Exploitation minière au Burkina :« Si on ne se ressaisit pas, nous sommes perdants », prévient Franck Carl Nikièma, électrotechnicien
Lefaso.net
« Nous misons sur les PDI, nous les formons et les orientons ». C’est l’une des missions que s’est donné GAD General Electric dans ces moments difficiles que traverse le Burkina. Par cet entretien sur la situation nationale, son promoteur, Franck Carl Nikièma, électrotechnicien et spécialiste en phénomène de foudre, mène une analyse sur l’exploitation des mines au Burkina, un secteur qu’il a côtoyé en tant que cadre employé au sein de mines industrielles avant de démissionner pour lancer sa propre initiative.
Lefaso.net : Comment se porte et s’adapte GAD General Electric au contexte actuel du pays ?
Carl Frank Nikièma : Comme de nombreux autres secteurs, la situation est difficile, au regard même du type d’activité que nous menons. Néanmoins, nous n’allons pas faire dans le fatalisme ou nous contenter de dénoncer ce qui ne va pas. Nous sommes de jeunes acteurs convaincus qui pensent que c’est en ces moments difficiles qu’il faut surtout travailler à faire la promotion du pays par l’expertise et la qualité du travail. C’est d’ailleurs dans ce contexte difficile que nous avons effectué le projet « Team 9 », qui est un projet d’électrification de 94 localités. Nous avons pu avoir, déjà en 2015, la localité de Banfora (région des Cascades), qui nous a conduit aux communes de Moussodougou, Dégué-Dégué.
Autour de 2016, nous avons travaillé dans la région voisine, les Hauts-Bassins, précisément vers Orodara, Kourignon, puis en 2017, dans le Sahel, notamment dans la province du Soum, où nous devions conduire le courant à Baraboulé, Nassoumbou et de Baraboulé à Diguel. En même temps, nous devrions faire un passage à 33 kilovolts (le réseau était de 20 kilovolts, alors que la SONABEL a une politique de normalisation de tous ses réseaux pour permettre à toutes les villes d’avoir le même niveau de tension). Toute chose qui permet d’avoir une gestion optimale dans la distribution de l’énergie dans le pays.
Cela nous a conduits à Gorom-Gorom, Déou en passant par Markoye, Salmossi et les villages rattachés à Déou. Nous y avons travaillé en 2017 et 2018, pendant que certains partenaires avaient abandonné. J’ai dit à mon équipe que nous ne sommes pas dans le fatalisme, nous allons travailler. Nous avons travaillé dans certaines localités, comme Nassoumbou, jusqu’à ce que les populations quittent (au moment où je vous parle, nous y avons toujours notre matériel). C’est pour dire que nous travaillons, tant qu’il y a des populations dans la localité.
Comment avez-vous pu travailler dans ce contexte ?
Nous avons une approche de former localement la ressource humaine. C’est dans notre politique de transfert de compétences. De façon claire, quand nous arrivons dans une localité, nous travaillons à impacter par non seulement la qualité du travail, mais également l’implication des personnes-ressources et des populations de façon générale. Dès lors, nous formons des personnes-ressources au niveau de la localité, de sorte qu’à la fin de notre chantier, ces personnes deviennent des électriciens. C’est un défi que l’entreprise s’est lancé.
Donc, quand l’entreprise bouge de Ouagadougou, c’est avec moins de personnel, parce qu’elle va former sur place, de sorte qu’après ses travaux, les personnes qu’elle a formées puissent suivre l’après-finition. Et le retour de ce système que nous avons mis en place est aussi meilleur. C’est ce qui a fait que nous avons pu travailler malgré la dégradation avancée de la sécurité.
Aussi, avec les déplacés internes, nous nous sommes fait le devoir de les prendre en charge au sein de l’entreprise et de les former à la mesure de nos capacités. Déjà en 2019, nous avons pris 21 personnes de Déou et Nassoumbou. Ce sont des gens qui ont auparavant travaillé avec nous dans leurs localités dans la réalisation de nos projets. Ils nous ont rejoints par la suite sur d’autres chantiers avec leurs frères parce que les populations ont vidé ces localités. Je signale qu’après les travaux, même quand ils étaient dans leurs localités, je les payais toujours pour surveiller notre matériel qui y était resté.
