Pr Hamidou Sawadogo : « Le retrait du Burkina, du Mali et du Niger de la CEDEAO est une décision mûrie »
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Dans un communiqué diffusé le dimanche 28 janvier 2024, le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont fait savoir leur désir de quitter la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest. Une décision qui intervient quelques mois après la création de l’Alliance des États du Sahel (AES). Dans cet entretien qu’il nous a accordé le lundi 29 janvier 2023, l’enseignement-chercheur en économie monétaire et financière à l’université Joseph Ki-Zerbo, Pr Hamidou Sawadogo, se prononce sur cette décision applaudie par certains et critiquée par d’autres. Il y décrypte également les implications qui en découleront.
Lefaso.net : Les pays de l’AES ont quitté la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avec effet immédiat, ce dimanche 28 janvier 2024. Peut-on, au nom du panafricanisme, quitter une organisation unitaire ?
Pr Hamidou Sawadogo : Les Etats sont comme des individus. Ils adhèrent librement à des associations et ils peuvent se retirer en toute liberté lorsqu’ils estiment que le fonctionnement de l’association à laquelle ils ont adhéré ne leur conviennent plus ou qu’ils ne trouvent plus leurs comptes dans telles ou telles organisations. J’ai pris l’exemple d’association pour vous permettre de comprendre très vite. Quand un Etat adhère au processus de la CEDEAO ou de toutes autres organisations, il paie des cotisations. En retour, l’Organisation est censée défendre non seulement les intérêts de l’Etat mais aussi prendre en compte les points de vue et les préoccupations de l’Etat. Lorsque cela n’est pas fait ou l’Etat ne trouve plus son compte ou encore l’orientation que la structure s’est donnée ne vous convient plus, je pense qu’il vaut mieux ne pas gêner le processus. La meilleure façon, c’est de se retirer pacifiquement. C’est ce que le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont fait. Je ne juge pas. Je décline simplement les faits.
Est-ce-que la situation était prévisible ?
Ceux qui suivent l’évolution de l’environnement sociopolitique ces deux derniers mois, savent essentiellement que les trois Etats ne sont plus sur la ligne de la CEDEAO ou que la CEDEAO n’est pas sur leur vision. Je pense que la meilleure solution, quand vous ne parlez pas le même langage, c’est de vous séparer au lieu de créer d’autres problèmes.
La CEDEAO a-t-elle pour vocation de s’ingérer dans un conflit interne d’un pays ?
La mission première de la CEDEAO est non seulement de prévenir les conflits mais aussi de mettre tout en œuvre pour aider à la résolution des crises. Ce que les trois Etats reprochent essentiellement à la CEDEAO, c’est de ne pas pouvoir prévenir les crises et même quand les crises sont survenues, la CEDEAO a dû prendre des sanctions contre ces Etats tout en sachant que la plupart des sanctions ne pèsent pas essentiellement sur les élites mais plutôt sur les populations, généralement les sans défense, les gens de faibles revenus, les gens pour qui les sanctions de la CEDEAO peuvent entraîner la faim, la soif ou encore d’autres peines. Je ne suis pas dans le secret des Etats mais je pense que c’est à travers ces comportements que ces trois Etats ont estimé qu’ils ne trouvaient plus leur compte au niveau de la CEDEAO.
En quoi le retrait du Burkina Faso de la CEDEAO a un côté positif ?
Le fait de se retirer d’une organisation vous rend libre de tous les engagements de cette organisation. Puisque vous n’êtes plus assujetties à aucune décision de cette organisation. C’est exactement la même chose quand vous appartenez à une association, une organisation ou une institution. Le jour où vous vous retirez, les lois de cette institution ne vous sont plus applicables. Mais, nous ne pouvons plus demander une contribution quelconque de la CEDEAO.
Est-ce qu’il n’y a pas d’incohérences à travers cette décision quand on sait qu’une partie des sanctions de la CEDEAO sont mises en œuvre par l’UEMOA qui gère le franc CFA ?
Il faut savoir que l’UEMOA est une organisation sous-régionale. La CEDEAO est aussi une autre organisation. On peut bien appartenir à une institution sans appartenir à une autre institution. Là où on pense qu’on a son intérêt, on y va. Pour répondre à votre question et de façon la plus claire, le Burkina Faso peut faire partie de l’UEMOA sans faire partie de la CEDEAO. Il n’y a aucune incohérence en la matière. Si le Burkina estime qu’il trouve ses intérêts dans l’UEMOA, il restera dans l’UEMOA. S’il estime encore que même dans l’UEMOA, il ne trouve plus ses intérêts, rien ne l’empêche de se retirer.
En ces temps cruciaux de solidarité, est-ce que cette décision n’est pas contre-productive ?
Je pense que c’est une décision mûrie à la tête de l’AES. D’où le communiqué conjoint. J’en souffrirai de savoir un jour qu’il n’y a pas eu une grande concertation entre les trois Etats. Et s’il n’y a pas eu de concertations, comment ils ont pu faire pour prendre une décision collégiale ? Donc, Permettez-moi de dire que c’est une décision qui a été bien mûrie à la tête de ces trois Etats. Et donc, par conséquent, ils ont pris la décision en connaissance de cause. Je pense qu’ils ont pris la décision en mesurant essentiellement ce qu’on perd et ce qu’on gagne en quittant la CEDEAO. Et la conclusion évidente, c’est le prix de la liberté.
