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Les héros de l’insurrection populaire : Christophe Dabiré

Publié le dimanche 25 janvier 2015 à 07h24min

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Les héros de l’insurrection populaire : Christophe Dabiré

Dans le tour d’horizon des interviews avec les burkinabè vivant hors du pays mais ayant toujours été actifs dans le débat politique national, nous nous intéressions il y a quelques jours à Hervé Touorizou Somé. Cette semaine, nous vous proposons à lire un autre dont le nom vous est certainement familier : Christophe Debrsèoyir Kwesi Dabiré de son identité complète. Il passe lui aussi au scanner le chemin parcouru par son pays, le Burkina Faso ; non sans dresser au passage le portrait du Burkina Faso de ses rêves.

Lefaso.net : Qui est Christophe Dabiré ?

Christophe Dabiré : Christophe Debrsèoyir Kwesi Dabiré est un citoyen burkinabè né au Ghana (d’où le prénom Kwesi). C’est une bien grande question que celle de savoir qui on est, ou de savoir qui est quelqu’un. Je la prends très au sérieux, pour trois raisons : 1) parce qu’elle m’oblige justement à y répondre en (tant que) que...Christophe Dabiré. Cela veut dire qu’il ne faut pas attendre de moi que je réponde comme un autre y répondrait, ou comme on y répond d’habitude en décrivant sa vie privée et professionnelle. Je laisse de côté cet aspect de la question pour d’autres occasions.
2) C’est une question que je prends très au sérieux parce que l’on peut y répondre de façon à suggérer qu’on est "quelqu’un", mais, très rarement, qu’on n’est "rien", ce que pourtant je revendique : ne rien être, ce qui me satisfait autant que mes adversaires et ennemis possibles, si même ils peuvent supporter l’adversité de quelqu’un qui n’est rien, avoir prise sur lui, et en venir à bout.
3) Les implications des questions comme "qui est quelqu’un", et "qui est qui" sont telles qu’elles peuvent dangereusement contaminer et infecter la chose et l’être pulics, l’ apparaître, comme en politique notamment, chez nous, et faire des ravages (soif de pouvoir, arrogance, mépris des autres, des "petits", dictature et corruption). J’assume donc, pour toutes ces raisons, un certain anonymat et une certaine discrétion.

Quel est votre parcours ?

Là encore je vais aller vite. Si c’est de parcours scolaire et universitaire qu’il s’agit, voici : école primaire de Tangsebla (pour ceux qui connaissent la région de Dissin), Séminaire de Nasso (Bobo Dioulasso), Lycée Ouezzin Coulibaly (Bobo Dioulasso), Université de Ouagadougou (Philosophie), Université de Strasbourg (Philosophie, Sociologie), Université de Nancy (Philosophie, Sciences de l’éducation).
Mais, d’une certaine manière, il n’est rigoureusement question de vrai "parcours" qu’à la fin de ce parcours ! Or je suis encore en chemin, en vie, une partie de mon parcours reste donc à venir, de sorte que je ne pourrai parler de l’ensemble de mon parcours que...mort, c’est-à-dire jamais. Je ne serai donc jamais celui qui vous parlera de mon parcours...

Quels liens gardez-vous avec le Burkina ?

Un lien de nationalité et d’origine, et des liens essentiellement familiaux. Mais l’éclaircie politique du pays m’encourage à y être plus souvent présent, à y créer et tisser d’autres liens à court et moyen termes. Pour finalement, à long terme, finir mes jours sur la terre des ancêtres, revenir là d’où je suis parti.

Nos lecteurs vous ont découvert lors des débats sur l’article 37 et le sénat, avec des analyses denses et très éclairées ; pourquoi un tel engagement ?

