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« Les activistes ne sont pas des opposants politiques », insiste le web activiste sénégalais, Cheikh Fall

Publié le lundi 5 février 2018 à 00h24min

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« Les activistes ne sont pas des opposants politiques », insiste le web activiste sénégalais, Cheikh Fall

Figure de proue de l’activisme dans son pays le Sénégal, il ne se considère pourtant pas comme une star. Modéré, il préfère être critiqué de la même manière qu’il critique car, à l’en croire, le bon activiste, c’est celui qui est neutre, crédible et qui ne tire pas de façon très malsaine sur les politiques. Initiateur de Sunu 2012, une plateforme pour le suivi citoyen des élections sénégalaises, il a réussi à fédérer autour de lui, plusieurs jeunes dans la lutte pour une gouvernance plus vertueuse et une réduction du fossé entre politiques et citoyens. Vous l’aurez bien deviné, il s’agit de Cheikh Fall. Nous l’avons rencontré à Ouagadougou, au détour de la formation des « Africtivistes », mi-janvier 2018. Tour d’horizon avec l’homme sur sa première rencontre avec l’ordinateur, son engagement et son analyse de l’activisme en Afrique (…) le débat sur le F CFA, son président sénégalais préféré.

Lefaso.net : Présentez-vous ?

Je suis Cheick Fall, chef de projet web, développeur informatique. Je suis également web activiste, initiateur de Sunu 2012 et de « Africtivistes », la ligue panafricaine des web activistes et blogueurs pour la démocratie qui regroupe deux cents membres dans 40 pays du continent africain.

Lefaso.net : A quand remonte votre premier contact avec l’ordinateur. Quelle est l’histoire ?

La première rencontre avec l’ordinateur remonte à 1998 alors que j’étais encore au lycée. C’était par le biais de mon petit frère qui avait l’habitude de me parler de Yahoo et de la boîte mail. J’ai hésité pendant des mois et des mois avant de l’accompagner dans un cybercafé pour voir ce qu’il en retournait. J’ai créé ma boite e-mail… Et depuis, je me suis intéressé à l’outil informatique et je ne l’ai plus quitté.

Lefaso.net : Quelle était la réaction de vos proches lorsque vous avez décidé de faire de l’activisme ?

Je n’ai pas senti la transition entre le profil de l’informaticien, du blogueur et celui de l’activiste engagé. Naturellement, j’étais quelqu’un de très engagé dans la vie ; je n’ai jamais toléré l’injustice. Par contre, l’internet est venu apporter un point supplémentaire à cet engagement, il est venu donner un canal de diffusion, d’échos à notre engagement. Je suis quelqu’un de timide naturellement dans la vie mais qui, à un moment donné, s’est lancé pour porter la voix des autres. Ça commencé par le Hip Hop au collège et au lycée. On avait formé un groupe de trois personnes avant de cheminer à deux. On a fait le rap pendant sept ans et cela a quand même porté des fruits à un moment donné. Il y avait un certain engouement, mais aujourd’hui nous utilisons un autre canal, le digital. C’est quelque chose qui nous permet de nous rendre beaucoup plus pertinent et plus impacte dans la société.

Lefaso.net : Que deviennent les membres de votre groupe de rap ?

Les membres sont toujours là. J’ai mon ami et frère qui continue de faire de la musique. C’est quelque chose (le rap) que je n’ai jamais presque dit parce que cela fait partie de mon passé, de ma jeunesse. J’ai beaucoup d’amis rappeurs au Sénégal, la musique fait partie de moi. Mais, je ne rappe plus et je crois que je n’étais pas assez doué. Je suis beaucoup plus derrière mon clavier…

Lefaso.net : Pouvez-vous nous faire un petit a capela ?

(Rires) Je ne pourrai jamais retrouver le flow même si on dit que ça ne quitte jamais la personne. Cela fait quand même très longtemps que je ne me suis pas exercé. Je reste tout de même un bon mélomane.

Lefaso.net : En tant que web activiste, aviez-vous une source d’inspiration à vos débuts ?

