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5e anniversaire de l’insurrection populaire : « Le changement profond n’est pas l’option de tous les Burkinabè », dixit Dr Abdoul Karim Saidou (politologue et enseignant-chercheur)

Publié le mercredi 30 octobre 2019 à 23h10min

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5e anniversaire de l’insurrection populaire : « Le changement profond n’est pas l’option de tous les Burkinabè », dixit Dr Abdoul Karim Saidou (politologue et enseignant-chercheur)

Les 30 et 31 octobre 2014 sont historiques pour le Burkina Faso. Comme un seul homme, le peuple s’est dressé et a dit « Non » à la réforme politique d’un régime visant à modifier la constitution. Cinq ans plus tard, Dr Abdoul Karim Saidou, politologue et enseignant-chercheur à l’Université Ouaga 2, donne son analyse sur les fondements de l’insurrection et l’état du Burkina après ce bouleversement. Selon lui, un fossé demeure entre les attentes des citoyens et les performances des gouvernants, même après le départ de Blaise Compaoré.

Lefaso.net : Cinq années après, que retenez-vous de l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 ?

Dr Abdoul Karim Saidou : Je retiens que l’insurrection fut un tournant majeur dans l’histoire politique du Burkina Faso ; car des citoyens ont réussi à mettre en échec un projet de réforme politique porté par un « homme fort », qui a réussi à asseoir une entreprise de domination pendant plus d’un quart de siècle.

C’est en cela que l’insurrection fut quelque chose d’historique de mon point de vue ; si vous regardez dans beaucoup de pays africains, comme au Cameroun, au Togo ou au Tchad par exemple, il y a beaucoup de revendications démocratiques, mais les régimes en place résistent. Même au Burkina, le régime Compaoré a été secoué par plusieurs crises mais il a pu maintenir sa stabilité. Je pense que l’insurrection de 2014 a marqué le triomphe du peuple comme contre-pouvoir politique, là où échouent les contre-pouvoirs institutionnels comme le parlement ou la justice.

Cinq ans après, que retenir de fondamental dans cette lutte ?

Après 5 ans, je retiens que le Burkina Faso semble avoir tourné la page des régimes hybrides, c’est-à-dire les démocraties de façade qui se sont installées en Afrique après la vague de démocratisation des années 1990. Du point de vue de la sociologie politique, on peut parler ainsi de changement de régime, surtout dans sa dimension militariste.

L’armée était par exemple un des piliers de l’ancien régime, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Cela est un changement sur le plan strictement politique car un tel évènement n’est pas à confondre avec le changement social qui est beaucoup plus profond. On parlera ainsi de changement de régime mais pas de révolution sociale. Mais en soi, il n’est pas exclu que ce type de changement conduise à terme à des transformations, puisque la routinisation du principe de l’alternance politique n’est pas sans effet sur l’action publique par exemple.

Plusieurs travaux sur la démocratisation montrent par exemple que là où il y a alternance politique, la gestion des biens publics tend à s’améliorer comme le montre le cas du Ghana. La question fondamentale qu’on peut se poser est de savoir si l’insurrection au Burkina a des effets sur la gouvernance globale du pays. A ce jour, force est de constater que les changements sont mineurs, très en deçà des attentes exprimées par les citoyens en 2014. A mon avis, l’une des explications de ce paradoxe réside dans le non renouvellement de la classe politique ; or une classe politique ne se renouvelle pas en 4 ou 5 ans, sauf en cas de coup d’Etat ou de révolution. Nous avons aujourd’hui au pouvoir des élites dirigeantes recyclées dont la vision est plutôt conservatrice. Et puis, vous savez, dès lors que la concurrence politique ne se base pas sur des divergences fondamentales, le changement politique sous forme d’alternance ne peut pas avoir d’effet sur les politiques publiques.

Pensez-vous que les aspirations du peuple sont comblées ?

Comme je le disais tantôt, il y a un fossé entre les attentes des citoyens et la performance des gouvernements qui se sont succédé après le départ de Blaise Compaoré. Si vous regardez les données du sondage Afrobaromètre par exemple, vous constaterez que les citoyens ont toujours des perceptions négatives sur la performance gouvernementale. Au-delà des perceptions, ce que montre l’analyse empirique, c’est que ni les citoyens ni les dirigeants ne semblent prêts pour un changement radical.