Voilà, merci de nous ramener à l’essentiel (c’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai un peu esquivé la première question, car qui est Christophe Dabiré, ceux qui ont régulièrement fréquenté leFaso.net depuis exactement un an en ont une idée). C’est maintenant l’occasion pour moi de saluer fraternellement tous les burkinabè, et de leur adresser tous mes vœux les meilleurs pour cette nouvelle année 2015, notamment le vœu d’une démocratie qui devra être consolidée à la hauteur des combats collectifs et individuels que nous avons livrés pour la dégripper, la faire renaître et la relancer (car la machine était sur le point de s’enrouiller et de se bloquer).
Je salue très particulièrement ceux des lecteurs qui ne me connaissent pas, et que je ne connais pas, mais qui m’ont suivi et lu avec une assiduité à la fois amicale, anonyme et discrète qui témoignait de l’intérêt qu’ils portent, non pas tant à ma petite personne (dont je me moque) qu’à la seule vérité et à la seule justice. Sans oublier cependant ceux des lecteurs qui n’étaient pas d’accord avec moi et nous, car c’est précisément sur leur désaccord et sa faiblesse que j’ai bâti la force de mes arguments. Donnons-nous rendez-vous à tous, sur place au Burkina, dans la mesure où la paix et la démocratie le permettent davantage à présent, pour des rencontres et des échanges qui n’auront pour but que de prolonger ce lien et cette rencontre numérique sur leFaso.net qui ne doivent pas en rester là...

« On ne combat pas Ebola par des remèdes de grand-mère »

Vous demandez donc : pourquoi un tel engagement ? Il fallait, en tant que burkinabè et intellectuel, réagir et produire un argumentaire ferme et rigoureux qui soit à la hauteur de la gravité de la situation politique nationale. Vous vous doutez bien que s’il s’était agi d’un président ou d’un ministre qui bat ou trompe sa femme, ou s’il s’était agi d’un vol de moto au grand marché de Ouaga, je n’aurais pas pris la plume et pondre de longs articles avec citations et références précises de philosophes et penseurs ! La gravité et l’imminence du péril, ainsi que l’énormité de l’insulte et de l’injustice étaient telles qu’il était plus qu’opportun et urgent d’utiliser les relativement grands moyens, et de sortir l’artillerie relativement lourde : on ne combat pas Ebola par des remèdes de grand-mère, ni Boko Haram avec des flèches dagara ou lobi !
Reste que par "engagement" j’entends combativité, constance et détermination dans mes écrits, plutôt qu’un rituel de pratique militante et partisane, car il s’est agi d’interventions conjoncturelles et ponctuelles. Les hommes politiques et leur régime défait et défunt se sont, j’en reste frustré, fermés à ces interventions écrites comme à toute la vague qui montait, et il n’est pas étonnant qu’ils se soient fait balayer et emporter par le tsunami d’une rue qui, au contraire, pouvait lire, comprendre et se mobiliser.
Plus philosophiquement, mon engagement voulait exprimer la foi de quelqu’un qui n’est rien, cette foi mystique et religieuse (religare, en latin = relier) qui est aussi profondément philosophique, et selon laquelle l’individuel n’est rien ou n’est pas, seul le tout est. Car, nous dit Hegel, "le vrai est le tout", ou encore : "le vrai est le délire bachique (de Bacchus, dieu romain du vin) dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre" ! Seul le tout est, et il est le vrai, l’universel. Je suis, en d’autres termes (ceux de Nietzsche), un adepte de Dionysos (le Bacchus grec, divinité du Tout illimité et difforme), pas d’Appollon (l’individu).

Avez-vous des ambitions politiques ?

Là peut être le piège : de penser que le fait d’être un peu lu et un peu connu (sans, loin s’en faut, être une "star") suffit pour, je force le trait, créer son Parti et se porter candidat aux présidentielles, si c’est ce que vous entendez aussi par "avoir des ambitions politiques". Comme si la politique, faire de la politique, était la destination ou le...terminus obligés de toute notoriété, voire de la plus anonyme et discrète des notoriétés. Ou comme si, pour être (dit) "connu" (être quelqu’un, "arriver"), il faut nécessairement, sous nos cieux africains plus particulièrement, embrasser la politique (si l’on n’est pas musicien ou footballeur). En d’autres termes, nettement philosophiques, comme si la publicité, c’est-à-dire l’être-public, l’apparaître, ne pouvait pas se concevoir sans la politique, ou en dehors de la politique.
Non, je n’ai pas d’ambitions ou de prétentions politiques, mais je ne fuirai pas de tâche ou mission dans le domaine de la politique, pourvu que je m’en sente compétent. Mais pour cela, il me faudrait résider sur place au Burkina, ce qui n’est pas le cas, pour l’heure.
Je me verrais plutôt dans un activisme des idées, dans un mouvement de la vie des idées, de toutes les idées, pas uniquement philosophiques ou politiques. Si ce mouvement n’existe pas, il faudra le créer. Il ne sera pas un club de diplômés, où on vient parader avec titres et diplômes, sans avoir d’idées ni rien à dire, un mouvement (?) ouvert à toute la population, où il ne s’agira pas de savoir qui est qui, mais qui dit quoi, et qui dit quoi de sensé et d’utile. Une sorte de Balai Intellectuel !! Ce n’est pas de la théorie, quand on a une idée, on est déjà dans la pratique. C’est mon utopie.

