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A la conférence de Paris, « l’Occident » et ses alliés du Golfe lancent une OPA sur la « Libye nouvelle »

Publié le lundi 5 septembre 2011 à 02h33min

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« Conférence de soutien à la Libye nouvelle - Paris - 1er septembre 2011 ». Sur la photo officielle, 62 personnalités posent pour la postérité. Autour des trois héros de l’affaire : Nicolas Sarkozy, président de la République française ; David Cameron, premier ministre anglais ; cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, émir du Qatar. Ce sont les « parrains » de la « Libye nouvelle ». 62 personnalités et peu d’Africains. Là-bas, au dernier rang, Jean Ping, président de la Commission de l’Union africaine. Au premier rang, aux côtés des représentants de l’Union européenne, Abdoulaye Wade, président du Sénégal, Idriss Déby Itno, président du Tchad (que l’on distingue à peine), et Ali Bongo Ondimba, président du Gabon. De l’autre côté, en boubou, Amadou Toumani Touré, président du Mali, et, en costume, Mohamed Ould Abdel Aziz, président de la Mauritanie, et Mahamadou Issoufou, président du Niger.

Il y a quelques semaines, le lundi 8 août 2011, à N’Djamena, à la cérémonie d’investiture de Déby, la Libye était représentée par Béchir Saleh Béchir, directeur de cabinet de Kadhafi, patron du fonds financier Libya Africa Portfolio Investment, « ovationné à son arrivée dans la salle de cérémonie », note un journal tchadien dans son compte rendu de l’événement. Ironie de l’histoire, il y a quelques jours, loin de N’Djamena et de Tripoli, en France, à Bourg-en-Bresse, dans le département de l’Ain, l’épouse de Béchir Saleh Béchir comparaissait devant le tribunal correctionnel pour « soumission de personnes vulnérables à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine » ainsi que pour « travail dissimulé » et « aide au séjour irrégulier et emploi d’étrangers démunis de titre de travail ».

Kafa Kachour Béchir a effectivement employé quatre Tanzaniens qui travaillaient « 18 heures sur 24 » contre une rémunération « quasiment inexistante ». Ce n’est qu’une anecdote ; mais l’illustration de la « complexité » de la relation de la Libye avec l’Afrique noire. J’allais écrire : « de la Libye de Kadhafi », mais je crains que la « Libye nouvelle » ne soit pas mieux disposée à l’égard des Africains non Arabes. J’ajoute que Béchir Saleh Béchir était le chef de la délégation libyenne reçue en audience, le jeudi 11 août 2011, par Mohamed Ould Abdel Aziz, qui dirigeait le panel de haut niveau de l’Union africaine chargé de la crise libyenne. Le président mauritanien avait alors proclamé qu’il excluait toute possibilité de reconnaissance du CNT parce qu’il devait rester impartial pour rechercher une solution de sortie de crise en Libye. On attend la solution !

A Paris, l’Afrique était donc largement sous-représentée pour assister au dépeçage de la « Libye libre » résultat, nous dit-on, d’une diplomatie « mettant la force au service de la protection de civils ». Les participants ont jonglé avec des monceaux de milliards de dollars appartenant à la Libye, aujourd’hui « gelés » mais que les banques « occidentales » ont fait fructifier pendant des décennies sans état d’âme, mais non sans toucher leur commission ; ils ont évoqué, aussi, la levée des sanctions contre les « entités » kadhafistes : banques, compagnies pétrolières, ports, etc. Il faut bien que le travail reprenne. L’Emir du Qatar, évoquant devant les journalistes le déplacement de Sarkozy et de Cameron à Tripoli, a souligné : « Je suis chez moi en Libye. Le président [Moustapha Abdeljalil, président du CNT] fait partie de la famille ».

Tout le monde est ravi. Cela a été une bonne affaire, vite menée, et a renforcé le copinage avec des gens intéressants, les émis du Golfe, des Arabes fréquentables. Du côté de l’Elysée et du 10 Downing Street, on a gommé de sa mémoire ce qu’est le comportement « démocratique » des uns et des autres. Ainsi, lorsque la contestation a, voici quelques mois, touché Bahreïn, monarchie pétrolière du golfe, le Qatar (par ailleurs allié privilégié de la Syrie) a participé, dans le cadre du Conseil de coopération du Golfe (CCG), au corps expéditionnaire qui, sous la conduite de l’Arabie saoudite, a rudement réprimé les manifestants. Paris 2011, c’est « Berlin 1885 », la même « ruée sur l’Afrique »*. On me rétorquera qu’il ne s’agit, là, que de la Libye ; et qu’il fallait bien, puisque le processus « révolutionnaire » avait été enclenché, le soutenir dès lors que, tout à coup, il était apparu aux yeux de tous (y compris de ses amis les chefs d’Etat africains) que Kadhafi n’était qu’un « dictateur ». Aussi légitime que soit cette insurrection, il faudra, pourtant, un jour, se pencher sérieusement sur le pourquoi et le comment de la rébellion de Benghazi après les manifestations de Tripoli au début de l’année 2011 ; et savoir qui « tirait les ficelles ».

