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Les fondements idéologiques de la révolution sankariste

Publié le mardi 17 octobre 2017 à 15h09min

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Les fondements idéologiques de la révolution sankariste

Dans un ouvrage à paraître bientôt et qui porte sur la "Politique étrangère de Thomas Sankara", le diplomate Doulaye Corentin Ki, Ambassadeur à la retraite, revient sur les fondements idéologiques de la révolution sankariste. Nous vous proposons, en avant-première, un extrait de ce livre qui apportera sans nul doute un éclairage nouveau sur l’action diplomatique du Conseil National de la Révolution.

1. Une Révolution nationaliste

Les jeunes militaires qui prennent le pouvoir le 4 août 1983 sont d’abord des nationalistes. On aurait pu leur attribuer le slogan « Burkina d’abord ». Ce nationalisme, bien sur, n’a rien à voir avec le débat byzantin qui s’est engagé entre révolutionnaires burkinabè sur l’étape de la révolution qu’ils veulaient mener au Burkina (des discussions, qui remontent aux époques des scissions URSS, Chine, Albanie ont fait apprécier différemment l’étape actuelle de la révolution. Elle était « nationale, démocratique et populaire » selon les uns, tout simplement « démocratique et populaire » selon les autres).

Il s’agit bien sur du combat nationaliste qui s’est imposé en Afrique depuis l’ère coloniale et qui porte en lui les fruits de la libération politique, économique et culturelle. On se rappellera à cet égard les références connues et qui sont nombreuses allant de Patrice Lumumba à Nelson Mandela en passant par Kwamé N’krumah, Sékou Touré, Amilcar Cabral, Agostino Neto etc. C’est donc une idée et même un comportement porteur de changement, de libération et d’émancipation. Le nationalisme ici équivaut donc à la lutte pour l’indépendance et la libération des griffes du néo-colonialisme et de l’impérialisme afin de conquérir la liberté dans tous les domaines. Selon Jean Ziegler (Main basse sur l’Afrique, Paris, Seuil 1978), en Afrique, « l’idée nationale est porteuse de dignité, d’intelligence du monde, d’identité alternative ; elle est force de résistance, instrument de libération ». Le nationalisme va jusqu’au rejet des stéréotypes extérieurs. Ainsi, quand on demande quel est le modèle de révolution suivi par le pouvoir burkinabè, les réponses sont claires. Elle réside d’abord dans le slogan même de la révolution : « la patrie ou la mort nous vaincrons » qui résonne comme un chant de guerre pour la libération du Burkina. Il est écrit aussi quelque part que « la révolution burkinabè est purement et simplement burkinabè et n’a aucune autre nature. Ceux qui la voient « made in Libye » ou « made in Cuba » ou « made in Corée du Nord » ou « made in URSS » se trompent grossièrement. Elle est seulement l’œuvre des burkinabè, pour des burkinabè qui aspirent à plus de liberté et à une société juste où chaque burkinabè aura sa place au soleil » (BAMOUNI, Babou Paulin : Burkina Faso, Processus de la Révolution, l’Harmattan, 1986) Même la Déclaration du 4 aout 1983 est très spécifique : « la raison fondamentale et l’objectif du CNR, c’est la défense des intérêts du peuple voltaïque, la réalisation de ses profondes aspirations à la liberté, à l’indépendance véritable et au progrès économique et social » (KAKUNZI, David : Oser inventer l’avenir : la parole de Sankara, Pathfinder et l’Harmattan, 1988). Quant au DOP, il dit clairement que la « révolution a pour premier objectif de faire passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie voltaïque alliée à l’impérialisme, aux mains de l’alliance des classes populaires constituant le peuple ». Mais le nationalisme poussé à l’extrême a ses propres dangers. Il a abouti à des déviations droitières en Europe. Le slogan bien connu « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » guette aussi la notion nationaliste et peut engendrer des affrontements avec les voisins. Alors, nationalisme oui, mais pas trop, comme pour paraphraser le Président Mitterand.

2. Une Révolution anti-impérialiste

Les militaires qui prennent le pouvoir le 4 août 1983 ne sont pas des néophytes en politique. Ils ont milité dans des organisations qui peuplent le microcosme gauchiste burkinabè. En effet, depuis l’indépendance du pays, de nombreuses organisations politiques ou estudiantines, qui travaillent dans la ligne politique de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) ont la conviction que seul l’application et la mise en œuvre des principes marxistes-léninistes ou à tout le moins anti-impérialistes peut sortir le Burkina Faso de son état de néo-colonie et donc de relais de l’impérialisme international.

