Ismaël ou « le fils forcé » de Thomas Sankara
A la suite de Jeune Afrique (n°26841 du 17 au 23 juin) qui a révélé « le scoop », L’Observateur paalga (n°8155 du vendredi 22 au dimanche 24 juin) s’est fait le relais au niveau national pour apporter la « bonne nouvelle » aux Burkinabè. Thomas Sankara aurait eu un troisième fils issu d’une autre femme que celle que tout le monde connait (Mariam Sérémé Sankara). Il vit aux Etats-Unis et fait de la musique. Mais l’information a fait flop.
Si ce n’est pas de la manipulation, il s’agirait tout simplement d’une mauvaise méprise. Ismaël Sankara n’est pas le fils du président Thomas Sankara comme l’ont affirmé les deux confrères. L’intéressé l’a dit à un autre confrère (Bendré) qui a réalisé une interview avec lui au téléphone. « Je ne prétends pas être le fils de Thomas Sankara », clame-t-il. A sa suite, c’est son manager qui est monté au créneau pour démentir l’information distillée par Jeune Afrique et L’Observateur paalga. Il affirme sur sa page facebook que son artiste n’a jamais revendiqué être l’enfant du président Sankara. Ismaël reconnait simplement avoir dit sa fierté de porter le nom Sankara et qu’il souhaite « être un digne fils de Thomas Sankara » dans sa carrière. C’est tout ce qu’il aurait dit au journaliste de Jeune Afrique à Libreville au Gabon.
Celui-ci aurait alors mal interprété ses propos pour faire de lui dans son article « le fils naturel de Sankara ». Selon son manager, Ismaël serait aujourd’hui très perturbé par cette affaire. Il aurait déjà rédigé un rectificatif envoyé au magazine panafricain basé à Paris. Dans ce droit de réponse, il dément avoir dit au correspondant du journal à Libreville qu’il serait le fils du président Sankara et adresse ses excuses à la famille de ce dernier. Une consœur de Jeune Afrique nous confirme les contacts téléphoniques entre sa rédaction et Ismaël à propos du droit de réponse. Elle soutient que le jeune homme avait une attitude équivoque, et même par rapport au droit de réponse, il a laissé planer un doute sur son envoi. Par rapport au fond de l’affaire, notre source affirme qu’elle a lu avec étonnement l’article de son collègue. « Nous avons tous été surpris par l’information.
On est tombé des nues en lisant l’article », souligne-t-elle. Au sein de sa rédaction, beaucoup ne croient pas à cette histoire. « Ça pue », conclut notre consœur. Mais de quoi ? Est-ce du bidonnage du journaliste à la recherche du sensationnel ou de la manipulation ? Rien n’est à exclure à priori.
Une faute professionnelle du journaliste ?
Certains hommes de médias sont très friands de notoriété. L’ex journaliste vedette de la télévision française TF1, Patrick Poivre d’Arvor, avait falsifié l’interview du président cubain, Fidel Castro. A partir de l’interview d’un autre confrère, le journaliste français s’est mis en scène en train d’interroger le leader maximo. On a découvert par la suite la supercherie et cela a contribué davantage à la renommée de ce journaliste. Peu importe si c’est une mauvaise renommée, pourvu qu’on parle de lui. Et Fidel Castro est un « monstre médiatique » et tous les journalistes du monde entier rêvent de l’avoir en interview. Nous savons tous aussi comment le nom de Sankara cristallise les passions à travers l’Afrique, comment il est adulé. Ce n’est pas surprenant que beaucoup aient construit leur carrière autour du nom du président Sankara au Burkina comme ailleurs.
Ayant conscience de cette réalité, il se pourrait que le jeune journaliste veuille emprunter ce chemin facile de la célébrité. Il sera connu comme celui qui aurait révélé un scoop sur la vie cachée de Sankara, ce personnage emblématique dont la réputation d’intégrité a fait le tour du monde. Un membre de l’actuel gouvernement, universitaire de son état, nous affirmait qu’un chercheur belge lui a avoué avoir été admis comme chargé de recherche dans une université américaine grâce à son livre sur Sankara et la révolution burkinabè. Comme quoi, ce n’est pas seulement en Afrique qu’il y a la légende Sankara. Mais n’allons pas vite en besogne. Le journaliste peut avoir été trompé. Même si cela ne l’absout pas (parce qu’il ne s’est pas davantage documenté sur le sujet avant de publier son article), il peut avoir commis l’erreur de bonne foi. Dans ce cas, les soupçons de manipulation se reportent sur son interlocuteur.