La source d’inspiration a été d’abord Internet. Il y a des gens qui se démènent pour mettre du contenu sur internet, un contenu dont on a besoin chez nous en Afrique. Cela m’a beaucoup interpellé et je me suis dit pourquoi pas nous. En tant qu’Africains, consommateurs, pourquoi on ne pourrait pas produire quelque chose pour nos jeunes frères. Après mon BAC (série littéraire), j’ai saisi tous mes cours de Terminale (Histoire-Géographie, Philosophie, Mathématiques, Anglais, Français, etc.) dans un long fichier Word et je me suis dit qu’il fallait trouver le moyen de les mettre à la disposition de mes jeunes frères, de la communauté. Je suis allé voir mes anciens Professeurs à qui j’ai proposé de m’appuyer dans ce projet avec des sujets de devoirs et d’examens, et de corriger des sujets que des internautes pourraient envoyer.
Après, il fallait mettre tout cela en ligne. Heureusement, qu’il y avait des plateformes comme Geocities.

J’ai créé des plateformes gratuites et j’y ai balancé tout le contenu. J’ai appris à l’organiser et à l’envoyer par mail et via certains réseaux de discussions, etc. Ma première satisfaction était de recevoir des messages de remerciements de parents d’élèves. Je me suis dit : « Autant s’engager pour accompagner les communautés dans l’accès à la formation.

Par contre, pour ce qui est de l’engagement politique, citoyen, je n’ai pas senti quand cela est arrivé à mon niveau. Je sais que jusqu’en 2007, je n’avais toujours pas pris part à une élection présidentielle au Sénégal. J’ai toujours été contre la manière dont la politique était faite. J’ai toujours dénoncé la manière dont les politiciens menaient la campagne et achetaient les consciences des honnêtes citoyens en leur offrant des présents. Je me suis alors dit que ça ne servait à rien de voter. C’était mon niveau d’intelligence à ce moment-là. Mais, mon jeune frère qui m’avait initié à Yahoo est parti voté. Et à son retour, je lui ai demandé « Pourquoi tu es parti voter ? » Il m’a dit « Je suis citoyen et je veux porter ma voix ». Du coup, on a eu une longue discussion là-dessus et après une longue introspection, je me suis dit qu’il n’avait pas tort. Si aujourd’hui, je suis devenu ingénieur informatique et que je sais programmer, il faut que j’aide la population qui pense comme moi à prendre conscience de son devoir de citoyen dans une démocratie. J’ai donc lancé le projet Sunu 2012. Je l’ai rédigé en 2007 et en 2010, je l’ai présenté aux blogueurs et informaticiens du Sénégal.

Beaucoup ont trouvé l’idée géniale et innovante. Alors, j’ai demandé qu’on le fasse ensemble. On a donc lancé le projet et cela a porté des fruits sur le plan international parce que c’était la première fois qu’un projet citoyen s’appuie sur les réseaux sociaux, le digital pour faire le monitoring d’un processus électoral.

Lefaso.net : Est-ce donc en 2012 que vous avez voté pour la première fois ?

C’était en 2012. Je confirme.

Lefaso.net : Vous avez un BAC littéraire et aujourd’hui vous êtes ingénieur informatique. La transition n’a-t-elle pas été difficile ?

Non. Ça n’a pas été difficile parce que j’ai toujours voulu en savoir davantage. J’ai toujours voulu maîtriser l’outil et du coup, je me formais avant d’aller de façon classique dans une université. J’ai lu beaucoup de livres sur l’informatique, la programmation, le JAVA, le HTML, etc. Il y avait déjà cette motivation, cette forme de combat personnel par rapport à l’informatique.

Lefaso.net : Web activiste, êtes-vous aussi un homme de terrain ? Vous arrive-t-il de descendre dans la rue pour manifester ?

On était dans la rue en 2011 et on l’est très souvent. C’est différent de ce qu’on appelle « Activisme de salon » qui consiste à s’asseoir derrière un clavier. Ce qu’on faisait devant l’écran, c’était d’inciter, de pousser, de diffuser et de communiquer. Mais quand il fallait sortir, on était tout le temps dehors parce qu’il fallait aussi informer en temps réel le monde entier de tout ce qui se passait sur place. Et on l’a tellement fait qu’on a pensé à un moment donné, que c’était devenu une mission, un travail et qu’on était obligé de le faire parce qu’il y a des personnes qui attendent du contenu venant de nous. C’était comme si on était payé pour le faire parce qu’on accordait tellement d’attention à nos lecteurs. Il faut préciser que le mouvement « Y en a marre » a fait un travail extraordinaire quand il fallait sortir. Et c’est grâce à ce mouvement qu’il y a eu cette mobilisation citoyenne pour affronter un régime politique qui était prêt à tout pour rester au pouvoir.