Le PAI, le plus ancien de ces partis existe depuis 1963 mais fonctionne d’abord dans la clandestinité. Pour populariser ses idées, il crée en 1973 un mouvement de masse, la LIPAD, chargée de faire de l’agitation politique à tous les niveaux et notamment à celui des étudiants et des syndicats. Pendant longtemps, des syndicats comme le SUVESS et une Centrale comme la CSV seront sous son influence. Les régimes libéraux de Maurice Yaméogo, Lamizana et Saye Zerbo seront leurs cibles préférées, l’objectif étant d’attaquer ces régimes à la racine et de les amener à une situation de « pourrissement intégral » afin de les discréditer aux yeux du peuple. En favorisant l’émergence des régimes militaires, le PAI avait sans doute l’espoir de miner petit à petit, la base des régimes bourgeois qu’ils soient civils ou militaires. Ce faisant, il se mettait dans une perspective putschiste que n’a cessé de dénoncer un autre parti marxiste, le PCRV.

Tout aussi clandestin que l’était le PAI avant l’arrivée du CNR au pouvoir, le PCRV, fondé en 1978, vient directement des scissions qui ont toujours miné le communisme voltaïque que ce soit au niveau étudiant ou au niveau des partis qui militaient sur le terrain et dont les choix idéologiques suivaient de près les dissidences au niveau de la FEANF à Paris qui, elle-même était profondément miné par l’état des relations entre l’URSS et la Chine ou entre cette dernière et l’Albanie.

Bien qu’étant anti-putschiste dans son idéologie, le PCRV a lui aussi contribué à saper la base des régimes libéraux qui se sont succédés au Burkina Faso. Cependant, contrairement au PAI, le PCRV ne verra aucune différence entre le coup d’état du CNR et les autres coups d’état qui l’ont précédé. Telle ne sera pas la position de nombreuses autres organisations communistes burkinabè qui montrèrent un opportunisme étonnant à l’arrivée du CNR au pouvoir. Ainsi, l’Union des luttes communistes (ULC), qui s’était sabordée en 1981 par crainte de représailles par le pouvoir du CMRPN, se recrée officiellement après le coup d’état du 4 août 1983 sous l’appellation de ULC-R (pour reconstruite) pour soutenir « l’insurrection populaire ». Ses principaux dirigeants seront de toutes les intrigues du régime révolutionnaire.
Mais l’ULC éclatera à son tour au gré des intérêts individuels à défendre. On verra alors surgir de nombreux autres partis tels que l’UCB, le GCB, l’ULC-la Flamme, dont le plus grand dénominateur commun est la lettre « C » - pour communiste – qui existe dans leurs sigles.

Or, au niveau des casernes, les idées politiques bouillonnaient depuis quelque temps déjà ou même depuis l’indépendance. En effet, l’agitation communiste n’a pas épargné les casernes où de jeunes militaires sont conquis par l’idée révolutionnaire. Cette prise de conscience des jeunes militaires a sans doute commencé dans les prytanées militaires par la grâce de quelques professeurs acquis aux idées de gauche. Elle s’est poursuivie probablement dans les échanges d’idées entre étudiants soit au Burkina soit à l’étranger et a trouvé un terreau favorable. En effet, le Burkina Faso avait expérimenté toutes les formes de régimes bourgeois et rien ne semblait avancer pour le décollage politique et économique du pays. Au contraire, les querelles de personnes, comme celles observées sous les deuxième et troisième républiques donnaient l’impression que les hommes politiques ne pouvaient pas voir plus loin que leurs nombrils.

Par ailleurs, en voyageant, les intellectuels civils ou militaires expérimenteront souvent le poids du mépris pour le « voltaïque » et absorberont souvent la honte d’être nés dans un pays maudit ou abandonné des dieux. Ces sentiments de frustration se cristalliseront peu à peu chez les jeunes capitaines qui n’excusent pas leurs ainés de faire partie de cette gangrène mafieuse et affairiste. Les circonstances et le hasard des rencontres feront sans doute le reste pour ancrer dans l’idée des jeunes militaires que le mal qui ronge ce pays n’était pas seulement interne, mais participait d’un système mondial d’exploitation des pays du Tiers monde et particulièrement le Burkina Faso et qu’il fallait expérimenter une autre politique pour extirper ce mal profond qu’est l’impérialisme.

