rends chaque mardi, on me demande souvent si je suis à la retraite parce qu’on ne me voit plus à la télévision... Mais je suis toujours vivant, merci. Le Québec va bien parce qu’il est tolérant envers les ethnies différentes qui l’habitent. Les Québécois sont des gens tolérants. A tous égards. Peut-être trop, d’ailleurs. Mais je me demande comment on peut être trop tolérant.

A 74 ans, le dernier des grands poètes québécois chante encore. Il vient de monter un nouveau spectacle, Au bout du cœur, et sera en tournée en France en mars prochain. Un autre album devrait, cet hiver, s’ajouter à une œuvre déjà importante. Poète, chanteur, Vigneault continue aussi à écrire des contes pour enfants. Et à observer, dans ce Québec tant aimé, « ce pays qui n’est pas un pays », l’effritement du rêve indépendantiste, dans lequel il persiste pourtant à placer ses espoirs. Patriarche de la francophonie, ce « désespéré joyeux » raconte, au gré des digressions, cette liaison passionnée avec une langue qu’il aura servie en amant fidèle.

« La tolérance, il y a des maisons pour ça », disait Paul Claudel...

Je n’aime pas Claudel. Je le trouve trop catholicard, trop ronflant, trop prétentieux. Encore que dans les petites poésies écrites pour sa petite fille quand il était au Japon, il ait écrit des choses très belles... Oh ! un grand écrivain, je le reconnais humblement. Mais je préfère Supervielle. Ou Apollinaire. Parlons d’autre chose.

Tout ce pour quoi vous vous êtes battu, des années durant - l’indépendance du Québec, la dénonciation de la société marchande et de la puissance américaine - est en recul aujourd’hui. L’indépendance, vous y croyez encore ?

Je serais un imbécile si je n’avais pas mes inquiétudes. On dit que le Québec est en train de virer à droite : ce n’est pas fait. Si le Québec votait comme les sondages l’indiquent ces temps-ci, je serais très déçu. Et je recommencerais à gueuler pour ce pourquoi j’ai gueulé toute ma vie.

Le Parti québécois, la formation souverainiste au pouvoir, n’a t-il pas achevé son rôle historique ?

Je ne pense pas. Mais, un quart de siècle, c’est une excellente occasion pour faire un bilan. Et, peut-être, repartir à nouveau, après avoir corrigé la course. Car, sur la mer, il arrive que les vents, les courants, les remous, les écueils fassent dévier un peu le vaisseau. Il y a des raccourcis qui sont des rallonges.

Et l’indépendance du Québec, qui paraît plus lointaine que jamais ?

J’y crois toujours et j’y travaille, en faisant mon métier, en continuant d’avoir mon pays dans mes chansons. Les échecs des référendums sont normaux. Ici, on voudrait tout avoir, tout de suite. C’est typiquement américain, typiquement Nouveau Monde. René Lévesque m’a raconté comment André Malraux lui avait demandé : « De quel côté sont les poètes ? Et René Lévesque : « Du nôtre ! » Alors Malraux : « Ça va, c’est comme si c’était fait. » Cela veut dire simplement que ça se fera, mais cela ne veut pas dire demain. Malraux avait la connaissance du temps qui passe et de celui qui dure.

Elisabeth, reine du Canada, en visite ces jours-ci, vient de vanter le « génie canadien de l’ouverture à autrui et de la réconciliation »...

[Rires.] Vous n’avez pas fait un tel voyage pour me parler de la reine. Je vous ai dit qu’on était très tolérant au Québec. Mais ajoutons tout de suite qu’on a des limites. Vous avez remarqué qu’elle se promène au Canada chez les Anglais, mais qu’elle n’est pas invitée au Québec. [Rires.] C’est pas poli, hein ?

« Il y a ici une façon de vivre distincte de l’Amérique »
Vous n’êtes pas réconcilié avec le Canada ?

