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Éducation et instruction chez Condorcet

Publié le vendredi 15 novembre 2019 à 15h29min

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Éducation et instruction chez Condorcet

Condorcet distingue l’instruction de l’éducation parce qu’il n’appartient pas à la République de transmettre des opinions, des croyances de diverses natures. La République est laïque, elle doit instruire ses citoyens pour les émanciper, développer leur sens de la responsabilité. L’instruction est la condition fondamentale de la liberté des citoyens et le moyen pour éviter toute forme de dictature dans l’État.
Mots-clés : Éducation, instruction, laïcité, république

Introduction

Condorcet, philosophe, mathématicien, économiste et homme politique du XVIIIe siècle distingue l’éducation de l’instruction. S’il arrive couramment que l’on confonde ou identifie les deux termes c’est-à-dire l’éducation et l’instruction, chez Condorcet cette distinction a un sens profond qui est la séparation de la vie privée de la vie publique dans l’État. L’éducation est du domaine de la vie privée et l’instruction revient à l’État. Qu’est ce qui justifie cette distinction chez Condorcet ? Est-ce qu’à dire que l’État n’a pas un droit de regard sur la vie privée des citoyens ? Quels sont les enjeux de cette distinction ? Notre analyse comportera deux axes. Le premier axe traitera du sens de l’instruction chez Condorcet. Le deuxième analysera le désengagement de la République de l’éducation chez Condorcet

I. Le sens de l’instruction chez Condorcet

Chez Condorcet, la distinction de l’instruction de l’éducation se fonde sur le principe de la laïcité. La première relève des prérogatives de l’État et la deuxième revient aux familles. Pour le philosophe, instruire le citoyen est un devoir de l’État républicain à qui il appartient de former des citoyens éclairés. L’instruction s’inscrit à la fois dans l’ordre de savoir qui est de faire accéder tous les citoyens aux lumières, à la science et dans l’ordre politique qui pose le problème de la citoyenneté responsable. Condorcet institue l’École comme un organe de la République et pense que la liberté est une utopie dans un État où les citoyens ne sont pas instruits, éclairés. Faire de la liberté un droit n’est pas suffisant pour garantir sa jouissance effective par tous, encore faut-il instruire tous les citoyens à la compréhension de la vie de l’État, du sens de la liberté comme l’écrit Condorcet (1994, p.62) « L’inégalité d’instruction est une des principales sources de tyrannie ».

Dans la perspective de Condorcet, le sens du bien public chez les citoyens dépend beaucoup plus de l’instruction dont ils bénéficieront. Sans instruction, il est difficile d’avoir des citoyens autonomes dans leurs pensées, leurs jugements. Des citoyens non instruits deviennent leur propre tyran en se fiant, en se soumettant au jugement, à l’autorité d’autrui, de ceux qui sont instruits. Ils cessent d’être un peuple souverain. Lorsque dans l’État, il existe des citoyens instruits et ceux qui ne le sont, la tyrannie s’installe. Pour ce faire, sous un angle philosophique l’instruction participe à la fondation de la République et contribue fondamentalement à son fonctionnement comme le soulignent C. Coutel et C. Kintzler dans leur présentation des Cinq mémoires sur l’instruction publiques de Condorcet (1994, p. 18) : « L’instruction apparaît donc à la fois comme une condition de possibilité de la république et comme un de ses organes. Philosophiquement, elle participe de sa fondation ; institutionnellement, elle contribue à son fonctionnement ».

Chez Condorcet, l’instruction permet le perfectionnement de l’espèce humaine et est la condition fondamentale du progrès de l’humanité. Et le progrès de l’humanité rendra le monde moralement meilleur et garantira le bonheur de l’humanité. En ce sens, il écrit (1994, p.68) : « C’est donc encore un véritable devoir de favoriser la découverte des vérités spéculatives, comme l’unique moyen de porter successivement l’espèce humaine aux divers degrés de perfection, et par conséquent de bonheur ». L’instruction permet à chaque citoyen de se défaire des opinions, des préjugés reçus de son éducation. Autrement dit, l’instruction prévient et empêche l’endoctrinement des citoyens. Pour le philosophe, confier la législation des lois à un groupe de gens spécialisés en la matière est un véritable obstacle à la liberté de tous.

L’objectif fondamental de l’instruction est de former le jugement critique des citoyens afin qu’ils puissent soumettre à un examen critique les opinions qu’ils ont reçues de leur éducation. C’est pourquoi, l’instruction ne peut être confiée à une corporation car elle donnera une instruction qui lui est favorable, qui correspond et dépend ses propres valeurs et non celles de la République : « La puissance publique doit donc éviter surtout de confier l’instruction à des corps enseignants qui se recrutent par eux-mêmes » écrit Condorcet (1994, p.88). L’instruction dans la République sera confiée à une instance scientifique qui n’a pas des intérêts propres à elle, qui est acquise uniquement à la cause de l’instruction publique d’où la création de la Société nationale des sciences et des arts chez Condorcet.