Donc, nous les avons tous accueillis au sein de l’entreprise pour les déployer vers d’autres chantiers pour le renforcement du réseau, c’était courant 2020. Et ce qui est encore intéressant, quand ils nous ont rejoint ici et après s’être stabilisés, certains ont même demandé à retourner pour aller être des VDP, ils disent qu’ils ont appris avec nous qu’il faut se défendre. Il y a au moins huit qui sont dans ce cas-là. Il y en a qui sont dans les localités sur les chantiers d’électrification que nous avons eus, notamment dans le cadre du projet PDCEL (Projet de développement des connexions à l’électricité).
Nous disons donc que le Burkina c’est le Burkina. Nous n’allons pas baisser les bras. Nous serons partout où vivent nos frères burkinabè. Si nos frères vivent dans une localité, nous allons trouver les moyens pour faire les travaux. Mais si les populations et les services publics partent, il n’y a plus de raison que nous y restions. Etant des Burkinabè, étant dans l’espérance, nous avons la certitude que nous allons venir à bout de l’insécurité. C‘est une certitude. C’est d’ailleurs pour cela que notre réflexion actuelle c’est aussi comment préparer le retour des populations dans leurs localités. Il faut préparer le terrain.
Justement, quelle peut-être votre contribution à la prise en compte de cette préoccupation ?
Notre contribution a commencé et se poursuit, nous n’avons pas attendu. C’est cet esprit qui nous a motivé à travailler avec les populations locales dans les chantiers. Nous prenons les jeunes des localités, ils sont profanes, on les prend comme ouvriers et nous faisons en sorte qu’à la fin des travaux, ils deviennent des techniciens, des attestations à l’appui.
Votre entreprise pourrait-elle poursuivre longtemps dans cette dynamique ?
Ce serait bien qu’il y ait une facilitation au niveau de la législation, de la fiscalité. Notre entreprise a actuellement 20 personnes déplacées internes comme employés, qui soutiennent leurs familles restées dans des zones à fort déficit sécuritaire où les parents ne peuvent mener une activité génératrice de revenus. Il faut encourager les entreprises qui développent cet esprit citoyen, parce que vous avez des entreprises qui ont même peur des PDI. Nous misons sur eux, nous les formons et les orientons parfois.
Je suis secrétaire général d’une faîtière de professionnels et président des jeunes opérateurs entrepreneurs de divers secteurs d’activités, où nous nous sommes donné comme objectif de former des jeunes PDI, y compris des filles. Vous avez certainement remarqué en entrant ici, les quatre jeunes filles ; ce sont des électriciennes (dans les domaines du froid, la climatisation, câblage industriel, montage électricité, etc.).
C’est un défi que nous nous sommes donné également que le genre ne détermine pas le métier de la personne ; c’est l’amour et la détermination de la personne qui déterminent son métier. Et en termes de résultat, les garçons ne les battent pas, même dans les fouilles, le travail physique. C’est pour dire que filles et garçons ont les mêmes compétences, il faut simplement les former. Nous estimons qu’il faut former les jeunes filles à des métiers pérennes et non se limiter à des activités spontanées.
Dans le Zam, région du Plateau-central, nous avons, grâce à un projet qui parraine les enfants et leurs parents qui ont moins de 30 ans, formé au moins 30 femmes. Aujourd’hui, ce sont ces femmes qui font l’installation des panneaux solaires et des dépannages (je les ai formées pour la maintenance curative). Elles dépannent, même les onduleurs. Quand elles sont par moments bloquées, elles m’appellent et je leur donne les détails qu’elles souhaitent ou pour que je puisse coordonner du matériel à leur envoyer pour renforcer leurs capacités. Elles sentent maintenant qu’elles peuvent aller loin.
C’est cette vision que Gad General Electric poursuit pour la réinstallation des populations déplacées. Et en les installant, nous allons leur offrir un kit, parce que de retour, il y aura beaucoup de choses à réinstaller dans les villages qu’elles avaient abandonnés. On peut faire des formations accélérées. C’est pratique parce que dans notre coalition, nous avons tous les secteurs d’activités (électricité, BTP, finition : carreau, peinture, pavé, soudure, froid auto et climatisation, l’énergie des mines, etc.).
Pensez-vous que l’électricité peut pallier beaucoup de difficultés, aujourd’hui ?