Je ne peux pas : il n’y a jamais eu de chicane. Le Canada devrait simplement un jour se rendre compte qu’il doit sortir du Québec. Le Canada est un pays qui ne veut pas exister. Il avait une occasion extraordinaire d’exister en ayant le Québec avec lui. Chaque fois, il a refusé de la saisir, à Meech, à Charlottetown. C’est une voiture qui a peur de son moteur. Parce que le moteur, c’est la contradiction, c’est ce qui fait avancer. Et le moteur du Canada a longtemps été le Québec. J’ai lu, dernièrement, quelque chose de très drôle dans un journal américain, où il était écrit que les Français devraient retourner chez eux et arrêter d’embêter les anglophones en Amérique. Eh ben [rires], il faudrait qu’ils relisent un peu l’Histoire ! Et le Canada aussi aurait avantage à relire son histoire. Et à se demander comment exister autrement que géographiquement. Le Canada est un pays intéressant à faire, je veux dire, avec le Québec. Mais il ne veut pas. A Meech, le Québec était prêt à signer pour des symboles et eux, de l’autre côté, gardaient le cash. Ils n’avaient qu’à reconnaître notre société distincte et ils nous avaient. Ils n’ont pas voulu. Ils ne savent pas qui ils sont. Le Canadien se demande chaque jour : est-ce que je suis un Américain ? Un A-mé-ri-cain. Pas un Nord-Américain. Nous z’autres, les Québécois, on est distincts grâce à la langue. Voilà le pays. Le pays, ce n’est pas un territoire, c’est un ensemble de gens qui ont décidé d’habiter ensemble une certaine portion de la planète d’une certaine façon. Et de vivre, en préférant le vin rouge au mauvais champagne ou au vin piqué, ou le vin blanc au gin. Nous parlons d’identité. Il y a ici une façon de vivre distincte de l’Amérique. Une universitaire, à Toronto, a déclaré : « Eh bien, si jamais le Québec se sépare, ça fera un coin d’Europe qu’on pourra visiter sans traverser l’océan. » Ça cause, ça. C’est une petite remarque, c’est peut-être une boutade. Mais ça cause.

Mais le Québec de demain, par sa faible natalité et son immigration, sera plus asiatique ou africain. C’est toute la mémoire française à laquelle vous êtes si attaché, comme en témoigne la facture classique de votre poésie, qui est menacée de disparition....

Récemment, alors que j’étais en tournée à Magog, dans les Cantons-de-l’Est, un jeune Asiatique m’a confié, ému : « J’ai été élevé avec vos chansons. » C’est une anecdote. Mais elle n’est pas unique. Et cela veut dire que nous avons intégré sans intégrisme des cultures, des morceaux de cultures extérieures qui renforcent la culture québécoise. Ça rend la culture québécoise cultivée. Et c’est une dynamique extraordinaire d’être non seulement tolérant mais accueillant, « recevant », comme on disait chez nous, à Natashquan, quand j’étais petit. Ça voulait dire bienveillant à l’égard de celui qui arrive. Le Québec doit surtout ne pas avoir peur. La peur, c’est le meilleur ferment pour le racisme. Et tous les intégrismes du monde. Et tous les fascismes. Il y a des « ismes » qui se suivent, même s’ils ne se ressemblent pas toujours.

Depuis le 11 septembre 2001, partagez-vous ce sentiment nouveau de vulnérabilité qui a saisi l’Amérique du Nord ?

Quand on m’a dit, le 11 septembre, « On est tous Américains », j’ai frémi, bondi, ragé. Non ! Nous sommes sympathisants, nous pleurons avec les gens qui pleurent où qu’ils se trouvent dans le monde, d’ailleurs. Nous avons pleuré à la chute d’Allende, également. Nous avons pleuré pendant les événements du Rwanda. Et à d’autres occasions. Mais il ne faut pas avoir peur, ne pas foncer tête baissée. Pas courir, mais marcher. Courir, c’est dangereux, surtout avec quatre roues au-dessous. Il faut marcher avec la conscience de sa marche. Le fascisme est une mauvaise herbe qui pousse sur n’importe quel terrain. Mais ça me fait penser à mon charpentier qui dit : « Rien de nouveau sur la planète, mais ça reste un métier honnête, tu pourrais faire un charpentier. [Et il chante.] Mais ne fais pas un militaire, car ce n’est pas un beau métier que d’aller tuer des charpentiers de l’autre côté de la Terre. » Et on plaint le métier du militaire qui devient son propre fusil, son propre outil. C’est le plus triste sur la Terre.

L’écrivain Julien Gracq s’inquiétait récemment de voir la langue française « refoulée peu à peu dans les marges ». Partagez-vous ce pessimisme ?

Le français est une langue en état de défense et qui ne s’y attendait pas il y a vingt ans. Une langue en état de siège. Et pas par l’arabe. Ni par le chinois.

Comment une langue se défend-elle quand elle est assiégée ?

Vous me posez de ces questions !

A qui la poser, sinon à un poète ?

Mon Dieu ! Le poète n’a pas toutes les réponses. De loin, de loin. Il voudrait, mais alors il serait dangereux. Alors, mieux vaut pas. Vous imaginez les poètes au pouvoir ? [Rires.] Mon Dieu ! D’autres langues survivent dans le monde parce qu’il y a des gens qui les parlent. D’abord la parler, le mieux possible. Et pour cela l’apprendre. Et savoir, au départ, que la langue, c’est le véritable pays.

