Actualités :: Crise sécuritaire au Burkina : « La radicalité de circonstance n’est pas la (...)

Le temps semble long. Un an déjà. C’était le 30 septembre 2022. Et dans un peu plus de trois mois (23 janvier 2024), il y aura deux ans que le régime de Roch Kaboré aura été mis à terre par des militaires. Qu’il s’agisse de la Haute-Volta ou du Burkina Faso, cette incursion des militaires dans la vie politique de ce pays ne saurait étonner. J’ai connu la fin du premier régime militaire, celui du lieutenant-colonel Sangoulé Lamizana (1966-1971) puis, après l’instauration de la IIè République, j’ai vécu pleinement le régime militaire du même homme, mais général cette fois (1974-1978).

Il y a eu, ensuite, le règne du Comité militaire de redressement pour le progrès national (CMRPN) du colonel Saye Zerbo (1980-1982) suivi de ceux du Conseil du salut du peuple (CSP) du médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, du Conseil national de la Révolution (CNR) du capitaine Thomas Sankara (1983-1987), du Front populaire (FP) du capitaine Blaise Compaoré (1987-1989).

A des degrés divers, ces régimes avaient un contenu idéologique et même un programme d’action. Plus ou moins cohérent, mais en rupture et porteur d’un nouveau mode de production politique. Pour l’essentiel, ils pensaient s’inscrire dans le long terme. Pas dans une « transition » qui viserait un retour à la situation antérieure stricto sensu. Lamizana, Sankara et Compaoré s’y sont employés. Et ont marqué leur époque.

Ces périodes d’exception ont été aussi des périodes de foisonnement dans la réflexion et l’action. On appelait alors cela, quelque peu abusivement parfois, une « révolution ». Les années Sankara ont été prolixes en la matière ; les années Compaoré également (tout au moins dans la période qui s’étend de la « rectification » à la normalisation).

Les coups d’État de 2022, quant à eux, n’ont d’autre ambition que d’être des transitions… qui durent d’autant plus que les échéances électorales sont jugées « folkloriques ». Les putschistes ont d’ailleurs bien du mal à exprimer leur motivation. L’intitulé de la junte - Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR) - en est l’expression. Qu’entend-t-elle « sauvegarder » et « restaurer » ?

« Sauvegarder », c’est s’efforcer de conserver coûte que coûte l’existant. « Restaurer » c’est remettre en état l’existant. Si Sankara était encore vivant, il ne manquerait pas de fustiger les contradictions de ces militaires qui se veulent révolutionnaires (ils ont remis à l’ordre du jour « La patrie ou la mort, nous vaincrons ») sans faire de révolution, avec pour seul programme la « sauvegarde » et la « restauration » d’on ne sait quoi.

MPSR I et MPSR II et une radicalisation de circonstance

La transition instaurée en 2014 avait un sens. L’insurrection populaire avait fait chuté le régime de Compaoré mais aucune force politique n’avait été en mesure de s’imposer au pouvoir. Il y avait un vide politique. Des militaires, déjà, s’efforceront de le combler. La rue résistera. La transition permettra la « normalisation » sans « rectification ». Enfin presque. La présidentielle de 2015 a remis les pendules à l’heure. En apparence. Cette transition, regardée en 2023, peut être jugée exemplaire de bout en bout malgré les nombreux soubresauts auxquels elle a dû faire face.

Le MPSR a été obligé de s’y reprendre à deux fois (23 janvier 2022 puis 30 septembre 2022) pour s’installer au pouvoir. Sans jamais convaincre. Les militaires burkinabè, bien que déguisés en permanence en « commandos », ont échoué à défendre le territoire national ; ils échouent tout autant à mettre en place une gouvernance satisfaisante. Les Burkinabè continuent de mourir ou d’être « déplacés » ; les « terroristes », quant à eux, sont « neutralisés » sans que l’on sache ce que cela signifie.

Des centaines depuis un an à en croire les infos diffusées jour après jour par le MPSR II (dans le jargon qui a cours aujourd’hui au Burkina Faso). C’est dire l’ampleur du problème qui est, à coup sûr, tout autant social que militaire. Il ne faut donc pas s’étonner que le Burkina Faso craque de toutes parts. Le MPSR II ne fait même plus illusion (y compris, sans doute, au sein d’une partie de l’armée) et si la logorrhée révolutionnaire a encore cours, les Burkinabè ont compris que la seule révolution qui reste à accomplir est de résister à l’autoritarisme qui tend à être institué au prétexte que « la patrie serait en danger ».