Comment avez-vous vécu l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 au Burkina Faso ?

Le 30 octobre vers 8h de Ouaga, je reçois l’appel d’une connaissance qui travaille au centre-ville, et qui me confie son inquiétude de se trouver là. Je lui intimai alors de quitter dare dare les lieux et de retourner chez elle, quoi qu’il eut pu lui en coûter côté professionnel, car "ça va dégénèrer grave" ! Et en effet, alors que la personne était bien rentrée chez elle, mon cousin m’appelle quelques heures plus tard pour m’annoncer qu’"ils ont mis le feu à l’Assemblée nationale" ! La suite on la connaît.
C’est alors que j’ai commencé à vivre l’événement comme une FÊTE. Une fête dionysiaque, comme dans un cortège de Dionysos, avec ses extravagances, métamorphoses (des humains deviennent des boucs : de même dans l’insurrection des innocents pacifiques sans histoires se transformaient en délinquants incendiaires, pendant que des dignitaires criminels devenaient des victimes ; des "petits", inconnus, devenaient des héros, pendant que des ministres se transformaient en "sans domicile fixe"... ), ses excès et débordements, ses démesurés à la mesure de la mesure exacte de la démesure du dictacrate (dictateur démocrate).
Mais à dire vrai, je ne devrais pas parler au passé : cette insurrection, c’est encore comme fête que je la vis aujourd’hui ! Du moins si l’on ne prend pas la fête à la légère, comme simple beuverie par exemple, mais dans ce qu’elle a d’inquiétant et d’excitant à la fois, selon une métaphysique de la fête qu’aucun adepte assidu des "maquis" et "boîtes" ne peut soupçonner ni imaginer. La fête comme moment souverain, ins(is)tance de la souveraineté elle-même (BATAILLE G.).

Le dénouement est-il à votre goût ?

Et comment ! Vous savez, j’ai tellement vécu cette histoire de l’article 37 comme un drame familial ou personnel quelque peu traumatisant, et avec une telle tension (vous parliez d’engagement tout à l’heure), que son dénouement ne peut que me réjouir (j’ai parlé de fête). Le dénouement, la fin du feuilleton, la fin du délire en politique, c’est le départ de l’ex-président et, donc, l’échec de la modification constitutionnelle telle qu’elle s’annonçait.
J’ajouterai une chose, une remarque : non seulement Blaise est parti, mais il est parti plus tôt que prévu. Et surtout il est parti, il a abandonné le pouvoir auquel il s’accrochait maladivement, alors que nous ne lui demandions que d’abandonner la modification d’un article de la Constitution. De sorte que, finalement, en ce dénouement dont nous parlons, c’est à nous, partisans de l’alternance démocratique et anti-modificationnistes, qu’est revenu le bonus inattendu : le fameux lenga / lemna, c’est nous qui l’avons finalement consommé, car nous avons obtenu plus que nous n’attendions !
Ne comptez donc pas sur moi pour faire la fine bouche. Il y a bel et bien une rupture, une césure, une syncope politiques dans notre pays. Ne comptez pas davantage sur moi pour isoler et monter en épingle quelques difficultés actuelles pour déjà réviser et comme modifier, voire effacer la trace encore brûlante de cette rupture : de la même manière que je n’étais pas un révisionniste de la Constitution hier, je ne suis pas, déjà, un révisionniste de la révolution.
Reste que, dit radicalement, de dénouement il n’y en aura jamais, si par dénouement on entend un achèvement qui serait perfection, car il appartient aussi à l’action humaine, et singulièrement à l’action politique, de ne connaître jamais de dénouement, de fin ou terme. L’insurrection des 30 et 31 octobre n’est pas, et ne sera jamais la solution finale de l’"énigme" compaoréose (comme le disait Marx du communisme).

Au lendemain de l’insurrection il y a eu la guerre des terminologies. Insurrection pour certains, soulèvement populaire pour d’autres, alors qu’un troisième groupe préfère qu’on parle de révolution. Quelle est votre préférence ?