Vous êtes plus proche d’un Beyrouthin ou d’un Néo-Calédonien que d’un anglophone de Montréal ?

Vous me faites un compliment, merci ! Mais je suis d’accord pour être proche, enfin, près aussi d’un anglophone de Montréal. Mon fils Guillaume, un jeune romancier, vient d’être traduit en anglais. J’en suis très fier. Donc, je suis d’accord pour être proche d’un anglophone. Mais à condition qu’il veuille lui aussi être proche de moi. Ce qui est triste avec la langue - toutes les langues - c’est que le gros éléphant qui est en train de détruire la langue des souris, s’il savait ce que la souris dit et à quel point la langue de la souris est précieuse pour nommer, renommer, faire exister son propre monde et celui de l’éléphant, il serait le premier à faire attention à ne pas marcher sur la souris. Et il se coucherait pour mettre sa grande oreille contre l’oreille de la petite.

Parmi les Français que vous avez rencontrés, quels sont ceux que vous jugez remarquables ?

Alain Rey ! Et Philippe Soupault, le dernier des surréalistes. Charles Trenet, Jean-Pierre Chabrol, Bernard Clavel, Paul Ribeyrolles, le peintre.

Et aujourd’hui, la France ne vous paraît-elle pas à sec ?

Non, il y a des ressources. Il pousse encore du monde qui pense. Je serais très malvenu de critiquer la France de façon intempestive et disgracieuse. Mais je disais, en 1975, en 1980, lors de mes tournées : « Vous savez, vous avez des remparts de gros dictionnaires. Pourtant, quand vous mettez le mot "look" à la place de cinq autres mots sur les affiches, vous venez de sacrifier les cinq autres mots. » Et quand le vin s’appellera uniquement wine, eh bien, il ne goûtera pas la même chose. Mais on est malvenu de sonner le tocsin chez des gens qui vous reçoivent. Même si, en France, je me suis senti chez moi comme au Québec, comme à chaque endroit où j’arrive à m’exprimer dans ma langue et qu’on me comprend. Il y avait plein de gens, ici, qui étaient complexés à l’époque et qui me demandaient : « Mais en France, est-ce qu’ils vous comprennent ? » Tu parles !

« Si on perd notre langue, on perd notre pays »
Vous avez toujours peur qu’on finisse tous en Louisiane ?

Non, j’ai confiance. Vous allez dire, c’est de l’entêtement. Mais, si les Québécois, qui étaient 70 000 en 1660, sont aujourd’hui 7 millions, c’est grâce à leur entêtement. La chanson que vous évoquez veut tout simplement dire : si on perd notre langue, on perd notre pays. C’est un avertissement pour toute la francophonie, me semble t-il. [Il chante.] « Il me reste un pays à prédire... »

Vous avez écrit : « Les mots français sont l’emballage du bonheur du Québec »...

C’est moi qui ai dit ça ? C’est pas mal. Je suis étonné. [Rires.] On ne peut pas être coupable de tout, même en essayant. Et puis attention, à force d’innocence, on peut être coupable.

Parmi vos motifs d’indignation, il y a les menaces sur l’environnement.

La forêt québécoise n’a pas disparu. Ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas menacée ; mais je soupçonne qu’on verse dans l’apocalyptique pour obtenir des changements, de nouvelles mœurs forestières, par exemple. Je ne suis pas un sonneur de tocsin. Je l’ai été, mais je trouve qu’on a peut-être, chacun, une cloche à sonner. La cloche tire aussi la corde. Je n’aimerais pas qu’on dise de moi : « Regarde comme il monte haut, le sonneur ! » et qu’on ne sache pas pourquoi je sonne. Autrefois, c’étaient les pierres qui étaient les gardiens des monts. Aujourd’hui, c’est le contraire. Ce sont les monts qui sont les gardiens des pierres. Si tant est que les pierres puissent être gardées.

Si vous deviez troquer toute votre œuvre pour deux vers que vous auriez aimé écrire, lesquels seraient-ils ?

D’abord, je ne le ferais pas. Mais si j’y étais obligé, ce serait probablement des vers de François Villon : « Frères humains qui après nous vivez/ N’ayez les cœurs contre nous endurcis/ Car, si pitié de nous pauvres avez... »

Quel est, à vos yeux, le plus beau mot de la langue française ?

Femme, nue surtout.

Qu’aimeriez-vous que la postérité retienne de vous ?

J’aimerais qu’on dise de moi - attention, c’est prétentieux, forcément - ce que Térence, le poète latin, avait écrit d’un de ses amis : « Rien de ce qui est humain ne lui était étranger. »

propos recueillis par Jean-Michel Demetz
L’Express du 17/10/2002
www.lexpress.fr

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