En effet, pour les responsables du CNR, l’impérialisme est le mal suprême. Bien qu’il n’ait jamais été clairement défini par Thomas Sankara, on sent chez lui, dans ses discours, sa haine contre cet hydre monstrueux et invisible dont il est plus facile de décrire les manifestations que sa substance même. La signification idéologique du concept semble simple si l’on se réfère aux écrits des auteurs marxistes et particulièrement Lénine, considéré comme le grand théoricien de l’impérialisme. Mais on sait qu’il l’a lui-même puisé chez Hobson et Rosa Luxembourg (L’Accumulation du capital) ainsi que dans les thèses de Boukharine.

Tous les étudiants en Sciences politique connaissent donc son livre de vulgarisation : « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme » où il donne la définition des mécanismes de l’impérialisme ainsi qu’il suit : 1) Concentration de la production et du capital parvenu à un degré de développement si élevé qu’elle a créé des monopoles. 2) Fusion du capital bancaire et du capital industriel et création à partir de ce capital financier d’une oligarchie financière. 3) Exportation des capitaux. 4) Formation d’une union internationale capitaliste se partageant le monde. 5) Achèvement du partage territorial du globe par les puissances capitalistes. Ainsi donc, l’exportation du capital qui caractérise le stade monopoliste du capitalisme, crée l’impérialisme et le système impérialiste.

Très rapidement, les colonies, qu’elles soient indépendantes ou pas, deviennent la « périphérie » d’un « centre » qui se trouve ailleurs, notamment en Europe et en Amérique du Nord et qui essaie de contrôler la périphérie à son profit dans tous les domaines (cette théorie a été bien développée par le Professeur Samir Amin : « le développement inégal – 1973 – Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique » Paris Ed. de Minuit 1973). La théorie repose sur le constat que « les périphéries fournissent des matières premières et des produits agricoles de consommation dans le cadre d’un échange inégal ». Pour s’en sortir, les pays du Tiers Monde doivent mettre en œuvre une politique de développement autocentré.

Mais finalement peut-être est-ce bien le petit Larousse qui donne une définition plus digérable du mot ? Pour lui, c’est la « domination militaire, économique, culturelle etc. d’un Etat ou d’un groupe d’Etats sur un autre Etat ou groupe d’Etats » (Petit Larousse 2008 page 522). Quoi qu’il en soit, ce fut heureux que le Président Thomas Sankara n’ait pas essayé de se perdre dans des explications alambiquées sur la notion. Cela aurait vraiment gâché le plaisir du peuple. Dans le premier discours qu’il fit devant ses militants, alors qu’il n’était encore que premier ministre du CSP, il a longuement et violemment attaqué l’impérialisme qu’il a pêle-mêle assimilé au néo-colonialisme et à toute forme de domination.

En effet, après avoir pointé du doigt les ennemis intérieurs du peuple, il affirme que « l’ennemi extérieur, c’est-à-dire l’impérialisme, c’est à dire le néo-colonialisme tente de semer la confusion au sein du peuple voltaïque…L’impérialisme est un mauvais élève ; il n’a jamais tiré la leçon de ses échecs…Il est là-bas en Afrique du Sud en train d’égorger les africains ; l’impérialisme est là-bas au Moyen-Orient en train d’écraser les peuples arabes : c’est le sionisme. L’impérialisme est partout. Et à travers sa culture qu’il répand à travers ses fausses informations (là, Sankara se refert à des écrits de la presse occidentale), il nous amène à penser comme lui, il nous amène à nous soumettre à lui… » (discours du 26 mars 1983).

L’impérialisme est donc comme un corps vivant, une hydre qui se déplace : « quand l’impérialisme viendra ici, nous l’enterrerons…Ouagadougou sera la « bolibana » (litt : la course est fini ; le bout du chemin en langue dioula) de l’impérialisme, c’est-à-dire la fin de sa route (discours du 26 mars 1983)

Dans le DOP, l’impérialisme est plus clairement identifié au « néocolonialisme français ». En effet, le DOP qualifie la période qui va de l’indépendance à l’avènement du CNR comme « étant 23 années de domination et d’exploitation impérialistes ». En définitive, l’impérialisme dont parlent les révolutionnaires d’août s’apparente au néo-colonialisme politique, économique, culturel qui pèse sur le Burkina Faso et qui l’empêche de se développer. Pour le bon peuple burkinabè des campagnes, l’impérialisme, « c’est le mauvais blanc » (au début de la révolution, une peinture d’un artiste montre le « mauvais blanc » passé au lance-flamme de la révolution).