La vie politique du Burkina Faso est désormais inexistante. La vie culturelle est annihilée. Les journalistes et les médias sont corsetés tandis que, pour l’essentiel, la presse française est désormais interdite. A quand l’interdiction de l’internet ? C’est le règne de l’uchronie, la réécriture de l’histoire (à commencer par celle de Sankara érigé en « héros de la nation », ce qui doit le faire bien marrer) dans la plus pure tradition stalinienne.

C’est en vain que l’on cherche, sur internet, concernant le Burkina Faso d’aujourd’hui, une ébauche de programme (et je ne parle pas du ramassis de propositions incohérentes formulées par les « forces vives des régions » et qui se veut un catalogue des « réformes politiques, institutionnelles et administratives de la transition »). Il y a tout juste quarante ans (c’était le 2 octobre 1983), Sankara avait prononcé son Discours d’orientation politique (DOP). Il était dans l’air du temps de ces années-là. Et s’inscrivait dans l’évolution du Burkina Faso (qui n’était encore, d’ailleurs, à cette époque, que la Haute-Volta). Mais fixait un cap, un objectif, dressait un état des lieux et laissait penser qu’un autre monde était possible.

Pas de DOP pour le MPSR II. Dans son Discours de politique générale, d’orientation et d’engagement patriotique, le docteur Apollinaire Joachimson Kyélèm de Tambèla (hé oui !), Premier ministre, mettait le doigt sur les missions à mener : solutionner l’insécurité ; faire face à la crise humanitaire ; jeter les bases pour une réconciliation et une refondation consensuelle de la société. Il les a réitérés, six mois plus tard, le mardi 30 mai 2023, toujours devant l’Assemblée législative de transition (ALT).

Dans une formulation aléatoire et quelque peu ampoulée (« Chaque jour est un champ de bataille et à chaque crépuscule on compte les victoires et on dénombre les défaites »), il avait, une fois encore, fustigé « ce prétendu ami [qui] refuse de vous tendre une main secourable alors même que la dite main secourable est censée être rétribuée » ; « ami » dont l’ambition serait de « sacrifier les Burkinabè pour ensuite se répartir le territoire et ses richesses avec les bandits armés ». D’où cette nécessité de « diversification des partenariats » : Russie, Chine, Turquie, Iran, Corée du Nord, Venezuela.

La France comme bouc émissaire

La France, bien sûr, est ce « prétendu ami ». Pour ceux qui ne l’auraient pas compris, le Premier ministre du Burkina Faso l’a répété avec véhémence, quatre mois plus tard, le mardi 3 octobre 2023, alors qu’il recevait la représentante spéciale de l’Union européenne pour le Sahel, l’italienne Emanuela Del Rey. Soulignant les bonnes relations avec l’UE, Kyélèm s’est empressé de souligner que ce n’était pas le cas avec la France. « Nous n’avons pas de bonnes relations avec la France parce que nous avons été colonisés par elle et qu’elle nous considère toujours comme sa colonie […] Le gouvernement français n’hésite pas à utiliser les institutions internationales pour entraver tous les projets en faveur du Burkina Faso » (Communiqué de la DCRP/Primature, 3 octobre 2023).

Au-delà du comportement peu diplomatique de la part du Premier ministre d’un gouvernement de « transition » qui oublie un peu vite que la France est membre fondateur de l’UE (et la deuxième contributrice, après l’Allemagne, à son budget), je me suis étonné de cette soudaine diatribe anti française de la part d’un homme considéré comme un intellectuel, qui n’est plus un gamin impertinent (Sankara avait 34 ans quand il a accédé au pouvoir ; Kyélèm en a 65 et encore n’est-il que Premier ministre) et dont l’expérience internationale est significative : Togo ; France (où il a vécu plus d’une dizaine d’années) ; Canada ; Suisse (mais je ne suis pas certain qu’il ait séjourné effectivement à Genève) ; Etats-Unis.

Certes, entre le 30 mai et le 3 octobre 2023, un événement majeur s’était déroulé non loin de Ouaga : le 23 août 2023, les militaires ont pris le pouvoir à Niamey et les relations franco-nigériennes ont tourné à l’affrontement, libérant, du même coup, le discours anti-français. Mais il faut chercher ailleurs le bagage idéologique de Kyélèm. Curieusement en… France, du côté de Nice où il a fait ses études.