Lefaso.net : Ces mouvements ont le vent en poupe mais sont souvent décriés parce que bénéficiant de financement du gouvernement américain pour déboulonner les régimes autocratiques. Un commentaire ?

Préfère-t-on avoir un régime autocratique et laisser les populations subir les exactions ou faut-il combattre ce régime par tous les moyens possibles ? Aujourd’hui, vous parlez d’aide, d’assistance, mais je pense que toutes ces organisations de la société civile s’inscrivent dans une logique de transparence et de redevabilité. Ces OSC participent à des appels à projets. Et quand elles postulent avec des projets conçus et destinés aux populations, pourquoi ne devraient-elles pas être soutenues par des organisations étrangères ? A un moment donné de l’histoire politique des pays dont sont issues ces organisations étrangères, il y a eu ce genre de soutien pour qu’il y ait un changement. Ces OSC malgré certaines critiques continuent de communiquer et d’informer les citoyens de la provenance de l’argent et de comment il est dépensé. Est-ce le cas pour nous, qui nous appuyons sur l’aide internationale pour développer nos pays ? Aujourd’hui même pour lutter contre le terrorisme, on est obligé d’attendre que la France nous donne de l’argent. Est-ce que cela est critiqué ? Pourtant, on a des ressources qui sont pillées par des puissances occidentales et nos dirigeants. Je pense que les citoyens devraient plus se positionner comme des vigies pour amener nos autorités à être un peu plus transparentes dans la gestion des deniers publics et le mode de gouvernance.

Lefaso.net : Une journée sans tweet ou un post sur Facebook ; qu’est-ce que cela représenterait pour vous ?

Je le fais très souvent. Bizarrement, je me suis organisé de sorte à ce que le digital ne prenne pas le dessus sur moi. Je suis très digital mais il m’arrive de me déconnecter pendant 72 heures ou même plus. Pendant les week-ends, il m’arrive d’éteindre mon téléphone et de le ranger dans un tiroir, d’éteindre mon modem, et de ne pas toucher à l’ordinateur jusqu’au lundi. Après 2012, j’étais tellement saturé que j’avais suspendu mon abonnement à internet. Je me connectais très rarement à la maison. Et si j’avais du travail à faire, je le faisais plus au bureau qu’à la maison.

Lefaso.net : Cela enchantait-il votre épouse ?

Alors…(Rires) je ne sais vraiment pas parce que c’est très compliqué de parler de tout ça. Je n’en parle presque jamais et du coup… (Rires).

Lefaso.net : Dormez-vous assez ?

Non. Je ne dors pas assez parce que même quand je dors mon cerveau travaille. Et ça, c’est depuis 2012. Quand je dors, le cerveau envoie des tweets, va sur Skype, fait des réunions, etc. Et comme je n’arrive pas à me maitriser, je me réveille fatigué et complètement abattu parce que je n’ai pas assez de temps pour récupérer. C’est ce qui fait que par moments, je me déconnecte.

Lefaso.net : Cheikh Fall se sent-il en sécurité ?

Dans ma tête oui. Je suis quelqu’un de très positif, très optimiste dans la vie. Je stresse très rarement, je ne me pose pas trop de questions. Je me sens en sécurité. Par contre, cela ne m’empêche pas de prendre des dispositions et d’être conscient qu’on est dans un monde complètement fou, disjoncté et qu’on n’est pas du tout à l’abri. On a l’habitude de dire que Dieu est grand. On reste croyant et après on fait le nécessaire pour ne pas s’exposer davantage.

Lefaso.net : Vous êtes énormément sollicité ; vous avez été invité par Ban Ki Moon ou encore l’ancien président tunisien, Moncef Marzouki. Vous êtes une star…

(Rires) Comment vous savez tout ça ?

Lefaso.net : Nous avons fait quelques recherches sur vous

Non. Je ne suis pas une star et je ne prétends pas l’être. Je me mets au service des Africains et des autres, et je reste toujours à l’écoute. Chez moi, je ne suis pas connu. Je vais où je veux, je traine avec qui je veux. Par contre, la star, elle est sur internet et c’est le profil Twitter @cypher007 (https://twitter.com/cypher007) et Facebook (https://www.facebook.com/cheikhfall7?fref=ufi). Mais, ça c’est du virtuel.

Lefaso.net : Etes-vous courtisé par des partis politiques au Sénégal ?