La lutte consistera donc pour le CNR à libérer le peuple burkinabè de tous ces jougs en tuant le système politique ancien, en créant une économie indépendante, en instaurant une culture réellement nationale ; en un mot comme en cent : il fallait changer les rapports de domination. Mais cette œuvre devait nécessiter une réflexion plus approfondie que ce qui fut fait. Sous la poussée des idéologues de tous bords, le CNR divisa hâtivement le pays en deux : le peuple et les ennemis du peuple. Et ceci va grandement compliquer sa tâche. La façon dont fut classée par exemple la chefferie traditionnelle burkinabè n’avait pas obéi à une analyse approfondie de cette institution qui n’avait rien de monolithique tant la notion elle-même est diverse au Burkina. La prise de position est d’ailleurs étonnante lorsqu’on lit l’interview que Thomas Sankara accorda à Bruno Jaffré alors qu’il était en résidence surveillée à Dédougou : « Est taxé d’ennemi du peuple celui qui a détourné de l’argent : les fonctionnaires véreux, les militaires pourris, les intellectuels qui affectionnent l’obscurantisme, les mauvais chefs coutumiers. « On ne remet pas en cause la chefferie traditionnelle. Le bon chef est celui qui fait construire une école dans son village, le mauvais, c’est celui qui négocie des fonds avec une organisation internationale et qui garde l’argent pour lui. Des chefs bâtissent leur campagne sur un semblant de programmes : construction de puits, d’écoles, qui organisent la jeunesse. « Il faut composer avec la chefferie et pendant très longtemps. Peut-on dire dans une organisation que la féodalité sera toujours l’ennemi alors que dans la pratique cela ne sert à rien de s’y attaquer quand des millions y croient ». (interview de Thomas Sankara en juillet 1983 par Bruno Jaffré in « Biographie de Thomas Sankara », l’Harmattan, 2007)

Mais il est clair que la lutte idéologique à l’intérieur du CNR lui-même occasionnait quelquefois des fuites en avant. En somme, il y avait une course pour savoir qui était le plus révolutionnaire et alors, la révolution se transformait en course de vitesse au lieu de la course de fond qu’elle était supposée être. Dès lors, la révolution ne pouvait travailler qu’avec ce qu’elle avait : la frange la plus marginalisé de la population qui pouvait enfin prendre sa revanche sur la « bourgeoisie ». Basile Guissou, qu’on ne peut suspecter d’être anti-révolutionnaire écrit : « enfin, pour les chefferies traditionnelles, seule la méconnaissance des causes profondes des « dérapages révolutionnaires » peut éviter de concevoir que c’est maintenant seulement que le pays arrive à assumer son passé.

Les pouvoirs traditionnels restent incontournables, quelque soit le jugement qu’on peut porter sur leur place et leur rôle. L’attitude des masses, même dans les périodes les plus chaudes de l’effervescence révolutionnaire, l’a enseigné à tous. Vis-à-vis de ces forces taxées de « réactionnaires féodales », l’expérience vécue de la révolution a imposé d’entrer dans les nuances. Après avoir rêvé de faire « du passé table rase », les révolutionnaires ont modernisé en fait le passé. Si les chefferies traditionnelles ont pu résister à la bourrasque révolutionnaire, cela veut simplement dire qu’elles sont une réalité encore suffisamment enracinée pour être sérieusement prise en compte.
« Dans les campagnes, face aux discours incendiaires des débuts de la Révolution, les « familles régnantes » ont répondu par une admirable infiltration des comités de défense de la révolution (CDR). Elles y ont fait élire frères, sœurs, cousines, filles et fils de chefs comme responsables et le tour était joué. Les mots d’ordre venus de la capitale pour réaliser écoles, dispensaires, retenues d’eau, pépinières et bosquets villageois de reboisement étaient exécutés à la lettre avec un zèle exemplaire. La nuit venue, les brigades veillaient sagement leurs parents « féodaux » (Guissou, Basile : Burkina Faso, un espoir en Afrique ; l’Harmattan, 1995). Gageons que si Basile Guissou avait exprimé ses vérités sous la révolution, ses adversaires au sein du système n’aurait pas manqué de lui attribuer un ou plusieurs de ces termes qu’eux seuls ont le génie d’inventer : déviationniste de droite, néo-féodal, collaboration de classe etc…

3. Une Révolution de libération nationale

Les intentions exprimées par la révolution sont claires : il faut briser le néo-colonialisme en libérant politiquement, économiquement et culturellement le peuple burkinabè. Ces intentions sont clairement exprimées dans le Discours d’Orientations Politiques (DOP).