Quelles sont les conséquences de ce départ sur la dynamique régionale et sur les objectifs de coopération et d’intégration économique en Afrique de l’Ouest ?
Quand une telle décision est prise, il ne faut pas aussi penser que l’AES va regrouper uniquement les trois Etats. C’est une société d’organisations que l’AES est en train de construire avec ou sans les autres Etats, pays membres de l’UEMOA ou de la CEDEAO. Rien ne les empêchent, si la vision de l’AES leur convenait, d’y adhérer. C’est peut-être une organisation qui pourra grandir. Elle pourra nous surprendre tous. Parce qu’avec beaucoup plus d’adhésions, elle pourra prendre plus d’ampleur. Je tiens à préciser que le retrait des trois pays ne signifie pas que les ressortissants burkinabè qui sont dans les autres pays membres de la CEDEAO ne doivent pas y rester. Ce sont les relations diplomatiques dans le sens de la CEDEAO qui sont tout simplement rompues.
Des informations circulent sur les réseaux sociaux, assurant que les ressortissants de ces trois pays seront soumis à des cartes de séjour, notamment en Côte d’Ivoire, pays avec lequel les relations diplomatiques sont tendues…
La Côte d’Ivoire est un Etat souverain qui est membre de l’UEMOA et de la CEDEAO. Le Burkina Faso, le Mali et le Niger sont aussi des Etats souverains qui appartenaient à la CEDEAO et qui appartiennent encore à l’UEMOA. Ils ont pris une décision. Si la Côte d’Ivoire estime que le fait d’être sortis de la CEDEAO, elle va leur imposer des cartes de séjour pour leurs ressortissants, c’est son droit et ce sont des choses qui se discutent. Elle peut prendre sa décision en toute souveraineté. Le Burkina, le Mali et le Niger aussi s’assument. Je pense qu’il faut créditer les gens de bonne foi jusqu’à ce qu’on voit le contraire. Je n’ai pas encore entendu une déclaration officielle de la Côte d’Ivoire qui dit qu’il y aura des cartes de séjour qui seront demandées aux Burkinabè. Gardons la possibilité pour la Côte d’Ivoire de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose.
Est-ce que le projet de monnaie commune est une belle opportunité ou non pour les trois pays de l’AES ?
Lorsque les Etats se mettent ensemble, la monnaie devient forte. Mais j’ai toujours décrié le fait que notre monnaie soit essentiellement co-gérée, pour ne pas dire gérée par l’ancienne métropole qui n’est rien d’autre que la France. Les pays africains ont suffisamment formé des intellectuels. Nous avons des écoles de finances au Burkina Faso et dans tous les autres pays de l’espace CEDEAO ou de l’espace UEMOA. Nous avons également des gens qui ont fait les mêmes écoles que les Français dans des écoles de finances. Si jusqu’à présent, au 21e siècle, nous ne sommes pas capables de gérer notre propre monnaie, il y a un problème. Je ne recommande pas de sortir hors de l’espace BCEAO ou de ne pas sortir. Ce n’est pas mon rôle, si on ne demande pas mon point de vue.
Mais je suis en train de dire que même la BCEAO devrait pouvoir gérer de façon autonome sans qu’il n’y ait une caution française de quelle que nature que ce soit, à travers l’émission de nos billets de banque. Et à travers la monnaie électronique et tout ce qui va avec la monnaie. Il n’est pas normal que jusqu’au 21e siècle, nous ayons encore un maître qui nous oriente par rapport à la question monétaire. Pour pouvoir sortir d’une zone monétaire, il y a des fondamentaux. Mais la variable déterminante, c’est la décision politique. Les autres variables s’accommodent. Pour avoir une monnaie forte, il faudrait que le tissu économique soit suffisamment fort. Il faudra avoir une bonne productivité en termes de facteurs de production.
Il faudra avoir une diversification des produits pour pouvoir amortir les chocs intérieurs et extérieurs. Il y a trois choses que l’Etat doit absolument pouvoir contrôler, s’il veut être souverain : le pouvoir politique, l’appareil judiciaire et la monnaie. La souveraineté s’acquiert que lorsque on ne peut plus vous diriger par procuration. Actuellement, ce que les gens font, c’est de diriger les Etats africains par procuration. Je pense que c’est ce que les trois Etats refusent. Ils veulent entreprendre des actions pour sortir de cette direction par procuration.
Est-ce que le Burkina Faso remplit les conditions nécessaires ?
Nous sommes à plus de 60 ans après les indépendances et nous sommes assistés depuis les indépendances. Si vous assistez votre enfant pendant 60 ans, je pense qu’il y a un problème. Soit l’enfant prend ses responsabilités pour mener sa vie de façon autonome ou c’est vous qui le libérez pour qu’il mène sa vie de façon autonome. Les gens pensent que les questions d’Etat sont encore plus lourdes que le raisonnement individuel. C’est vrai. Mais à un certain moment, il faut avoir le courage de penser que l’Etat est un corps composite qui a aussi besoin d’une orientation.
Et cette orientation doit se prendre aussi à travers des décisions courageuses. Si nous nous faisons assister en ce 21e siècle, même les années à venir, nos enfants et nos petits enfants vont toujours continuer à penser qu’ils ne peuvent pas voler de leurs propres ailes. En quittant la famille paternelle, on fera face à des difficultés. C’est le prix de la liberté et de l’autonomie. Si le Burkina Faso veut être un Etat souverain, il va falloir qu’il s’assume.
Interview réalisée par Aïssata Laure G. Sidibé
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