Le contenu de l’instruction portera sur des savoirs élémentaires, « Les savoirs élémentaires rendent possible la formation d’une raison commune tout en préservant la diversité des talents » écrit E. Prairat (2009, p.60). En liant l’instruction, liberté et République, Condorcet traduit ainsi « l’héritage des Lumières (…) en propositions pédagogiques mais aussi politiques et constitutionnelles précises. L’institution du citoyen se fait constitution républicaine » écrit C. Coutel (2015, p.09).

Dans la République de Condorcet, l’instruction est commune aux femmes et aux hommes, les deux sexes bénéficieront de la même instruction. Une distinction entre les deux sexes en matière d’instruction est contraire au principe d’égalité défendu par la République. Condorcet (1994, p.100) se démarque ainsi de ces contemporains comme Jean-Jacques Rousseau qui refusaient de soumettre le sexe féminin et le sexe masculin à la même instruction parce qu’ils pensent qu’une femme qui bénéficie d’une instruction très poussée et approfondie est un fléau pour la société.

II. Le désengagement de la République de l’éducation chez Condorcet

Chez Condorcet, l’éducation est du domaine des familles car elle relève de la vie privée. Il ne revient pas à l’État de déposséder les familles de leur droit d’éduquer leurs enfants, leur progéniture. En ce sens, il écrit (1994, p.87) : « Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation ». Le désengagement de l’État de l’éducation pour la laisser entre les mains des familles répond au principe de la laïcité de la République. Justement, si l’État s’approprie l’éducation en plus de l’instruction, elle empiète sur les droits des parents car l’instruction repose sur des connaissances universelles qui garantissent l’unité sociale et consolide le lien social et l’éducation sur des opinions. L’école républicaine qui a pour objectif de former le jugement critique des citoyens, d’éveiller leur conscience à la vie et à la responsabilité citoyenne ne peut s’approprier l’éducation au risque d’introduire et de véhiculer des opinions susceptibles de faire des esclaves. L’enjeu de l’école pour la République qui justifie le désengagement de l’État de l’éducation est ainsi exprimé par E. Prairat (2009, pp. 56-57) :
Si l’école est là pour perpétuer l’idéal républicain, la république doit, en retour, préserver l’école. La république et l’école sont liées, elles se conditionnent mutuellement tout en étant distinctes et autonomes. C’est de cette implication réciproque –qui fait de l’école à la fois une émanation et une condition de possibilité de la république –qu’il faut déduire les caractéristiques de l’espace scolaire

Pour Condorcet, si l’instruction émancipe en revanche l’éducation institue un conformisme par la transmission des valeurs religieuses, politiques, morales prévalentes. C’est pourquoi, laisser l’éducation entre les mains de l’État ne peut que porter préjudice au principe de la laïcité qui garantit le vivre-ensemble en société. En effet, la laïcité est une condition essentielle de la survie de la République en ce sens qu’elle évite qu’elle ne s’éclate en des groupes de pressions opposées qui engendreront des fractures sociales. La laïcité implique que le modèle de l’institution scolaire ne doit être pris chez aucun groupe social et elle doit être indépendante de toute autorité politique comme le souligne Condorcet (1998, p.274) : « L’égalité d’instruction que l’’on peut espérer d’atteindre, mais qui doit suffire, est celle qui exclut toute dépendance ou forcée, ou volontaire ». L’indépendance de l’école de l’autorité politique vise à éviter que le pouvoir ne transmette ses propres valeurs et empêcher l’école d’enseigner des valeurs universelles. La laïcité n’implique pas chez Condorcet le monopole de l’État sur le système éducatif tout citoyen instruit est autorisé à ouvrir une école.

Conclusion

En somme, Condorcet pose les conditions de la construction d’une République libre où tous les citoyens ont les mêmes et peuvent en jouir parce qu’ils ont tous bénéficié de l’instruction. La République doit être respectueuse de la vie privée des citoyens, c’est pourquoi l’éducation demeure le domaine réservé aux familles. La conception pédagogique du philosophe s’inscrit dans la perspective de la philosophie des Lumières qui a pour vocation l’émancipation de l’être humain.

BONANÉ Rodrigue Paulin,
Chargé de recherche en philosophie de l’éducation,
Institut des Sciences des Sociétés (INSS) du Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST) – Ouagadougou, Burkina Faso
Mail : rodbonane@yahoo.fr

SOME/SOMDA Minimalo Alice
Chargée de recherche,
Institut des Sciences des Sociétés (INSS) du Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST) – Ouagadougou, Burkina Faso
Mail : alicesomda14@gmail.com

Bibliographique

CONDORCET, 1994, Cinq mémoires sur l’instruction publiques, Paris, GF. Flammarion,
COUTEL Charles, 2015, Condorcet. Instituer le citoyen, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun »
COUTEL Charles et KINTZLER Catherine, 1994, Présentation des cinq mémoires sur l’instruction publiques de Condorcet, Paris, GF. Flammarion,
CONDORCET, 1998, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Fragment sur l’Atlantide, Paris, GF, Flammarion,
PRAIRAT Eirick, 2009, De la déontologie enseignante. Valeurs et bonnes pratiques, 1è éd. Paris, PUF, coll. « Quadrige »

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