C’est cela le paradoxe que j’observe. Si le peuple burkinabè aspirait au changement profond, il n’aurait pas choisi l’équipe actuelle aux élections de 2015. D’ailleurs, si vous regardez la performance du CDP aux législatives de la même année, vous tirerez la conclusion que le peuple burkinabè dans son ensemble n’était pas dans une posture de rupture. Les comportements électoraux des Burkinabè sont en contradiction avec les discours des mêmes Burkinabè sur le changement.

Si l’option des Burkinabè était de changer le système Compaoré, ils auraient peut-être agi comme les Tunisiens qui viennent d’élire un homme nouveau, qui incarne le changement. Je précise que, pour moi, les électeurs burkinabè sont rationnels ; je ne suis pas de ceux qui pensent que le peuple est manipulé et vote bêtement, si vous me permettez l’expression. Les citoyens ont leur rationalité qu’il faut décrypter, rationalité qu’on peut condamner ou applaudir, mais rationalité quand même.

Sur les questions de justice, les opinions des citoyens sont tout aussi étonnantes. Par exemple, une enquête Afrobaromètre réalisée en 2017 a montré que la moitié des Burkinabè approuvait que Blaise Compaoré rentre au pays sans être inquiété par la justice. Quelle analyse peut-on en faire ? De mon point de vue, cela montre clairement que la soif de changement que semble exprimer l’insurrection n’est pas partagée par tous les citoyens ; en d’autres termes, le changement profond n’est pas l’option de tous les Burkinabè. On oublie souvent que l’insurrection fut principalement un évènement urbain, et que l’écrasante majorité de la population vit en milieu rural. Cette population rurale ne fait pas des questions politiques sa priorité. On s’explique alors les paradoxes que je souligne.

Est-ce qu’il y a encore des choses que les dirigeants actuels peuvent rectifier ?

Je pense que la marge de manœuvre des dirigeants actuels est très limitée car, comme je l’ai déjà dit, c’est principalement une élite recyclée qui a été actrice du changement sous le régime sankariste, mais qui est aujourd’hui dans une posture conservatrice. Cette élite-là est historiquement dépassée, son potentiel transformateur est faible.

Les dirigeants actuels ont lancé beaucoup de chantiers dans les politiques publiques, comme la réforme constitutionnelle, la réforme sécuritaire en cours, la réforme hospitalière, etc. Mais ils ne sont pas dans une logique de rupture ; car il y a non seulement beaucoup de résistances au changement dans la société mais aussi l’élite dirigeante n’est pas prête à prendre les risques qu’implique un tel bouleversement. Prenez simplement le cas de la lutte contre la corruption. Les rapports de la Cour des comptes, du RENLAC et de l’ASCE-LC nous montrent que ni le citoyen ni les dirigeants ne sont prêts à abandonner les vielles pratiques. Sur le rapport au bien public, l’insurrection n’a pas mis fin au patrimonialisme ; donc sur la corruption, je dirai que la différence entre le régime actuel et le régime Compaoré est une différence de degré et non une différence de nature.

Prenez aussi les réformes dans la fonction publique ; les dirigeants ne peuvent rien changer en profondeur car nous sommes presque dans une logique de coproduction de l’action publique. Je vous donne un exemple qui m’a frappé lors du dernier remaniement gouvernemental ; un ministre dont je tais le nom a déclaré après son installation que sa priorité, c’est d’exécuter le protocole d’accord avec les syndicats.

Cela veut dire que les engagements du président du Faso ne sont pas la priorité. Les priorités gouvernementales sont en fait définies par le rapport de force avec les syndicats. C’est comme si le gouvernement gère le quotidien au lieu d’être une force de transformation sociale. C’est cela la complexité de l’action publique dans le Burkina post-insurrection ; et cela sera très difficile à changer dans le contexte d’un régime démocratique. Je pense que ces problèmes soulèvent la question de la faisabilité du changement dans la démocratie.

A Ouagadougou, le maire de la ville a interdit deux marches pacifiques. Des voix se sont élevées pour condamner cela. Est-il difficile si de concilier aspirations démocratiques et défis sécuritaires ?