Je ne fais pas de la politique. La manière de faire de la politique à mon niveau, c’est d’amener les gens à être conscients de leurs droits et devoirs et de tout faire pour que l’information circule. Je suis ami avec certains hommes politiques. Il arrive que je passe du temps avec eux au resto ou qu’ils me passent de coups de fil genre « J’ai un problème avec ma boite mail et je pense que quelqu’un essaie de la pirater ». Et là, je leur donne des conseils. Je n’ai aucun problème avec les politiciens et je ne sais pas pourquoi il devrait en avoir. Je crois que nous sommes tous amenés à travailler ensemble ; les divergences doivent être saines, intellectuelles et plus ou moins assumées. Je déteste les divergences malsaines. La manière dont je critique, c’est de la même façon que j’aimerai être critiqué. Je ne suis pas courtisé pour faire partie d’un parti politique et je ne suis pas près d’en faire partie.

Lefaso.net : Quelle analyse faites-vous de l’activisme dans votre pays et de façon générale en Afrique ?

J’ai écrit un article en 2011, après la manifestation du 19 mars, pour parler de la maturité de la jeunesse sénégalaise. C’est un pas de géant que nos pays sont en train de faire. Aujourd’hui, on est au Burkina Faso pour une session sur le cyber activisme mais il y a trois ans de cela, tenir une pareille session allait être très complexe pour nous organisateurs. Par contre, ce qui a provoqué ce changement vient d’un engagement citoyen porté par une jeunesse consciente, mature, citoyenne. Cette jeunesse est présente dans tous les pays grâce à internet, grâce au digital du fait que ce qui se passe ailleurs a un impact indirect chez nous. Après, on est suffisamment armés sans pourtant s’en rendre compte. Jamais dans l’histoire de l’humanité, le citoyen n’a été outillé parce qu’il est en lui-même un média. Il est acteur de média, de démocratie parce qu’il a la possibilité d’informer le monde entier, d’impacter la société ; parce qu’il a aussi des outils pour rentrer dans des écosystèmes qui ne sont pas de chez lui et qui pourraient le renforcer dans son combat. Ça c’est extraordinaire.

On attendait l’information des médias, on attendait que l’information vienne de façon linéaire à nous. Mais aujourd’hui, l’information est circulaire et vient de partout. La majeure partie du temps, c’est nous-mêmes, citoyens immergés, qui informons ces acteurs professionnels qui avaient le monopole de l’information. Et cela a un impact extraordinaire dans la marche d’une démocratie parce que pour moi une démocratie n’est forte que quand les citoyens qui la composent sont forts. Les citoyens doivent tout faire pour conserver cette marge d’avance entre eux et les élus politiques. Ces derniers sont souvent très en retard par rapport à cette révolution digitale et c’est une brèche qui pourrait encore servir aux citoyens de nos pays en Afrique.

Lefaso.net : Qu’est-ce qu’un bon activiste pour Cheikh Fall ?

Un bon activiste doit savoir ce qu’il dit, il doit être sûr et informé de ce qu’il partage

Etre un bon activiste, c’est prendre la responsabilité de son engagement, du respect que l’on doit vouer à son réseau et à sa communauté. Etre un bon activiste, c’est tout faire pour rester dans la neutralité, l’objectivité, même si cela parait insensé. Il est très difficile d’être objectif quand on traite de l’info ou quand on doit y prendre part. Pour moi la neutralité, c’est de ne pas tirer de façon très malsaine sur les politiques sans pour autant, derrière, prendre conscience des lacunes que nous, nous trainons. Il faut également jouer toujours le jeu de la crédibilité. Un bon activiste doit savoir ce qu’il dit, il doit être sûr et informé de ce qu’il partage. C’est très important pour sa crédibilité et sa réputation.

Lefaso.net : Vous militez au sein de « Africtivistes », la ligue des blogueurs et web activistes africains, qui organise à Ouagadougou une formation sur la cybersécurité au profit d’activistes et de journalistes. Parlez-nous de cette ligue et de ses objectifs ?