A Nice, un (vrai) communiste nommé Charvin

Apollinaire Joachimson Kyélèm de Tambèla a fait ses études supérieures à Lomé (1979-1981) et Ouagadougou (1981-1983). Il a obtenu un Deug en droit des affaires, une licence et une maîtrise de droit privé. De 1983 à 1987, il rejoint l’université de Nice où il va obtenir un DEA de droit des affaires/droit économique puis, en 1987, un doctorat en droit. Sa thèse s’intitule : « Coopération et développement autocentré : le cas du Burkina Faso ». Notons qu’il est en France tout le temps du règne de Sankara à Ouaga ! En 1988-1989, il est à Toronto, au Canada, et il reviendra à Nice, de 1990 à 1996, pour obtenir un DEA de droit international public et privé qui lui ouvrira les portes du Centre de formation professionnelle des avocats, le Cepa, toujours à Nice.

A Nice, Kyélèm a eu pour directeur de thèse Robert Charvin. Charvin, qui aura 85 ans à la fin de l’année 2023, est professeur émérite, docteur en droit, agrégé en droit public, avocat et a été une personnalité politique régionale (conseiller général ; conseiller municipal et adjoint au maire de Villefranche-sur-Mer), militant syndicaliste (SNEsup) et franc-maçon (Grand Orient de France).

C’est aussi un militant communiste de longue date. Militant des jeunesses communistes (JC) à 18 ans, puis de l’Union des étudiants communistes (UEC) à 20 ans, il entre au Parti communiste français (PCF) à 22 ans. Secrétaire de cellule, il exercera des responsabilités locales et régionales. Proche de Pierre Juquin, chef de file des « rénovateurs » communistes, exclu en 1987, il restera cependant dans le parti considérant qu’il n’y est pas « pour servir les options de tel ou tel dirigeant mais par adhésion à un projet de société ».

Charvin est un auteur prolixe. Mais « orienté ». RDA, Corée du Nord, Libye de Kadhafi, Algérie, Russie… Il dénonce le « conservatisme radical » de la France, une droite inspirée par « l’extrémisme social-fasciste du Front national », un « néo-libéralisme » pour lequel « le modèle des banquiers est le seul valide », « une politique économique axée sur une croissance sans retombées sociales », etc.
Il fustige une « civilisation occidentale » qui se juge « supérieure à toutes les autres », les élections « stade suprême de la démocratie libérale », un « processus de mondialisation forcée », une « France [qui] continue à se vouloir hégémonique dans ses anciennes possessions coloniales », « l’hostilité de principe à la Russie et à la Chine ».

Dans son combat contre le « nouvel impérialisme occidental », il considère la Chine, la Russie, l’Iran, l’Algérie, Cuba, la Corée du Nord, le Venezuela, la Bolivie, le Brésil comme « autant de contre-feux à la global gouvernance ».
Il faut donc lire Charvin pour comprendre Kyélèm et son discours sur les « élections folkloriques pour plaire aux autres » et son obsession d’une « refondation d’une Constitution burkinabè copie conforme de la Constitution française ».

Il faut lire Charvin pour comprendre Kyélèm et ce que pourrait être la relation entre Ouaga et Abidjan. En 2019, au sujet de Laurent Gbagbo, Charvin écrivait : « En 2011, le président de la Côte d’Ivoire, L. Gbagbo, est arrêté par une rébellion armée, qui a débuté en 2002, soutenue par la France, les Etats-Unis et certains Africains du style Compaoré ». C’est dire que pour lui Alassane D. Ouattara n’a pas été élu à l’occasion de la présidentielle 2010 et que son « pouvoir » s’oppose « à la souveraineté du peuple ivoirien pour le seul compte des intérêts de quelques groupes économiques et financiers occidentaux ».

Kyélèm et Ouédraogo avocats associés

C’est donc du côté de Nice et de Charvin que Kyélèm a été chercher sa radicalité politique (radicalité de circonstance), son intérêt pour le Nicaragua, l’Iran, la Russie…, sa détestation de la France. Ce qui ne manque pas d’étonner de la part d’un homme qui ne cesse de dénoncer « le mimétisme de gouvernance ». Radicalité qui s’exprime à compter de 2011 avec, en Côte d’Ivoire, l’arrestation de Laurent Gbagbo et l’accession au pouvoir de Alassane D. Ouattara. Il se découvre une préoccupation pour la vie politique alors que, jusqu’alors, il s’était focalisé essentiellement sur les questions juridiques. A noter que quand il a séjourné à nouveau (1990-1996) à Nice, il a fondé, le 17 décembre 1990, l’association Amitiés France Burkina. Ah, la France… ! C’était alors celle de François Mitterrand et de Michel Rocard.