Je pense que les autorités municipales abusent de leur pouvoir. L’insécurité n’est qu’un prétexte pour empêcher aux forces d’opposition et à la société civile de mobiliser leurs militants. Pourquoi je le dis ? Parce que je constate que lorsque des proches du régime demandent à manifester, l’autorité ne s’y oppose pas, et lorsque ce sont des acteurs qui sont considérés comme indépendants, l’autorité invoque la sécurité pour interdire les manifestations. Cette attitude de l’autorité suscite des interrogations ; si au nom de l’insécurité, on doit limiter les libertés, comment mesure-t-on le degré d’insécurité ? A partir de quels indicateurs peut-on estimer que la situation sécuritaire est mauvaise au point où on peut limiter les libertés ?

L’insécurité liée au terrorisme, comme le montrent les cas du Mali, de l’Irak ou de l’Afghanistan, est particulière au sens où il n’y a jamais de sécurité absolue ; ce n’est pas comme les guerres classiques où après un accord de paix, les armes se taisent ; ici les terroristes peuvent frapper de manière sporadique pendant des décennies. Dans ce cas, s’il faut limiter les libertés démocratiques parce qu’il y a terrorisme, alors cela suppose un retour de l’autoritarisme.

La lutte contre le terrorisme va-t-elle constituer un coup de frein aux avancées démocratiques ?

Ce risque existe si les autorités s’engagent dans une instrumentalisation politique de l’insécurité comme on le voit avec la mairie de Ouagadougou. Déjà, il y a limitation des libertés démocratiques partout où le couvre-feu a été instauré, car la liberté d’aller et venir par exemple est limitée par la loi. La réforme du code pénal aussi limite les libertés comme l’ont dénoncé les acteurs de la presse. Il y a des mesures qui s’imposent dans une guerre comme celle-ci, ces mesures sont nécessaires pour garantir la sécurité des biens et des personnes. N’oublions pas que le premier rôle de l’Etat, c’est de garantir la sécurité des citoyens et de leurs biens, et de défendre la souveraineté du pays.

Dans le principe, les restrictions des libertés sont donc normales et inévitables ; là où ces restrictions peuvent mettre en péril la démocratie et la cohésion sociale, c’est lorsqu’elles sont dictées par des calculs politiciens. Dans cette hypothèse, ces mesures deviennent contre-productives car les dirigeants risquent de briser l’unité de la nation, qui est pourtant nécessaire pour faire face effacement aux terroristes. J’observe par ailleurs que la majorité n’a pas le monopole de l’instrumentalisation de l’insécurité. Une partie de l’opposition n’hésite pas à utiliser le terrorisme pour affaiblir le gouvernement.

Cette partie de l’opposition utilise la crise sécuritaire comme moyen de pression pour amener le président du Faso à accepter son offre en matière de justice transitionnelle. Par exemple, certains acteurs disent que si l’ancien président rentre, le pays aura la sécurité, ce qui me parait très simpliste. C’est difficile d’éviter de telles pratiques qui relèvent des stratégies politiques pragmatiques, et ce n’est pas une spécificité du Burkina.

Le processus démocratique au Faso est-il en panne ou alors arrive-t-il à supporter les contrecoups du contexte sécuritaire ?

Le processus démocratique au Burkina n’est pas en panne à mon avis. Nous sommes dans un processus de transition démocratique, après l’insurrection populaire. La construction démocratique n’est jamais un long fleuve tranquille, elle connait des flux et des reflux ; comme nous le montre le cas du Bénin par exemple ou même du Ghana, où un coup d’Etat aurait été déjoué il y a quelques mois. Ce qui important, c’est le caractère inexorable ou pas de la transition démocratique. Or, sur ce point, si vous regardez les données de sondage, vous verrez que l’attachement des Burkinabè à la démocratie ne fait pas de doute, et augmente d’année en année.

On ne peut plus gouverner les Burkinabè comme de par le passé. Le citoyen a gagné en influence dans l’espace politique, à telle enseigne que cela tend à éroder l’autorité de l’Etat. La démocratisation prend du temps car elle implique surtout un changement culturel, un changement de valeurs ; c’est très facile de changer de lois, de constitutions, d’institutions, mais c’est plus difficile de changer les mentalités.