Cette ligue a été créée en 2013, juste après Sunu 2012. Ensuite, j’ai travaillé là-dessus pendant deux ans et en 2015, nous avons fait le lancement officiel à Dakar avec 165 membres venant de 35 pays du continent africain. Cette ligue cherche à regrouper tous ces jeunes qui se sont engagés, avec les outils numériques, à un moment donné pour produire un changement au niveau de leur société. Au-delà de la création de cette grande famille, la ligue a été créée pour porter le combat de ceux qui voudraient faire comme ces jeunes et qui n’ont pas le courage ou la chance de le faire parce que le contexte juridique, politique, sécuritaire, administratif de leur pays ne le permet pas. Il est important d’avoir une ligue pour accompagner certains pays dans la consolidation des acquis démocratiques, pour impulser une certaine politique de bonne gouvernance, de transparence et de respect des droits humains dans ces pays, en faisant de la communication un élément moteur du processus. Pour nous, cela commence par des noyaux dans les pays membres, ensuite l’organisation au niveau panafricain et après par des actions ponctuelles comme c’est le cas du programme Afrique Média Cybersécurité. Par exemple au Burkina Faso, quand il a fallu voter la loi sur le nouveau code minier, on a tout fait pour qu’une part soit réservée aux populations impactées par les activités minières.

Lefaso.net : Avec le développement du numérique, il s’est développé un nouveau type d’activistes qui gagnent du terrain hors de l’Afrique, les « hacktivistes ». Leur boulot consiste à pirater les systèmes informatiques gouvernementaux ou de grandes entreprises. Approuvez-vous leurs méthodes ?

Ça dépend. Chez les hackers, vous avez les black hat, les white hat et les kiddies. Il y en a qui le font pour le mal, d’autres pour le bien et il y a aussi ceux qui s’amusent à le faire. N’eût été les leaks de Edward Snowden ou de Julian Assange, certaines informations n’allaient jamais être connues des citoyens lambda que nous sommes : l’espionnage, la violation de nos droits à l’information, de la protection de notre vie privée. Aujourd’hui, vous appelez quelqu’un ou vous allez sur internet mais on vous dit que votre correspondant est injoignable ou que la page est inaccessible. On vient de vous priver d’un droit alors que vous avez payé un service (…) Il faut plus orienter le débat sur ceux qui violent et ceux qui commettent ces exactions sur des millions et des millions d’utilisateurs que ceux qui essaient d’établir la vérité.

Lefaso.net : En décembre 2017, la Commission fédérale des communications, organe de régulation américain, a décidé d’abroger l’un des principes fondateurs de l’internet, sa neutralité. Cette décision a provoqué une réaction au niveau de grandes entreprises telles que Facebook, Google mais aussi chez des organisations de la société civile. Etait-ce prévisible à votre avis ?

Oui, c’était prévisible. Nous en parlons depuis des années. Nous avons organisé des rencontre là-dessus avec l’Association des blogueurs du Sénégal, nous avons fait des alertes sur internet mais après il arrive souvent que nous soyons impuissants face à certaines mesures. Cette neutralité est un combat que tout citoyen, utilisateur d’internet devrait porter. Ce n’est pas que pour les activistes et les informaticiens. Ce combat nous concerne, tous. C’est très important pour vous journalistes de poser le débat maintenant pour informer les citoyens, les politiques du pays. Le sujet peut paraître technique mais il est facile à expliquer. Si on décide aujourd’hui qu’il y a des privilégiés qui doivent accéder à un certain contenu et à une vitesse plus rapide et que d’autres personnes doivent passer par d’autres chemins pour y accéder et perdre énormément de temps, cela va changer le visage du monde et de cet écosystème qu’internet a construit et qui est l’accessibilité de façon neutre.

Lefaso.net : Les débats sur le Francs CFA ont fait rage en 2017 notamment avec les manifestations organisées par l’activiste Kemi Seba. L’on se souvient de son arrestation et de son expulsion du territoire sénégalais pour avoir brûlé en public un billet de 5 000 F CFA. Etes-vous proche de l’homme ?

Non. Je ne connais pas Kémi Séba. Je ne l’ai jamais rencontré. Je vois le combat qu’il porte, la mobilisation qui est derrière et le débat que cela a suscité. Ce que nous devons retenir sur ce sujet, c’est que nous devons tous, à un moment donné de notre vie, chercher notre indépendance et notre liberté. La liberté a un prix et il faut de l’audace, un certain courage pour accepter de payer ce prix. Si nous voulons notre indépendance, il nous faut payer le prix pour sortir de cette forme de contrôle, de manipulation qui ne dit pas son nom.