Avant de choisir il faut examiner. Je ramène ces distinctions à une principale qu’il faut à son tour analyser : la révolte et la révolution. Une insurrection, une émeute, un soulèvement ont en commun d’être des révoltes, des résistances collectives à un ordre, à un système. Elles ne sont pas toujours politiques, tout soulèvement, toute émeute ou insurrection n’est pas politique comme l’est la révolution au sens strict. Il y a des émeutes raciales (USA), des soulèvements ouvriers (mineurs en Afrique du Sud), des insurrections militaires (2011 au Burkina), qui n’ont pas pour but de renverser un ordre, un pouvoir politique. Seule la révolution a cet objectif et ce pouvoir d’abattre un pouvoir politique, sans être un simple coup d’Etat. Elle est changement soudain et brutal d’un ordre ancien en vue d’en instaurer un autre. Quelle soit hier communiste, ou pas (révolutions arabes). Il y a donc de la révolte dans toute révolution, mais toute révolte (insurrection, émeute, soulèvement) n’est pas une révolution.
Mais je dois faire remarquer deux choses : 1) l’idée de soulèvement populaire a aussi pu être évoquée pour nier la révolution burkinabè. Ce qui dérange certains contre-révolutionnaires, c’est qu’on dise que le soulèvement burkinabè a été "populaire". Ils préfèrent parler de "foule", par mépris, et non de " peuple" qui se serait soulevé. Ce faisant, ce n’est pas le peuple burkinabè qu’ils méprisent en vrai, mais leur propre intelligence : les foules on les trouve dans des stades de sport ou de spectacle par exemple, ou au marché, pas dans la rue ! Une foule est une masse d’individus, inerte dans son ensemble, sans mouvement, même si des individus en son sein s’agitent et hurlent. Une foule est pure quantité, chiffre et nombre, attroupement (les dictatures aiment les foules comme des troupeaux), un peuple est mouvement, action, une action qui consiste, même par quelques individus, à s’attaquer à un pouvoir, au pouvoir politique et à ses symboles visibles. Voyez, entre les stades remplis recto-verso sans intercalaires pour faire foule, et les villas et bâtiments brûlés recto-verso avec intercalaires et de bas en haut, parce que contaminés ou infectés par le pouvoir, il y a une différence, celle de la foule spectatrice docile, et le peuple révolté en action !
2) Il y a bel et bien eu une révolution au Burkina, si on ne réduit pas la révolution à ce qu’elle signifie pour le marxisme et le communisme. Et cela ne dépend en rien du succès ou de l’échec de l’après-Compaoré. Mieux, la révolution burkinabè a révolutionné même l’idée de révolution : c’est une révolution-éclair, relativement "propre" (25 morts, sans bouc-émissaires étrangers). Un des militants de la révolution égyptienne, l’intellectuel Alaa El Aswany, disait que la révolution n’est pas un match de football , c’est-à-dire chronométrée dans un espace de temps limité. Eh bien la révolution burkinabè qui s’est déroulée comme un match sans prolongation en est le démenti indirect et involontaire
La révolution burkinabè a aussi révolutionné l’idée de crise en Afrique : pas ethnique, ni religieuse pour une fois, sans machettes, sans humanitaires ni Croix Rouge... C’est peut-être même parce qu’elle dérange l’idée de révolution qu’elle dérange tout court, comme peut déranger un événement africain (non pas pour les seuls Africains, mais c’est l’événement même en terre africaine), car l’Afrique passe pour un sol sans événement, une contrée incapable d’événement. Un événement, tel que Kant le voyait dans la Révolution française de 1789, c’est un fait qui suscite de l’enthousiasme en dehors du lieu où il a lieu, dans la mesure où tout homme s’y reconnaît, au-delà des frontières. Une certaine contre-révolution veut déjà raturer et effacer cet événement africain, ce négro-miracle politique de la liberté et de la dignité, produit dans un "petit pays", et de surcroît l’un des pays les plus pauvres au monde et en Afrique.

Comment appréciez-vous la contribution de la presse à ces événements ?