Un artiste à la recherche de notoriété ?
Si on écarte la faute professionnelle du journaliste, on peut supposer la recherche de notoriété de l’artiste Ismaël Sankara. Portant le même nom que le président Sankara, il peut avoir construit cette histoire de parenté pour se faire connaitre. Un manager burkinabè nous confie l’avoir déjà rencontré en 2010 au Centre culturel français de Ouagadougou. Il lui avait demandé s’il était de la famille du président Sankara. A l’époque, sa réponse fut sans équivoque : négatif. Quand certains insistaient sur sa ressemblance avec « l’homme du 4 Août », il se contentait de dire que « les Sankara sont tous de la même famille ». Il disait néanmoins son admiration pour le capitaine Sankara et était fasciné par l’aura de l’homme dans les pays africains qu’il a déjà visités. Parti à Libreville pour enregistrer un album avec un artiste gabonais, il a de nouveau été frappé par la notoriété du nom qu’il porte auprès de certains habitants de la capitale gabonaise. A-t-il voulu profiter aussi de cette estime pour vendre son prochain album en inventant une filiation avec le président Sankara ?
Son manager nie cette hypothèse et veut privilégier l’erreur du journaliste qui a confondu « vouloir être le digne fils de Sankara et être le fils de Sankara ». Quid alors de l’histoire de leur départ du Burkina peu avant le coup d’Etat du 15 Octobre 1987 ? Et sa date de naissance située au 1er avril 1987 ? Le journaliste a-t-il inventé tous ces éléments ? Ce serait vraiment surprenant de la part d’un journaliste qui veut se faire une place dans sa rédaction. Sauf s’il participe à une entreprise de dénigrement orchestrée par certains milieux politiques. Et c’est la dernière hypothèse qui fait consensus dans le milieu sankariste et même dans l’opinion.
La manipulation politique du régime Compaoré ?
Cette affaire a surgi juste après l’adoption de la loi constitutionnelle accordant l’amnistie aux chefs d’Etat du Burkina, y compris l’actuel. Il s’en est suivi une levée de boucliers dans l’opinion, en témoignent les nombreuses réactions négatives sur la toile. Des émissions dans les médias ont également montré l’impopularité de cette loi vue comme la consécration de l’impunité. Les réactions indignées se sont focalisées sur l’impunité dont pourrait jouir le président Compaoré par rapport à l’affaire Sankara dont l’épilogue au niveau de la Cour de cassation était programmé pour le 28 juin (la partie plaignante a été déboutée). Selon les défenseurs de cette thèse, l’affaire Ismaël Sankara aurait été créée pour masquer « la forfaiture de la loi d’amnistie ».
C’est pour détourner l’opinion sur cette problématique. Le fait que ce soit L’Observateur Paalga qui relaie l’information de Jeune Afrique est vu comme la confirmation du complot parce que ce journal défend l’amnistie pour Blaise Compaoré. Il faut dire que le pouvoir en place a mauvaise réputation dans ce domaine. On se rappelle qu’après la tragédie du 15 Octobre 1987, des journalistes proches du pouvoir avaient inventé une mallette d’argent, plus de 80 millions, qu’on aurait retrouvée chez la famille Sankara. Une action judiciaire avait été envisagée contre la famille pour recel de deniers publics, mais l’idée a vite été abandonnée. On sait également la hargne avec laquelle durant 25 ans, on a tenté d’effacer les traces de Sankara dans l’espace public burkinabè. Cette entreprise de chape a amputé nos médias publics de l’essentiel de leurs archives sur la période révolutionnaire. C’est tout cela qui fonde nombre de Burkinabè à croire à une manipulation du pouvoir en place par rapport à cette histoire.
Abdoulaye Ly
MUTATIONS N. 11 de juillet 2012, Mensuel burkinabé paraissant chaque 1er du mois (contact : Mutations.bf@gmail.com)