C’est encore en France, à Nice, en 1995-1996, qu’il suivra les cours du Centre de formation professionnel des avocats (CFPA) de l’Ecole des barreaux du sud-est (EBSE). En 1996, il décroche le Certificat d’aptitude à la profession d’avocat (Capa) qui lui permettra d’être inscrit, de 1997 à 1999 sur la liste du stage de l’Ordre des avocats du barreau du Burkina. En 1999, enfin, il est inscrit au tableau de l’Ordre des avocats du barreau du Burkina. Pendant cette période de… transition, il sera intervenant puis chargé de cours à l’Enam de Ouagadougou, chargé de travaux dirigés à l’université de Ouaga.

En février 2000 (il a alors 48 ans) il participe à la constitution d’un cabinet d’avocats d’affaires à Ouaga 2000. Il s’agit d’une société civile de moyens (SCM) où chaque avocat garde son autonomie et ses dossiers mais met en commun ses avoirs. Sa dénomination est Justice & Liberté. Ses partenaires sont alors Me Hamidou Savadogo et Me Gilbert Noël Ouédraogo, tous deux inscrits au barreau du Burkina Faso. Ouédraogo est de dix ans le cadet de Kyélèm. Il n’est autre que le fils de Gérard Kango Ouédraogo, personnalité politique majeure de la Haute-Volta. Les Ouédraogo ont fait l’histoire du RDA, via l’ADF, en Haute-Volta d’abord puis au Burkina Faso ensuite. L’ADF-RDA est un parti libéral. Gilbert Noël, qui est son président, aime à dire qu’il prône un « libéralisme solidaire ».

Opposition modérée au temps de Blaise Compaoré et même participation sous condition à quelques gouvernements (c’est à cette occasion que Me Ouédraogo quittera la SCM). Ouédraogo est dans la retenue. Il l’est tout autant en 2022 lors des « soubresauts militaro-politiques ». Il s’agit d’une « crise sécuritaire » qui impose que « la reconquête de notre territoire [soit] la priorité des priorités », dira-t-il sans dénoncer un régime d’exception qui a interdit les partis politiques et mis en place une Assemblée législative de transition (Alt), assemblée fantoche.

La radicalité de circonstance n’est pas la bonne réponse

Nous sommes loin des diatribes de Kyélèm dénonçant « les sarcasmes des petits esprits incapables de grandeur », ces « forces obscurantistes » qui « ont même peur de ce qui est grand », ces « puissances étrangères [qui], avec leurs complices à l’intérieur, intriguent dans l’ombre pour nous faire échouer ». Léon Trotsky, qui savait ce que révolution veut dire, a dit que « la calomnie ne peut-être une force que si elle correspond à un besoin historique ».

Il me semble que dans le contexte actuel, national, sous-régional, africain et international, il serait bon de s’en dispenser. La radicalité de circonstance qui est la règle aujourd’hui n’est pas la bonne réponse (même si le diagnostic n’est pas faux sur les maux internes et externes dont souffre le pays et bien d’autres du fait de cette mondialisation forcée dénoncée par Robert Charvin). Quand Kyélèm affirme que « la peur a changé de camp », il anticipe, anticipe, anticipe…

Jean-Pierre Béjot
La ferme de Malassis (France)
10 octobre 2023

Tribune : « La culture porte les espoirs d’une Afrique de (...)
Burkina : L’arabe, langue oubliée de la réforme (...)
Burkina Faso : Justice militaire et droits de (...)
Photos des responsables d’institutions sur les cartes de (...)
Burkina/Lutte contre le terrorisme : L’analyste (...)
Lettre ouverte au ministre de l’Énergie, des Mines et de (...)
Sénégal : Le président Bassirou Diomaye Faye quittera-t-il (...)
Cuba : L’Association des anciens étudiants du Burkina (...)
Sahel : "La présence américaine dans la région joue un (...)
Burkina/Transport : La SOTRACO a besoin de recentrer (...)
Burkina Faso : La politique sans les mots de la (...)
Burkina/Crise énergétique : « Il est illusoire de penser (...)
Le Dioula : Langue et ethnie ?
Baisse drastique des coûts dans la santé : Comment (...)
Sénégal / Diomaye Faye président ! : La nouvelle (...)
Burkina : De la maîtrise des dépenses énergétiques des (...)
Procès des atrocités de l’Occident envers l’Afrique (...)
Afrique : Des pouvoirs politiques traditionnels et de (...)
La langue maternelle : Un concept difficile à définir (...)
Technologies : L’Afrique doit-elle rester éternellement (...)
L’Afrique atteint de nouveaux sommets : L’impact de (...)

Pages : 0 | 21 | 42 | 63 | 84 | 105 | 126 | 147 | 168 | ... | 5397


LeFaso.net
LeFaso.net © 2003-2023 LeFaso.net ne saurait être tenu responsable des contenus "articles" provenant des sites externes partenaires.
Droits de reproduction et de diffusion réservés