N’oublions pas que la presse elle aussi s’est partagée et divisée en modificationnistes et pro alternance, puis en révolutionnaires et contre -révolutionnaires, et qu’elle n’est donc pas uniforme. Ce qui est regrettable et tout aussi inquiétant, c’est que cette non uniformité de la presse est tout autre chose que la sacro-sainte diversité démocratique, puisqu’il y avait une presse qui niait la démocratie au même titre que les hommes politiques ! L’actualité oblige : ailleurs des journalistes meurent sous des balles pour préserver la démocratie, pendant que chez nous leurs confrères, ou certains d’entre eux, étaient prêts à mourir pour tuer la démocratie, et ne trouvaient d’autre sens à leur liberté de journalistes que d’écrire contre la démocratie dans notre pays... Nous pouvons, à la faveur de la démocratie, nous opposer et nous différencier sur TOUT, sauf sur la démocratie et la république.
Évidemment, leFaso.net est à saluer, pour avoir favorisé la diffusion et la publicité des débats et des écrits dont les miens. Je dois saluer et remercier aussi Le Reporter et L’Evénement ou autre presse écrite qui ont pu faire quelque écho à certains de mes textes.
Les journalistes qui ont écrit contre l’alternance démocratique, donc contre la démocratie, se sont tiré une balle dans leur liberté d’expression, puisque c’est la démocratie seule qui garantit cette liberté. Je fais remarquer que c’est Le Reporter, qui était clairement contre la modification constitutionnelle, qui a aussi levé le lièvre Dieguemdé, exerçant ainsi la même liberté d’expression contre l’injustice du régime défait/défunt, et contre une faille de la transition révolutionnaire.
Une dernière chose cependant : la presse burkinabè devait se montrer beaucoup plus prudente dans les mises en scène des demandes de pardon par les ex-partis majoritaires. Elle a été utilisée malgré elle : ce n’est pas devant la presse qu’on demande ce genre de pardon !

Quel regard portez-vous sur la transition telle qu’elle est conduite ?

Comme je l’ai confié, je suis en fête depuis le 30 octobre 2014. Mais j’ai hâte que la transition se termine. Non absolument pas parce qu’elle serait globalement défaillante et fautive (elle l’a été sur certains points, et s’est reprise ou été vite reprise par le jugement populaire) ou même catastrophique comme beaucoup se complaisent à en faire leurs choux gras, mais parce que, d’une part, toute fête dis-je, en tant qu’état d’exception et de transgression, a une fin (une fête sans fin est un délire chaotique, une fin de monde)
D’autre part, parce que c’est après la transition que nous pourrons et allons mesurer l’impact de la révolution d’octobre sur la politique au Burkina Faso, sur les pratiques et mentalités, et sur la gestion de la chose publique après Blaise Compaoré. Je n’attends franchement pas de miracles de la transition, parce qu’elle ne peut pas en faire, nous sommes tous en droit d’attendre beaucoup de l’après-transition en revanche.
Et enfin, j’ai hâte que la transition se termine, parce qu’elle est aujourd’hui le prétexte pour beaucoup de se livrer à des animosités qui nous éloignent de ce pour quoi nous avons chassé l’ex président, à savoir la démocratie. Au nom, nous dit-on, d’une "vigilance" que je surnommerai insomniaque. Hier on nous cassait les tympans avec la fameuse "souveraineté du peuple", aujourd’hui j’ai bien peur que ce soit avec la "vigilance" qu’on nous endort, comme un somnifère lui-même...insomniaque.
