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Tidjane Thiam en successeur de Henri Konan Bédié. Jusqu’où ?… !

Publié le jeudi 11 janvier 2024 à 11h42min

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Tidjane Thiam  en successeur de Henri Konan Bédié. Jusqu’où ?… !

En 1994, il avait été choisi par Henri Konan Bédié, tout nouveau président de la République de Côte d’Ivoire, pour diriger une des structures les plus emblématiques des « années Houphouët » : la DCGTx qui deviendra le BNETD ; dont on disait que c’était la chasse gardée des « blancs du président ». Quelques années plus tard, Tidjane Thiam sera ministre. Planification, programmation avec en charge, par ailleurs, auprès de Bédié lui-même, la stratégie et la prospective. Jusqu’à ce que des militaires s’installent au pouvoir à Abidjan à l’occasion de Noël 1999.

Pour autant, il n’a pas émergé véritablement sur la scène ivoirienne. Il demeurera un Franco-Ivoirien dont la famille est originaire du Sénégal, trop diplômé (X-Mines et Insead) et trop grand (1,93 mètre). Après ce petit tour en Côte d’Ivoire (1994-1999), il retournera en « Occident », comme il aime à le dire, et à l’univers pas toujours feutré des affaires financières. Oublié. Enfin presque. Dix ans plus tard, il reviendra sur le devant de la scène.

Ni à Abidjan, ni à Yamoussoukro, ni à Bouaké, ni à Korhogo. A Paris, à Londres et à Zurich. Loin du fracas qui bouleversera, une décennie durant, la vie politique, économique et sociale de la Côte d’Ivoire. Il est devenu une star de la finance internationale. Au sein du duo franco-voirien, il est bien plus Français qu’Ivoirien ; la presse, qui ne sait pas toujours comment le caractériser, en fera un « financier francophone ». OK. Mais bien plus financier que francophone. Normal, la finance c’est son job.

Tout le monde connaît la fable du scorpion et de la grenouille. Le scorpion veut traverser une rivière. Il demande à la grenouille de l’y transporter. La grenouille redoute le dard mortel du scorpion mais se dit que si l’envie lui venait de la piquer il périrait avec elle, noyé. Au milieu de la rivière, pourtant, le scorpion pique mortellement la grenouille. Qui interloquée interroge son tueur : « Pourquoi ? » ; « C’est dans ma nature ! » répond celui-ci.

On a écrit que Tidjane Thiam, ministre de Henri Konan Bédié, avait prévu un scénario pessimiste, intitulé « Le Suicide du scorpion », où, malgré les conséquences, la façon d’être des uns et des autres était irrépressible : dans ce scénario, le coup de force des militaires devenait inéluctable à la veille de l’an 2000.
Le 24 décembre 1999, « Le Suicide du scorpion » surprendra Thiam, en famille, aux Etats-Unis. Merry Christmas ! Retour en solo à Abidjan. Trait tiré sur la Côte d’Ivoire et « sa nouvelle résidence de Cocody-les-Ambassades ». Il redevient un cadre supérieur bien formé, bien élevé, bien marié à la recherche d’emploi. Il a 37 ans, deux enfants (un troisième ne tardera pas à se profiler à l’horizon) et pas vraiment de CV. Mais des contacts bien mieux placés que l’ANPE.

Il avait débuté chez McKinsey en 1986 pour mener des « missions de structuration opérationnelle et financière, d’aquisition ou de fusion internationale et de stratégie dans les secteurs financier et industriel ». En 2000, après quelques mois de négociations, il sera élu directeur associé au niveau mondial de McKinsey & Company dont il va renforcer l’équipe française.

Star de la finance, il est « le Français né en Côte d’Ivoire »

Il ne tardera pas à quitter Paris pour Londres et McKinsey pour Aviva Europe (assurance-vie et épargne à long terme). En 2002, il est directeur de la stratégie et du développement et, à compter de 2006, CEO (PDG) d’Aviva Europe. Le voilà assureur. Et coopté par la City dont il va rapidement adopter les mœurs : long terme et harmonie. En avril 2007, il est admis au conseil d’administration et est nommé directeur exécutif pour l’Europe. Mais, contre toute attente, alors que le nouveau DG du groupe, Andrew Moss forme sa propre équipe, Thiam va, en septembre 2007, rejoindre Prudential dont il devient le directeur financier (compte tenu d’une clause de non-concurrence, il ne sera effectivement embauché qu’en mars 2008).