Lefaso.net : De ceux qui proposent une rupture immédiate avec cette monnaie dite « coloniale » et ceux qui prônent la prudence ou une sortie progressive, où vous placez-vous ?

Je me situe dans le camp de ceux qui ont cette connaissance scientifique par rapport à cette question-là. Je pense aux économistes africains. Et Dieu sait qu’on en a qui maitrisent le sujet et qui pourraient accompagner nos Etats dans la transition. Je crois que c’est le moment d’avoir cette audace politique d’accepter d’aller vers une transition. Qu’elle soit brute, douce ou fluide, ce qui est sûr, c’est qu’on finira par faire cette transition. Autant la préparer et l’affronter dès maintenant.

Lefaso.net : L’année dernière, le débat d’un retrait des pays africains de la CPI s’est invité à la table de l’Union africaine. La Gambie voulait se retirer, mais l’actuel Président gambien, Adama Barrow, a annulé la demande faite par son prédécesseur Yahya Jammeh. Plusieurs dirigeants voient en la CPI, une institution de chasse aux dirigeants africains. Avez-vous le même sentiment ?

C’est difficile de ne pas avoir forcément le même sentiment. J’ai eu la chance d’aller visiter la Cour pénale internationale, d’aller au niveau du Palais de la Paix, de rencontrer ces juristes et africains qui travaillent au niveau de la CPI. Je pense notamment à Fatou Bensouda. La question que je me pose c’est si ’il faut insister pour quitter la CPI ou insister pour rompre avec nos dirigeants qui souvent se retrouvent exposés à une déportation vers la CPI ? En Afrique, on a énormément de problèmes de gouvernance et de gestion des deniers publics. A mon avis, c’est cela le drame. Il faut jouer dans la transparence, respecter les constitutions et la volonté des populations. Ensuite, s’il faut sortir de la CPI, on a des systèmes juridiques souverains et capables de porter le sujet. S’il faut quitter la CPI, à l’unanimité, nous la quittons et nous mettons en place une Cour africaine qui s’occupera de ces questions. J’avoue qu’il est bien qu’il y ait une instance de ce genre.

Lefaso.net : Récemment, Donald Trump a traité Haïti et les Etats africains de pays de « merde ». Plusieurs leaders d’opinion ont réagi, le Président sénégalais, Macky Sall, aussi. Avez-vous été choqué ou était-ce un non-événement pour vous ?

C’était un non-événement. Cela ne m’a pas choqué. Ce qui m’a choqué, ce sont les résultats de l’élection américaine : voir un Donald Trump contre Hillary Clinton et de se retrouver au finish avec lui. A partir de ce moment tout devenait possible. On est dans un monde où la première puissance mondiale est dirigée par quelqu’un qui n’a pas de cerveau, qui ne réfléchit pas et qui prend les gens pour des sujets. Je ne considère même pas ce genre d’actualité parce que je me dis que la meilleure façon de s’indigner, c’est d’apporter des réponses. Quand il va proposer une visite officielle dans notre pays, on lui dira tout simplement qu’on ne veut pas de lui parce qu’à un moment donné de sa politique, il a dit des idioties. C’est aussi simple que ça. Il ne sert à rien d’en faire du bruit ou de lui demander de s’excuser parce qu’il ne le fera pas. On peut bien fermer l’ambassade ou rompre les relations diplomatiques avec les Etats-Unis, c’est beaucoup plus stratégique et radical. Ces gens ont toujours l’Afrique dans leur viseur par que notre continent est l’avenir.

Lefaso.net : L’ancien ambassadeur des Etats-Unis au Burkina Faso, Dr Tulinabo Mushingi, est désormais le chef de la diplomatie américaine dans votre pays, à Dakar. L’avez-vous déjà rencontré ?

Pas encore. Par contre, j’avais rencontré ces deux prédécesseurs à leur installation. Tulinabo, je ne l’ai pas encore rencontré. Je ne le connais pas bien et je n’ai pas trop suivi les actualités ici. Mais on va voir, ce que ça va donner.

Lefaso.net : De tous les Présidents sénégalais, quel est votre préféré ?

C’est une question piège mais une occasion pour moi de parler de ce sujet. Je suis très sincère et direct dans mes propos. Je le dis à mes amis et on en parle. Personnellement, je regrette Abdoulaye Wade. Même si c’est nous qui l’avons chassé à la fin, combattu parce qu’il a commis beaucoup d’erreurs. Et quand il est parti, on s’est rendu compte qu’il a énormément fait même s’il a commis énormément d’erreurs. C’est quelqu’un qui avait une vision, qui voulait construire et qui construisait. C’était un bâtisseur et il inspirait le respect chez les partenaires français, européens et autres. Il aimait sa dignité et il aimait bien garder cette dignité-là et nous avons besoin de cela en Afrique.