On ne peut pas faire le développement sans électricité. L’énergie est à la base de tout développement. Voyez-vous le commerce et les activités qui se développent, lorsque l’électricité arrive dans une localité. Il faut veiller sur ces aspects dans la perspective du retour des populations déplacées. Nous avons aujourd’hui beaucoup de compétences dans le secteur et le marché existe. Le seul problème, c’est que nous ne pouvons pas être des entreprises émergentes.
Pourquoi vous ne pouvez pas être des entreprises émergentes ?
C’est parce que les marchés sont ainsi ficelés. Nous voyons à la télé des prix qui sont décernés à des entrepreneurs qu’on ne voit jamais sur le terrain. Nos entreprises sont obligées de travailler avec les multinationales parce que nous n’avons pas les moyens financiers pour rivaliser avec elles. Au niveau des multinationales, les chiffres d’affaires viennent à des milliards, il y a la caution bancaire, bref, le côté financier ne permet pas à une jeune entreprise nationale de pouvoir rivaliser.
Les compétences sont reléguées au second plan en faveur de la capacité financière. Pire, quand ces multinationales viennent ici, passez à leurs bureaux, vous verrez qu’elles ne dépassent pas cinq personnes (elles n’emploient pas plus de cinq Burkinabè) : un magasinier, un secrétaire-comptable, un chauffeur, un interprète et à la limite un cuisinier.
C’est nous, petites entreprises nationales, pour ne pas dire micro-entreprises, qui partons discuter avec ces multinationales avec tous les désavantages possibles. Nous sommes obligés d’accepter les contrats qu’elles nous proposent pour ne pas sombrer. Donc nous sommes vulnérables parce qu’il n’y a pas de rapport de force. Et nous exécutons le travail dans les conditions de la multinationale. On fait de grands travaux au Burkina, par exemples les échangeurs. Mais dites, quelle entreprise burkinabè de BTP a travaillé comme sous-traitant avec ces multinationales-là et est aujourd’hui émergente ?
La fibre optique qui est un grand projet sur tout le territoire, ce sont des multinationales qui font la sous-traitance pour que les Burkinabè travaillent. Les multinationales deviennent à la limite des coordinatrices de projets pour suivre les travaux. Au niveau de l’énergie, le projet « Team 9 », j’étais sous-traitant et dans bien d’autres. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas une législation qui nous permet de progresser, qui nous encadre.
Or, ailleurs, nos promotionnaires n’ont pas la quantité de travail que nous abattons, mais ils nous dépassent économiquement ; parce que leur législation leur permet de résister. Ici, vous avez des entreprises qui sont assises avec 20, 30 bons, pendant qu’il y en a d’autres qui veulent un seul marché, pour ne serait-ce que payer leurs taxes. L’Etat perd dans ces marchés hors douane avec les multinationales. Si l’Etat divisait par exemple les marchés d’un milliard en lots de cent millions, cela profiterait à dix entreprises burkinabè. Ces entreprises nationales ne seront pas affranchies de taxes, des droits de douane comme les multinationales.
Il y a de grandes réalisations qui sont faites ici par des entreprises burkinabè, mais en sous-traitance, ce sont des multinationales qui ont les marchés et font exécuter. Et quand c’est ainsi, l’entreprise nationale doit s’enregistrer aux impôts, avec beaucoup de difficultés, tandis que la multinationale rapatrie ses fonds. Donc, cela fait que certaines entreprises nationales peinent à se déclarer aux impôts, à leur corps défendant, c’est la réalité. Et l’Etat lui-même perd à la fin. Voilà pourquoi, nous pointons la législation, parce qu’elle n’est pas profitable à l’Etat et tue encore les entreprises nationales.
Il faut que nos spécialistes veillent vraiment sur le secteur informel parce que c’est le plus grand pourvoyeur d’emplois. Il faut faire en sorte que les entreprises qui se créent puissent survivre. Quand nous réalisions les travaux dans certaines localités à fort déficit sécuritaire, plusieurs jeunes de ces zones travaillaient avec nous. Mais dès que les entreprises sont parties, que deviennent les jeunes qui sont restés là-bas ? Quand quelqu’un se noie, il attrape toutes sortes de branches, croyant se sauver.
Si au lieu de lancer un seul marché à des milliards pour qu’une multinationale vienne prendre, pour recruter à son tour nos micro-entreprises pour faire le travail et rapatrier toute la grosse partie de l’argent tuant ainsi nos micro-entreprises, on faisait en sorte à éclater ces gros marchés à des lots de 100, 200 millions, cela aurait vraiment aidé nos entreprises et contribuer à résoudre beaucoup de problèmes et apporter des devises aux impôts.