Des auteurs comme Tocqueville avaient attiré l’attention sur cet aspect culturel, car une société non démocratique ne peut pas secréter un Etat démocratique ; tant que la démocratie ne va pas s’installer dans la société, par exemple dans les partis et les associations, elle pourra difficilement s’ancrer dans l’espace public. Bref, si on regarde la question sous l’angle sociologique, on comprendra que la démocratisation est un processus de longue haleine ; je pense que le Burkina est dans la voie de la construction démocratique, mais celle-ci prendra du temps.

La réconciliation est au cœur de tous les discours : comment, à votre avis, y parvenir ?

Dans les sciences sociales, nous utilisons une théorie qu’on appelle le constructivisme, que je me permets de convoquer ici. C’est l’idée que les choses n’existent pas forcément de manière objective, mais qu’elles découlent aussi et surtout d’un travail cognitif que nous faisons en tant qu’acteurs. Par exemple, quand Donald Trump parle de l’insécurité à la frontière mexicaine, ce n’est pas forcément la vérité ; cela peut être une construction intellectuelle pour attirer les électeurs. Ce modèle me parait pertinent pour analyser la réconciliation ; car celle-ci est en réalité une construction politique. Dire aujourd’hui que le Burkina a un problème de réconciliation est une prise de position politique, ce n’est pas forcément l’expression d’une réalité objective.

Je veux dire par là que le mot réconciliation est le reflet des luttes pour le pouvoir ; pour les dirigeants actuels, c’est un danger car elle va entrainer le retour en force des anciens dignitaires, pour une partie de l’opposition, la réconciliation est une stratégie pour échapper à la justice et éviter de disparaitre en tant qu’élite politique. Les discours sur la réconciliation ne sont donc pas innocents, objectifs.

Ce sont des discours politiques qui traduisent dans un langage apparemment neutre les contradictions qui traversent le système politique post-insurrection. C’est pour cela que jusqu’à présent, il n’y a pas d’avancée sur la question ; on en est au stade des tâtonnements. En fait, aucune option en matière de réconciliation n’est neutre politiquement, et chaque camp utilise cette notion pour servir ses propres intérêts. D’ailleurs, regardez bien en Afrique, en général, ceux qui sont forts parlent rarement de réconciliation, c’est lorsqu’on pense être en position délicate qu’on insiste sur cette notion.

Le Burkina est en pleine préparation des élections de 2020 ; quelles garanties faut-il pour des scrutins apaisés, réguliers et consensuels ?

La première garantie, naturellement c’est la sécurité sur l’ensemble du territoire ; or à ce jour, l’Etat n’exerce plus sa souveraineté sur plusieurs parties du territoire désertées et par les citoyens et par les autorités administratives. Quand je parle de perte de souveraineté, ce n’est pas nécessairement qu’une puissance étrangère a érigé son drapeau dans ces zones, mais c’est le fait que ces zones soient désertées à cause de l’insécurité. Avec une telle situation, les défis de la CENI augmentent, puisqu’elle a le cas des milliers de déplacés à régler.

Comment ces déplacés vont-ils voter par exemple ? Et est-ce que c’est même décent de parler d’élection à quelqu’un qui est réfugié dans son propre pays ou qui a tout perdu ? Est-ce décent à Yirgou de parler d’élection à quelqu’un qui a perdu ses parents et qui attend toujours justice ? Il y a une réflexion à mener à ce propos au niveau de la CENI pour savoir comment, d’un point de vue psychologique, approcher ces personnes sans les frustrer.

A mon avis, la question n’est pas seulement technique, elle est aussi morale. Cela dit, tenir ces élections dans les délais constitutionnels me parait être un impératif car ce serait un indicateur de résilience pour l’Etat burkinabè. Ne pas les tenir pour cause d’insécurité serait une victoire symbolique éclatante pour ceux qui attaquent le Burkina Faso. Tenir ces élections a donc une fonction autre que celle consistant à renouveler les institutions ; ces scrutins sont une sorte de test pour l’Etat burkinabè. Empêcher un Etat de tenir des élections est une meilleure façon de le basculer vers une crise politique, puisque la question de la légitimité risque de se poser en cas de prorogation des mandats du président du Faso et des députés.

Par ailleurs, en plus de la sécurité, il y a un autre enjeu majeur qui est le vote de la diaspora ; ce sera une première et là aussi, c’est un test pour la CENI et pour l’ensemble des acteurs du processus électoral.

Propos recueillis par Cryspin Laoundiki
Lefaso.net

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