i) La libération politique L’instrument politique par excellence du CNR est le « Comité de défense de la révolution » (CDR) par lequel il entend libérer le peuple burkinabè de l’emprise de la bourgeoisie et de la féodalité et peut-être aussi un peu des partis politiques communistes traditionnels qui se disputent ses faveurs. Le jour de sa prise de pouvoir le 4 août 1983, le CNR a en effet appelé le peuple à « constituer partout des Comités de défense de la Révolution ». Le rôle de cette nouvelle structure est précisé dans le DOP, la bible des révolutionnaires : « les CDR sont les représentants du pouvoir révolutionnaire dans les villages, les quartiers des villes, des lieux de travail. Les CDR constituent l’organisation authentique du peuple dans l’exercice du pouvoir révolutionnaire. Leur mission première est l’organisation du peuple voltaïque tout entier en vue de l’engager dans le combat révolutionnaire. Pour ce faire, les CDR doivent être des écoles de formation politique…

L’idée première poursuivie avec la création des CDR consiste en la démocratisation du pouvoir, les CDR devenant ainsi des organes par lesquels le peuple exerce le pouvoir local ».

Cet exercice du pouvoir par une nouvelle structure créée de toute pièce par des éléments généralement sans formation politique et idéologique allait être le fer de lance de la Révolution mais aussi un de ses talons d’achille. Certes, les CDR introduiront le pouvoir révolutionnaire jusque dans le moindre village, mais, par de nombreuses exactions commises, ils présenteront dans maints endroits, le mauvais visage de la révolution, celui d’un pouvoir de mauvais garçons qui veulent prendre leur revanche sur l’histoire et sur les anciens tenants du pouvoir. Pour le CNR, libération politique signifie sortir des griffes de l’impérialisme, c’est à dire du néo-colonialisme.

Pour ce faire, il faut réduire à l’impuissance ses relais ou ceux qui sont considérés tels au Burkina Faso. Ils sont identifiés par le CNR comme étant les « ennemis du peuple ». Le Premier Ministre Sankara les a épinglés devant le peuple dans son fameux discours du 26 mars 1983. Mais de façon plus idéologique, ils sont identifiés dans le DOP. Il s’agit de la bourgeoisie (qu’elle soit d’état, commerçante ou moyenne) et les « forces rétrogrades » qui tirent leur puissance des structures traditionnelles de type féodal. Cette dernière catégorie s’adresse à la chefferie traditionnelle.

Dans les villages en particulier, le pouvoir CDR entra tout de suite en conflit avec le pouvoir traditionnel, celui des chefs de village. De façon inattendue, cette contradiction entre le pouvoir révolutionnaire et le pouvoir traditionnel trouva des voies de solutions originales. Dans certains villages, ce fut le fils du chef ou un membre de la famille qui devint le Délégué CDR. Dans d’autres, le Délégué CDR accepta volontiers de ne pas confronter le chef, l’informait au préalable de toute action et lui rendait compte. Il est vrai que dans certains autres villages, il eut des confrontations qui n’ont pas fait avancer la cause de la révolution.

En retirant le pouvoir politique à ces groupes pour les confier au peuple représenté dans les CDR, on essaie de couper le cordon ombilical qui lie ces « ennemis du peuple » au système d’exploitation du peuple et son maintien dans l’ignorance. Mais cette « fatwa » contre des groupes sociaux qui ne s’étaient encore opposés d’aucune façon à la Révolution, en tout cas à cette phase de son combat, allait définitivement ancrer ceux-ci dans l’idée que s’ils étaient épinglés comme ennemis, il ne leur restait plus que l’alternative de combattre la révolution par tous les moyens à leur disposition y compris par des moyens occultes.

En réalité, l’analyse du CNR sur la féodalité et la chefferie au Burkina a été assez légère. D’abord, on ne peut mettre sur le même pied d’égalité les chefferies mossé et celles de l’ouest burkinabè qui ne pesaient pas trop lourdement sur la vie des populations et qui, durant la colonisation, sont devenues le plus souvent, des chefferies de service, c’est-à-dire au service du pouvoir central dont elles étaient les courroies de transmission. Ces chefferies-là ont donc une tradition de collaboration et auraient bien pu s’accommoder de la révolution, en tout cas durant cette phase particulière. Quoiqu’il en soit, l’effet CDR fut radical sur le paysage politique burkinabè.

ii) La libération économique

« Après 23 années de domination et d’exploitation impérialiste, notre pays demeure un pays agricole arriéré où le secteur rural qui occupe plus de 90% de la population active ne représente seulement que 45% de la production intérieure brute (PIB) et fournit 95% des exportations totales du pays ». C’est ainsi que le CNR qualifie, dans le DOP, la situation de l’économie burkinabè dès sa prise du pouvoir.