On résume trop souvent cette guerre contre Kadhafi a sa dimension pétrolière ; c’est un aspect du problème mais pas le plus significatif. En matière d’hydrocarbures, la Libye n’a jamais eu les moyens technologiques de ses ambitions géopolitiques et elle a toujours dû recourir au savoir-faire des compagnies mondiales ; et le savoir-faire de celles-ci n’est pas que technologique : elles savent aussi négocier et bien négocier, y compris avec le « guide de la révolution » et son entourage. Pas de souci pour elles et pour eux. Washington (sans son armement et ses frappes initiales de missiles Tomahawks, la coalition n’aurait pas pu mener à bien son offensive), Londres et Paris ont, en fait, surfé sur les « révolutions arabes » et pris en compte la proximité de la Libye, de l’autre côte de la méditerranée ; ce qui n’a pas manqué de faciliter les opérations navales et aériennes (il est évidemment plus facile d’intervenir militairement en Libye qu’en Somalie ou au Yémen). Ils avaient l’opportunité de « dégager », en Afrique du Nord, un leader particulièrement incontrôlable et, du même coup, de montrer aux populations arabes que « l’Occident » s’alignait sur les peuples, pas sur leurs chefs.
Reste la finalité de l’opération.

A l’issue de la conférence de Paris, il a été dit qu’elle était l’illustration d’une nouvelle diplomatie « mettant la force au service de la protection des civils ». On peut le croire ; sauf qu’il est, de par le monde, des « civils » (en Palestine, dans l’Est de la RDC, en Syrie, en Birmanie, en Tchétchénie, etc.) qui doivent trouver le temps long. On peut craindre, surtout, que cette extrême réactivité « occidentale » à des situations dramatiques « tropicales » ne prenne pas en compte tous les aspects du problème. En « désafricanisant » le dossier libyen sans pour autant prendre en considération l’impact continental du « traitement militaire » de Kadhafi, on laisse penser aux Africains, une fois encore, que les problèmes de l’Afrique doivent se traiter sans eux. A ce sujet, Ali Bongo Ondimba dit : « Il faut être réaliste et pragmatique. Nous n’avons pas pu le faire, soit parce que nous n’étions pas d’accord, soit parce que nous n’en avions pas les moyens […] Personne ne nous a empêchés d’intervenir, c’est nous qui avons échoué.

Il a bien fallu, une fois ce constat dressé, travailler avec ceux qui avaient la capacité d’empêcher que le pire ne se produise » (entretien avec Marwane Ben Yahmed, Jeune Afrique du 28 août 2011). On peut le croire. Et espérer que, rentrés chez eux, les chefs d’Etat africains présents à la conférence de Paris, et les autres, s’attelleront à changer la donne. L’échec permanent ne saurait être une excuse valable. Sauf à penser que si Kadhafi a perduré si longtemps, c’est qu’il arrangeait bien l’Afrique. Et le Reste du Monde.

* Isabelle Hanne, dans Libération (23 février 2011), rendant compte du docu-fiction de Joël Calmettes (« Berlin 1885, la ruée sur l’Afrique »), écrivait : « Excepté une grande carte du continent, on est très loin de l’Afrique. Sous les lustres, les lambris et les dorures du palais du chancelier Bismarck, à Berlin, elle est pourtant l’objet de toutes les convoitises. Sans y avoir jamais mis les pieds pour la plupart, ni donner la parole à aucun Africain, les représentants des grandes puissances d’Europe, ainsi que les Etats-Unis et l’Empire Ottoman, vont décider, d’octobre 1884 à février 1885, du destin d’un territoire vaste de 30 millions de km². Avec comme seule vision pour l’Afrique, celle circonscrite par leurs propres intérêts ».

Jean-Pierre Béjot

La Dépêche Diplomatique

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