Ce qui me gêne, en clair, ce n’est évidemment pas la vigilance en soi, ou la critique, mais cette vigilance qui elle-même manque de...vigilance ! Le slogan : "rien ne sera plus comme avant", je le comprends aussi comme : rien ne sera plus comme avant, y compris la critique, la résistance et la vigilance. La lutte continue certes, mais ce n’est pas la même lutte, ou c’est la même lutte pour la démocratie mais pas de la même manière qu’hier (hier c’était hier, aujourd’hui c’est aujourd’hui). Le combat aujourd’hui c’est celui de la construction et de la consolidation de la démocratie. C’est très exactement ce que le mot de l’Égyptien Alaa El Aswany voulait dire dans son esprit : la révolution n’est pas un match de football qui se termine après avoir commencé, en tant que changement c’est une construction de longue haleine (à l’image d’une pyramide sans doute).
Je voudrais rapidement faire une digression sur les demandes de pardon auxquelles je faisais allusion à l’instant. Nul ne demande pardon sans être sûr et certain qu’il va être pardonné. Précisément parce que la demande de pardon, comme toute demande, comme toute prière, s’adresse toujours à quelqu’un de bien identifié, ou à une institution reconnue et reconnaissable. Or le CDP et L’ADF-RDA, entre autres, ne se sont adressés à personne ni à aucune institution/instance (remarquez qu’ils n’ont pas attendu la mise en place d’une telle instance !). Les burkinabè auxquels pensent s’adresser vaguement ces partis pour se repentir, par presse interposée, ne sont personne en particulier, c’est tout le monde et personne, de sorte que leur demande est sans adresse, sans vis-à-vis, sans autrui, sans destinataire : comme un message jeté à la mer, ou dans le désert
Du coup ces partis ne peuvent pas s’assurer d’être pardonnés en vrai, car il n’y a personne pour leur répondre, si tant est qu’il s’agit d’une demande. Même Dieu ou son fils, dans les textes chrétiens, répond au pécheur qui lui demande le pardon : "va, tes péchés te sont pardonnés" ! Comment CDP et ADF-RDA pourront-ils jamais savoir, en demandant pardon sans adresse, et donc sans possibilité de réponse, qu’ils ont été pardonnés ou pas ? Et quelle certitude d’être pardonnés les a-t-il même incités à demander pardon ?
Une demande bien inutile (mieux valait garder le silence). Il eut été plus logique et surtout plus politique qu’ils s’en passent, et qu’ils attendent les urnes non pas d’hier, les leurs, mais celles d’après-hier de novembre 2015 à venir, pour deviner et déchiffrer si les burkinabè leur ont pardonné ou pas, soit en votant massivement pour ces partis, soit en fuyant leurs candidatures comme on fuit Ebola. La politique n’est pas la sphère du pardon à demander, parce que le peuple, sauf à être identifié comme institution ou instance, n’est pas une personne, un individu : en demandant ce pardon-là, de cette manière-là, ces partis politiques sortent de la sphère politique, aujourd’hui comme hier déjà, et demeurent sans le savoir dans la sphère personnelle, privée et intime du non politique, celui-là même qui les a conduits au désastre.