Comme nous l’avons vu précédemment, la situation économique du pays n’était pas bien brillante et le développement semblait être un travail de Sisyphe qui n’en finissait pas d’être un éternel recommencement. La misère du plus grand nombre était le lot commun et les nombreux projets essayés ici et là n’arrivaient pas à donner une impulsion véritable au décollage économique. Pour le CNR, on pouvait relever le défi et plus particulièrement celui des chiffres sur la scolarisation, le taux de mortalité, l’espérance de vie, la production céréalière.

L’économie va alors tirer sa force de deux slogans complémentaires : « compter sur ses propres forces » et « consommer burkinabè ». Compter sur ses propres forces signifiait mettre le peuple au travail. Il ne s’agissait plus de faire de jolis plans bien chiffrés et d’attendre l’argent des bailleurs de fonds. Le financement extérieur de vient donc accessoire. Le principal, c’est la force de travail du peuple mobilisé. Ainsi s’engagea une bataille homérique sur tous les fronts dont la bataille du rail fut longtemps un symbole significatif. Pour l’agriculture, le « projet Sourou », qui végétait, fut relancé. Dès la seconde année de la révolution, un ambitieux « programme populaire de développement » (PPD) fut lancé. D’un coût de 160 milliards de francs, il équivalait à trois fois le budget national (Jaffré, Bruno : Burkina Faso, les années Sankara ; l’Harmattan 1989, page 140) et devait permettre au bout de quelques années d’améliorer les conditions de vie des populations et de créer un minimum d’infrastructures dans les zones rurales : retenues d’eau (barrages), dispensaires, écoles, routes, terrains de sport, cinémas, magasins…

Un des domaines les plus sensibles en milieu rural est celui de la santé. En plus des opérations spectaculaires tendant à vacciner tous les enfants du Burkina, un programme de mise en place d’infrastructures minimales fut lancé. Ainsi, l’opération « un village un poste de santé primaire » (un village, un PSP) a mobilisé les populations avec enthousiasme même si par la suite elle n’a pas tenu toutes ses promesses. Le deuxième volet de cette appropriation de l’économie nationale est contenu dans le slogan « consommons burkinabè » qui signifie donc qu’il faut consommer ce que le pays produit : le mil, le riz, le mais, le haricot vert, le niébé et tous les autres bien consommables. Ce mot d’ordre, malheureusement, se cristallisa dans le fait que le port du « faso dan fani », le tissu tissé localement, fut rendu obligatoire et même forcé.

En conséquence, ce qui ne serait apparu que comme un phénomène somme toute banal (le faso dan fani, avant même que ce nom ne lui fut donné était largement utilisé dans les zones rurales), devint un symbole de résistance pour tous ceux qui défiaient le pouvoir du CNR (l’habit FDF fut rapidement connu sous le sobiquet « Sankara arrive ! »). Quoiqu’il en soit, c’était un slogan de haute portée économique qui devait permettre l’essor de certains secteurs comme l’artisanat et la relance de filières comme le coton, les cuirs et peaux, le karité, le sésame, l’orpaillage. Mais comme on l’a vu, la seule bonne volonté des CDR ne pouvait pas permettre au programme économique de réussir. Pour nombre d’intellectuels et de fonctionnaires, être reversé au PPD était considéré comme une punition (considéré d’ailleurs comme telle par le CNR) ou comme être envoyé au « goulag ».

iii) La libération culturelle

On aurait pu paraphraser le slogan de l’Unesco en disant que parce que le néo-colonialisme se trouve dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit qu’il faut donc l’extirper. L’action du CNR dans le domaine culturel a tourné autour de nombreux évènements qui conditionnent toujours aujourd’hui la vie culturelle au Burkina Faso :

a) Semaine nationale de la culture

Le Burkina Faso est constitué de nombreuses « nationalités » dont les cultures, conservées et enrichies au fil des âges, demeurent vivantes. Au lieu de les ignorer au nom d’une quelconque unité nationale, le CNR a pensé qu’il fallait donner de la visibilité à toutes ces cultures en les faisant connaître dans une saine émulation. Ainsi fut instituée dès novembre 1982, donc sous le CSP, la « Semaine nationale de la culture » qui permet à chaque nationalité de présenter aux autres, le meilleur de son art dans différents domaines : danses, chants, sports traditionnels, arts vestimentaires, culinaires etc.