On a des entreprises très compétentes, il faut aller sur la base du promoteur et/ou du travail déjà fait, le dossier technique. C’est simple. Aussi, il faut que chacune soit à sa place. On voit souvent des entreprises de vente de marchandises et divers qui viennent gagner des marchés d’électrification. Quand par exemple quelqu’un du domaine de l’électricité va prendre un marché de BTP, c’est pour faire quoi ? Mais cette situation est favorisée par le fait de lancer des marchés de construction en lot unique. Dès lors, c’est celui qui a le marché de BTP qui va trouver l’électricien.
Le spécialiste, l’électricien, devient un sous-traitant d’une entreprise qui n’est pas de son domaine. Ainsi de suite. Donc, le marché doit être fait à des lots, de sorte que chaque spécialité ait son lot. En ce moment, beaucoup d’entreprises seront en activités et l’impact social est considérable. On a toute une réorganisation à faire en matière d’entrepreneuriat et de lutte contre le chômage.
Quand vous prenez le secteur de l’orpaillage, on y trouve parmi les nombreux jeunes, ceux qui étaient connus dans le banditisme, mais qui se sont reconvertis et qui travaillent sur les sites pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Et c’est dans cela que l’Etat part déguerpir des orpailleurs pour installer des mines industrielles, qui ne peuvent pourtant pas employer grand nombre que l’orpaillage et sans même se préoccuper du devenir de ceux qui y étaient. Des gens qui gagnaient leur vie sur ces sites d’orpaillage, on ne cherche plus à savoir quel est leur sort. Pourtant, on pouvait simplement changer de politique pour tenir compte d’eux et cela allait résoudre beaucoup de problèmes.
Qu’est-ce que vous voulez dire par-là ?
Je veux dire qu’on pouvait aller vers les mines semi-mécanisées. L’Etat pouvait installer des commissariats, des comptoirs d’or, des écoles, des centres de santé pour rendre le site viable. Cela permet à l’Etat d’avoir un œil dessus pour organiser ceux qui y travaillent. On a des expériences réussies en la matière à travers le monde, on peut s’en inspirer (Australie, Mexique, Etats-Unis, etc.). Nous pouvons aussi le faire, on ne doit pas tout prendre pour donner aux industriels qui, à tort ou à raison, ne respectent même pas leurs cahiers de charges.
Si vous prenez toute une région pour exploiter, alors que dans la localité on n’a même pas un complexe sanitaire, un complexe scolaire, etc., que gagnons-nous, finalement ? Les mines pouvaient même produire de l’énergie. Cela pouvait se faire et la mine produit même de l’énergie en collaboration avec le ministère de l’Energie. Il faut vraiment avoir de l’ambition à long terme. L’essentiel, ce n’est pas de percevoir de l’argent chaque mois.
Ce qui est important, c’est que ces industries investissent dans les infrastructures, la formation de spécialistes et dans l’éducation des enfants. Si on ne se ressaisit pas, nous sommes perdants. J’ai travaillé dans les mines et j’ai voyagé à travers plusieurs pays dans ce cadre, je sais comment les choses se passent ailleurs. Même les sociétés de téléphonie mobile peuvent en faire autant. Qu’est-ce qui empêche ces sociétés de construire des complexes scolaires et sanitaires ? C’est une volonté et une vision politique de pouvoir créer un cadre économique viable pour les jeunes. Ce sont des secteurs qui pouvaient beaucoup aider dans la lutte contre l’insécurité en finançant les jeunes pour créer plus d’emplois.
En résumé, il y a un cadre qu’il faut créer pour permettre aux entreprises et entrepreneurs burkinabè de pouvoir s’épanouir, offrir plus d’emplois et participer à l’essor de l’économie nationale ?
Je vous assure que lorsque les entrepreneurs burkinabè se trouvent à des rencontres à l’extérieur, ils mesurent à quel point l’Etat lui-même a travaillé à rendre l’entrepreneur burkinabè misérable. Ailleurs, les gens sont valorisés dans leur domaine et protégés. Ça donne même la confiance à leurs entrepreneurs pour s’attaquer au marché international. Au Burkina, on fait tout pour tirer les entreprises vers le bas, et c’est dommage.
Interview réalisée par O.L
Lefaso.net