Quel devrait être le rôle des acteurs de la société civile dans le processus de transition ?

Ce qui fait d’abord question pour moi, ce ne sont pas les acteurs de la société civile et leur rôle, mais la société civile elle-même, la nôtre. Cette société civile c’est vous, moi, nous tous qui ne sommes pas l’État (selon une distinction qu’on trouve dans Hegel), et qui ne disposons pas du pouvoir politique. En ce sens, nous sommes tous des acteurs de la société civile qui devient la société tout court.
Mais votre question peut ne porter que sur le rôle politique des acteurs de la société civile qui sont des organisations pouvant, démocratie oblige, participer au fonctionnement des institutions politiques, et disposant d’un pouvoir de contre-pouvoir. Ce rôle politique me semble limité et pauvre s’il ne consiste qu’à affronter sans cesse le pouvoir politique, car alors, la société civile devient politisée, voire trop politisée, alors que par nature et en son sens hégélien elle est dépolitisée ou non politisée. Et même le rôle de régulateur de ses acteurs ou représentants est alors amoindri et affaibli, puisque cette régulation n’intervient que dans des situations politiques, ce qui confirme que la société civile est plus tournée vers la seule politique que vers la société elle-même
Je prends un exemple pour éclairer ma pensée : celui des jeunes, dont il est souvent question dans les discours. Ces jeunes sont toujours en réalité les seuls jeunes des villes, scolarisés (élèves, étudiants, jeunes diplômés) dont les mouvements et les organisations sont davantage tournés vers la contestation politique que vers les autres jeunes, plus nombreux du reste, des campagnes. Je me trompe peut-être, mais il me semble bien que la jeunesse burkinabè, citadine, n’est pas ouverte, dans ses mouvements et organisations (autres que les mouvements et organisations d’élèves et d’étudiants), est fermée à une partie non négligeable de la jeunesse avec laquelle elle devrait s’animer et animer la société.
Des jeunes citadins quittent davantage le Burkina pour des stages et des expériences de découverte en Europe, que des jeunes villageois n’ont la possibilité de découvrir et d’expérimenter la vie des jeunes citadins qui ne connaissent pas non plus la leur, alors que ces jeunes des campagnes et des petites villes ont de riches expériences de vie à raconter et à partager. Les jeunes ne s’ouvrent pas aux jeunes, pas à tous les jeunes du moins. Alors que ce sont les jeunes citadins scolarisés qui dirigeront le pays demain (ou peut-être déjà aujourd’hui) : que sauront-ils des vraies réalités du pays afin d’y prêter même attention a priori, et d’y répondre a fortiori ? Le sens de l’intérêt national et commun ne naît pas dans les seuls cahiers, il faut que la société civile (la jeunesse en particulier) s’ouvre à elle-même pour cultiver et s’approprier ce sens.
Nous vivons dans une certaine illusion : les hommes politiques que nous critiquons, à juste titre, ne sortent pas de nulle part mais de notre société et de ses tares. Ce sont nous tous qui les produisons. Voyez : c’est la société civile (et des jeunes qui plus est) qui, aujourd’hui, appelle encore des militaires à se présenter aux prochaines élections présidentielles ! Mais, après tout, il est vrai qu’aucun texte de loi actuel ne l’interdit ! Mais il y a décidément comme un désir burkinabè irrépressible du militaire, qui fait que nous appelons toujours les militaires au pouvoir pour ensuite, un jour, hurler au feu et au loup
Je parlais tout à l’heure de la vigilance insomniaque quand il s’agit de la seule politique : pourquoi, par exemple, ne dirait-on rien sur l’absence de vigilance et du sens des autres dans la circulation de tous les jours en ville ? Il serait souhaitable aussi que des organisations de jeunes, autres que le Balai Citoyen qui, justement, ne s’affronte pas qu’à la chose politique, mènent des campagnes de sensibilisation de la population sur les règles élémentaires de la circulation. Que les jeunes éduquent en quelque sorte leurs aînés et parents en leur faisant voir qu’une route n’est pas une propriété privée, et qu’on n’y circule pas comme si l’on était seul au monde. De la même manière qu’on ne gouverne pas un pays comme s’il n’appartenait qu’à soi.
Notre société est encore contaminée par bien d’autres égoïsmes, qu’on nomme vaguement "incivismes", par des corruptions entretenues comme des évidences et des passages obligés, comme des pratiques tout à fait "normales", elle se complaît dans bien de pharisianismes (hypocrisies) : les évêques du Burkina faisaient justement remarquer combien les références à la religion et à Dieu prolifèrent à la même vitesse et en même temps que ces égoïsmes et corruptions. Des politiciens s’enferment tous les jours dans des mosquées et églises pour prier Dieu mais dans leurs politiques tournent le dos aux valeurs de justice, d’égalité, d’intégrité, de bien commun...