Compte tenu du succès que la semaine a rencontré auprès des populations, elle fut renouvelée par le CNR en 1983 et fut, par la suite institutionnalisée pour se tenir tous les deux ans. Elle fut d’abord tournante (Gaoua : 1984 ; Bobo-Dioulasso : 1986 ; Koudougou : 1988) avant de se stabiliser à Bobo à partir de 1990. L’édition de mars 1988 rassembla « plus de 3.000 artistes venus des trente provinces et 1.700 d’entre eux s’affrontèrent pour le grand prix national des lettres dans plus de vingt disciplines. Entre temps, le nombre de disciplines concernant la danse et la musique est passé de 6 à 12. S’y sont adjoints depuis, les arts plastiques (peinture, batik, sculpture, bronze, tissage et modelage), la lutte traditionnelle, le cyclisme amateur, l’art vestimentaire, l’art culinaire et l’art capillaire » (JAFFRE : Les années Sankara. Op. Cit). La Semaine nationale de la culture fait aujourd’hui partie du paysage culturel burkinabè et continue à se tenir tous les deux ans.

b) Le renforcement du FESPACO

Dès le départ, le gouvernement révolutionnaire a compris tout le bénéfice en popularité qu’il pouvait tirer du Festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou (FESPACO), une manifestation dont la notoriété dépassait déjà le continent africain. Le CNR va donc en faire une manifestation populaire dont bénéficieront non seulement les citadins de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso, mais aussi tous les quartiers populaires de ces villes ainsi que de nombreux chefs-lieux des trente provinces. Prenant toute la mesure de l’importance de l’image, le gouvernement révolutionnaire ira plus loin et tentera de mettre sure pied toute une politique de soutien au cinéma et aux cinéastes burkinabè allant jusqu’à l’assistance financière, comme par exemple l’aval de l’Etat pour des prêts bancaires demandés par les cinéastes.

Pour donner plus de chance à cette discipline et la rendre plus populaire, de nombreuses salles de cinéma furent construites à travers le territoire national par les populations mobilisées. La politique du CNR a-t-il atteint ses objectifs ? En tout cas si la situation de la distribution ne s’est pas améliorée, vu la disparition progressive des salles de cinéma sauvagement concurrencées par la vidéo, on peut estimer que la formation a donné quelques résultats si on en croit le nombre des hommes et des femmes du cinéma qui font un chemin honorable dans la profession. c) La création du SIAO

Le Salon international de l’artisanat de Ouagadougou a commencé comme le FESPACO, par une « semaine nationale » organisée en 1987 par la Chambre de commerce de Ouagadougou. La semaine eut un tel succès que les autorités décidèrent de l’institutionnaliser sous le nom de SIAO et de tenir tous les deux ans en alternance avec le FESPACO. Le SIAO devint vite une manifestation avec deux aspects importants : le culturel et l’économique. L’artisanat est culture en ce qu’il permet une expression concrète d’une idée, d’une vision, d’un concept que l’artisan représente à travers une matière brute qui peut être le bois, la terre, le cuir, le bronze, l’ivoire. Aussi, le SIAO devient évènement culturel populaire entouré de chants, danses et autres réjouissances populaires.

Le SIAO permet non seulement à l’art et à l’artisanat burkinabè de s’exposer, mais aussi aux artisans africains, voire d’autres parties du monde, de venir à Ouagadougou participer à une grande fête et échanger des expériences. Mais le SIAO est aussi un évènement économique. Les statistiques montrent en effet que l’artisanat participe pour 30% pour cent dans l’économie burkinabè et occupe 40% pour cent de la population. C’est donc une manifestation commerciale et c’est la raison pour laquelle il se déroule sous l’égide de la Chambre de Commerce et donc du Ministre du commerce.

d) La tentative du FESIMO

Avec le FESPACO et le SIAO, le FESIMO devait constituer le troisième volet du triptyque culturel. En effet, chaque année ou chaque deux ans, devait être organisé un Festival international de la musique à Ouagadougou devant rassembler non seulement la crème des vedettes africaines, mais aussi celle de la diaspora. L’évènement devait permettre à la musique burkinabè de se développer et de s’épanouir en même temps qu’il devait faire de Ouagadougou une capitale incontournable de la musique africaine. Le capitaine Thomas Sankara n’était-il pas lui-même un passionné de musique ? Il y eut quelques grands concerts à Ouagadougou, mais l’organisation de l’évènement s’avéra être un casse-tête « burkinabè » en même temps qu’un gouffre financier à cause de son coût exorbitant et de la difficulté à rassembler les artistes au même endroit et en même temps.