Aujourd’hui, je suis désolé de le dire mais le Président Macky Sall nous a fait en quelque sorte regretter Abdoulaye Wade. La preuve, quand Wade est revenu au pays, il a été accueilli de façon extraordinaire. Vous avez certainement vu les images, la foule qui l’a acclamée de l’aéroport jusqu’au siège de son parti… Ça exprime un certain regret, une certaine nostalgie des Sénégalais. Parmi les personnes qui l’ont accueilli, il y avait des gens qui ont voté contre lui en 2012. Il y a eu énormément d’erreurs et de lacunes au point où j’ai fait une publication là-dessus. La seule chose que le régime de Macky Sall a réussi, c’est d’arriver à nous faire regretter Abdoulaye Wade. Durant les élections, on s’est rendu compte qu’il y avait des failles : qu’on reste jusqu’à 14 heures dans une file d’attente sans que le scrutin ne démarre, des expulsions d’activistes, des condamnations de jeunes qui ont juste envoyé des photos, des vidéos… Qu’est-ce qu’on n’a pas dit à Abdoulaye Wade ? Avec quel animal on ne l’a pas comparé ?

J’ai fait un tweet dernièrement pour demander à un des ministres de notre pays pour lui demander à quand remonte la date où le président Macky s’est adressé aux Sénégalais ? Par respect au peuple, on devrait parler, faire des conférences de presse, répondre aux questions des gens et écouter les citoyens. Mais, on ne se contente que des communiqués et déclarations officielles pour l’instant. C’est très déplorable.

Lefaso.net : Y a-t-il un président africain en exercice que vous affectionnez particulièrement ?

J’avoue que j’en ai rencontré certains. Adama Barrow, récemment en Gambie ; j’ai été chez Moncef Marzouki (en Tunisie) et Paul Kagamé (Rwanda). Je pense souvent au Rwanda, à cette transition et cette forme de renaissance du pays qui, il y a une vingtaine d’année a connu le génocide. Je suis allé au Rwanda et j’ai été séduit. J’ai même publié un article pour dire que je suis tombé amoureux de Kigali (capitale rwandaise). Oui, je pense que Paul Kagamé est un président qui devrait inspirer pas mal de présidents du continent.

Lefaso.net : Un dernier mot ?

Je voudrais parler de cette relation que les politiques ont avec les citoyens. Il ne devrait pas y avoir une élite « présidentielle » et un peuple « sujet ». Il devrait y avoir un peuple, tout court. Et ce peuple, c’est en même temps les politiques, l’administration et les citoyens. Ils devraient communiquer, s’écouter et avoir une vision commune. Vous, vous ne voulez pas que le Burkina s’enfonce mais qu’il rayonne. Pourquoi votre président ne voudrait-il pas avoir la même chose ? Ayant les mêmes objectifs, vous pouvez travailler ensemble et vous devez le faire. C’est le message que j’ai envie de lancer aux hommes politiques pour leur dire que les activistes ne sont pas des opposants politiques. Ce sont des gens qu’il faut écouter parce qu’elles sont immergées au cœur de la société et ressentent la douleur des citoyens. Cette douleur, ils essaient de la transmettre au monde.

Aucun citoyen du monde n’aime parler du mal de son pays. Je me sens souvent meurtri quand on est obligé de dire du mal d’un pays, de dire que l’élection n’a pas été bien organisée, de constater que des citoyens sont en prison juste simplement parce qu’ils ont partagé une photo ou tenu un commentaire... Ça fait très mal d’en parler et souvent on fait même de l’autocensure parce qu’on n’a pas tout le temps envie de passer pour quelqu’un qui fait de la critique malsaine. On a juste envie que notre pays rayonne et se développe. Et c’est l’appel que nous lançons aux autorités afin d’absorber ce fossé qui existe entre elles et les populations, de réduire la distance qui existe entre l’administration et les citoyens. Travaillons ensemble, ayons une vision et acceptons les critiques parce qu’une critique peut toujours être positive.

Entretien réalisé par Herman Frédéric Bassolé
Lefaso.net

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