Si vous aviez à décider de l’avenir du Burkina Faso, quelles seraient vos priorités ?

Vous me proposez là de la politique-fiction ! Comme je suis à la fois éloigné physiquement du Burkina et professionnellement de la pratique politique en général, en plus du fait que je n’aie pas d’ambitions politiques, je vais plutôt avancer quelques pistes de réflexion :
1) Faire le tour des ministères et services publics et en faire un état des lieux rigoureux et sans complaisance, une véritable inspection générale, qui ne soit pas une chasse à l’homme mais une chasse aux pratiques régressives et peu républicaines. Avec, si nécessaire, la coopération de la presse.
Car le régime Compaoré est balayé certes, mais il subsiste dans les services publics bon nombre des pratiques et comportements dont on lui a fait grief : il y a, en dehors et loin de la classe politique, et à même la société civile, des chasses jalousement gardées, de l’affairisme (le service public est par endroits utilisé pour faire de bien juteuses affaires), des monopoles, des veto (blocages et exclusions), des personnalisations/patrimonialisations de postes et de fonctions, etc, le tout au détriment des compétences dont la nation aurait pourtant grand besoin. Et tout ceci se passe au vu et au su de tous, de nous tous, c’est-à-dire de la même société civile dont je parlais à l’instant, et dont la vigilance devrait aussi, et enfin, se tourner sans complaisance ni honte vers elle-même, et pas uniquement toujours vers les seuls politiciens et la classe politique, du moins après la révolution d’octobre
2) Faire de la santé et de l’école (éducation et formation, pas de la simple alphabétisation) les deux priorités nationales. Le manque d’infrastructures et de moyens sanitaires pour la plus grande partie de la population est saisissant, en campagne bien sûr, mais aussi en ville : pas d’ambulances, pas de médicaments, ou des médicaments périmés vendus même en pharmacie (j’en ai été personnellement témoin, et ai contacté l’ordre des pharmaciens, qui a réagi promptement, quelques jours avant la révolution).
Pour l’enseignement en particulier, du primaire à l’université, il faut remotiver les jeunes, leur (re)donner l’envie d’apprendre et le goût des études, en faisant de l’ascenseur social une réalité (s’en sortir par l’école), et en instaurant une vraie égalité des chances dans les concours. Pas de concours sans égalité des chances. Le système actuel pousse à la paresse et au découragement scolaires et universitaires : à quoi bon l’école et l’université, si l’on peut réussir dans la vie en connaissant tel ou tel bien placé, et si l’absence d’égalité des chances ne récompense pas, à la fin, les efforts et sacrifices fournis ou consentis ! Que l’on ait les bras longs ou courts, à quoi servent l’école et l’université sans l’égalité des chances ? À rien, sauf à peut-être seulement savoir lire et écrire
3) Je suis de ceux qui pensent et disent qu’il nous faut une nouvelle Constitution qui prendrait en compte les changements récents et leurs enseignements. Cette nouvelle Constitution devra contenir et consigner deux choses en particulier : a/ nul parti politique qui ne ferait pas sien le principe de l’alternance démocratique transparente ne serait autorisé à prendre part à la vie politique du Burkina (pour nous épargner des débats délirants sur la démocratie à l’avenir). Que tout parti politique qui refuse le principe de l’alternance démocratique soit interdit : on ne participe pas à un jeu dont on refuse les règles !
b/ Nous devrons également écrire noir sur blanc dans notre loi fondamentale que la place de l’armée est dans les casernes, puisque beaucoup sont allergiques aux militaires (je fais remarquer que la Charte de la transition ne dit mot sur la place et le rôle de l’armée, alors même que la question de l’armée a suscité de vives réactions et passions !). Ce que nous ne voulons pas, et que nous redoutons comme menace et danger, nous devons, en tant que nation, le déclarer dans notre loi fondamentale pour le prévenir.
4) La menace du terrorisme n’est pas à prendre à la légère. Aujourd’hui nous bénéficions de la présence des forces spéciales et des drones français dans le Sahel et au Sahara, mais demain une autre majorité politique en France peut changer la donne et rapatrier les forces françaises : débaptisons le fameux RSP, redéfinissons ses fonctions (cela semble avoir été annoncé), mais gardons l’idée d’une armée d’élite qui ne se sauverait pas comme les armées malienne et nigériane face à des terroristes armés. Le seul fait d’avoir chassé Blaise Compaoré ne nous sera franchement d’aucun secours face au terrorisme armé et conquérant, si, galvanisés et enivrés par notre révolution, nous commettons l’erreur de confondre armée d’élite bien formée d’une démocratie et RSP de Blaise
5) Un détail curieux : les conseils des ministres les mercredis ou mardi me rappellent encore trop...Blaise (le tout "vigilance" ne l’a même pas remarqué !). Avec surtout ces nominations qui donnent l’air de la transparence alors que leurs raisons ne sont pas toujours transparentes. Et la nation tout entière est comme suspendue à ces nominations/élections tous les mercredis, plus curieuse de savoir QUI est nommé à tel poste que QU’EST-CE qu’il y a à faire à ce poste. On dirait la proclamation des résultats du Bac : qui est admis, qui est recalé ?!

C’était très utile, j’entends, au lendemain de la révolution, pour surveiller et contrôler les nominations comme cela a été fait, mais pour les mouvements et affectations régulières des fonctionnaires on peut se passer de cette propagande (les intéressés sont informés par leurs services) et cette mise en scène qui crée des attentes, des aigreurs, des impatiences (à quand mon tour ?!). Moi Président du Faso, je supprimerai les conseils des ministres les mercredis, et je supprimerai même leur forme de propagande ou de publicité. Inventons autre chose, innovons.
6) Enfin, moi Président du Faso, je créerai un ministère des burkinabè de la diaspora, ou des diasporas : pour une chasse aux compétences expatriées mais disponibles pour servir le Burkina.
(Voilà, cela fait beaucoup de priorités et de pistes finalement : j’espère bien, en toute modestie, que nos politiciens me "piqueront" volontiers une ou deux idées !)

À la fin de cet entretien, je formulerai mon vœu politique aux burkinabè pour 2015 en ces termes (c’est aussi un appel) : pour que notre révolution soit encore plus éclatante et légitime, nous devrons, dans les urnes, étriller et laminer nos adversaires que nous avons battus et balayés dans la rue. Ne laissons pas revenir par les urnes ce que nous avons chassé dans la rue, ou bien, sinon, nous sommes des vrais cons.

Entretien réalisé par Cyriaque Paré
Lefaso.net

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