e) L’Institut des peuples noirs

A toute cette panoplie, il y a lieu d’ajouter l’Institut des peuples noirs (à ne pas confondre avec l’idée de Mobutu, la « Ligue des Etats noirs » contre laquelle Thomas Sankara s’est prononcé dans une conférence de presse en 1984, voir CA No 843 du 10 aout 1984). De prime abord, on pourrait penser qu’une telle idée jurait avec les idéaux de la Révolution. S’attarder sur la couleur de la peau n’a jamais été dans les préoccupations des révolutionnaires. Pour Basile Guissou, ministre des Affaires étrangères sous la révolution, l’IPN entendait « matérialiser et approfondir l’objectif du savant égyptologue africain, le regretté Cheik Anta Diop et de nombreux autres combattants célèbres ou anonymes de la cause commune des nègres du monde entier » (GUISSOU, Basile, Burkina Faso : un espoir en Afrique ; l’Harmattan, 1995). Mais alors était-ce le slogan « nègres de tous les pays, unissez-vous ? ». L’explication se trouve un peu plus loin : « les études et les recherches sur l’Egypte ou Kemit (le pays des noirs), dans le but de renouer avec l’histoire véritable des peuples noirs sont les seules vraies pistes pour la reconquête de l’identité culturelle ».

Le Président Thomas Sankara lui-même a donné quelques explications sur l’IPN en le justifiant. En effet, lors du sommet de la 5è Conférence islamique qui s’est tenu à Kowait du 26 au 29 Jumad Awal 1407 H. (26 – 29 janvier 1987), (actuellement Organisation de la Coopération Islamique), il a parlé de l’IPN en disant : « Je voudrais, pour terminer mon intervention, aborder un sujet qui, bien que non inscrit à l’ordre du jour de notre conférence au sommet, mérite quelques mots : je voudrais parler du projet de l’Institut des peuples noirs. J’aborde ce sujet pour tout simplement remercier et rendre hommage à l’Organisation de la Conférence islamique qui, lors de sa 16è conférence ministérielle a bien voulu lui accorder une attention particulière en adoptant et en lui consacrant une résolution….

Le projet, de par ses objectifs principaux, vise par le dialogue et la coopération avec les peuples des autres communautés en tant que partenaires égaux, l’édification de la civilisation universelle. Il vise la participation consciente, volontaire et solidaire des peuples noirs à la Oummah Islamique par la construction de la civilisation planétaire. Ces objectifs font de l’IPN, non un projet du Burkina Faso, mais un projet de l’OCI, un projet de l’humanité tout entière…. Le Burkina Faso a pris la décision d’initier ce projet parce qu’il estime que tout projet de développement a une dimension culturelle et que les Noirs devraient avoir un cadre de concertation non antagoniste des autres, mais complémentaire.

Dans cet esprit, il faut garder cet Institut loin des tentations oppositionnelles, à l’abri des conceptions racistes. Déjà, des hommes de bonne volonté y participent. Ils viennent de l’Europe, de l’Amérique ; ils sont Arabes, sont de toutes les religions ; ils sont de toutes les sensibilités philosophiques….Dans cet Institut, les chercheurs établissent ce que l’homme noir a apporté aux autres, ce qu’il peut espérer de ces autres et comment harmoniser cette vie fraternelle, s’élever au dessus des couleurs de peau, pour ne voir que l’homme. »

Le projet IPN, aurait pu être intéressant. L’idée de la valorisation de l’Homme noir et de sa contribution à la civilisation universelle était une idée géniale qui aurait permis de battre en brèche toutes les théories racistes qui pullulent de par le monde, chez les racistes de tout bord. Il n’a malheureusement pas pu décoller par manque cruel de moyens.

Conclusions

Par ces projets multiples, le CNR a donné un rayonnement incontestable au Burkina Faso dont le nom en lui-même, résonnait comme un slogan de guerre. Très vite toute une faune internationale voulait connaître ce pays avec son jeune dirigeant tout différent et les autres pays du monde commencèrent à regarder la mappemonde d’un peu plus près. Le mal, depuis longtemps ressassé par ce peuple travailleur, à savoir son complexe d’infériorité vis-à-vis d’autres pays africains allait-il enfin être guéri ? Trente ans après la mort de Thomas Sankara, chacun pourra en juger.

Ki Doulaye Corentin
Ambassadeur à la retraite

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