Du même coup, Thiam n’est plus l’homme des brèves dans la presse économique et financière ; des brèves qui n’évoquent que son nom et son parcours lors des nominations. Il devient « l’étoile montante », « le francophone », « le Français né en Côte d’Ivoire », « le charismatique polyglotte, adepte du franc-parler » (Thiam parle français et anglais, bien sûr, mais aussi allemand). Thiam va s’illustrer notamment en refusant de distribuer 7 milliards de livres sterling de réserves accumulées par Prudential tout au long de son histoire. Il entendait conserver un « coussin financier ». Ce qui lui vaudra d’être considéré comme un des rares financiers à avoir vu venir la crise de 2008.
En 2009, Thiam, « Français d’origine ivoirienne », va prendre la suite de Mark Tucker à la tête (Chief executive) de Prudential PLC, premier assureur britannique (30.000 salariés, 500.000 agents). « Ce Franco-Ivoirien de 47 ans devient le premier patron noir d’une entreprise du Footsie 100, l’indice boursier vedette de Londres ».

Du même coup, la presse française va s’enthousiasmer pour « ce géant au parcours scolaire sans faute ». Le Nouvel Observateur, peu enclin à ses passionner pour les hommes d’argent, va publier, le 15 octobre 2009, un papier de Sophie Fay qui n’est pas encore la journaliste économique de notoriété qu’elle est devenue depuis. L’axe du papier est simple : « La France est incapable d’assumer sa diversité et d’assurer à ses minorités visibles un parcours professionnel équitable dès que l’on quitte les terrains de sport ». « C’est paradoxal, commentait Thiam, dans la mesure où je suis un pur produit du système français ».

Fay raconte que dans « Qu’est-ce qu’être français ? », publié par l’Institut Montaigne, Thiam décrit sa « frustration » de Franco-Ivoirien. « Frustration parfois devant ces policiers français comme moi et qui me tutoient. Frustration de devoir m’exiler à Londres, fatigué de me cogner le crâne contre le plafond de verre parfaitement invisible mais ô combien réel. Fatigué de voir des collègues moins compétents s’élever et progresser quand ma carrière stagnait. Frustré de voir que l’Angleterre sait me donner aujourd’hui tout ce que la France n’a pas toujours voulu ou simplement peut-être su me donner : opportunités, respect et le don le plus précieux, bien sûr, l’indifférence à ma couleur ».

L’Asie, bon élève de la mondialisation. Tout comme Thiam !

L’image du polytechnicien qui ne trouve pas de boulot en France parce qu’il est africain, ce qui le contraindra à « s’exiler » en Angleterre, va s’imposer durablement. D’autant plus que patron de Prudential, Tidjane Thiam, « un Français d’origine ivoirienne », devient une personnalité majeure du monde des affaires financières.

Le 1er mars 2010, Thiam annonce le rachat de AIA, la branche asiatique du groupe américain AIG. Une opération qui coûte 35,5 milliards de dollars. Au-delà de la valorisation boursière de « Pru » qui va devoir procéder à une des plus fortes augmentations de capital (21 milliards de dollars) de l’histoire boursière anglaise pour mener à bien l’opération.

Consécration pour Thiam qui n’avait cessé de prévenir les Anglais de sa spécificité : « Je suis noir, Africain, francophone et je mesure 1,93 mètre ». Il est caricaturé par Morchoisne dans le quotidien économique français Les Echos. C’est l’adoubement sans lequel personne ne peut dire qu’il existe médiatiquement. Thiam étonne et détonne. Il déclinera, au lendemain de l’opération AIA, le poste d’administrateur indépendant offert par la Société Générale, banque française. C’est que le conseil d’administration de « Pru » jugera qu’il avait alors d’autres priorités. Effectivement, des priorités, il en a d’autres.

Après trois mois d’âpres discussions et négociations, il faut se rendre à l’évidence : « Pru » doit annoncer officiellement l’échec de l’opération AIA, trop cher, trop risqué. Thiam sera dès lors dans le collimateur des gros actionnaires. Noire ou blanche, ils veulent sa peau. L’opération a coûté environ 450 millions de livres sterling (soit environ un demi-milliard d’euros) en conseil et pénalités. Les actionnaires le lui rappellent avec violence le lundi 7 juin 2010 au Queen Elizabeth Centre, à Westminster. Un des 300 actionnaires présents évoquera « un désastre du début à la fin » et « une honte » qui ne peut se faire oublier que par la démission du conseil d’administration, composé « d’arrogants », qui, unanimement, ont été favorables à l’opération de rachat de AIA. La proposition de la Société générale d’admettre Thiam à son conseil d’administration sera dénoncée comme sa « tentative d’accepter un deuxième emploi » dans une banque… française.

Harvey McGrath, le président de « Pru » montera au créneau pour défendre une opération qui, dira-t-il, « était une opportunité d’accélérer notre croissance et non de résoudre un problème », rappelant que « c’était une décision unanime de poursuivre l’accord et une décision unanime de se retirer ». Thiam, qui vivra ce 7 juin 2010 son « jour le plus long », dira que l’achat de AIA était « conforme à notre stratégie » et « valait le risque ». Il ajoutera : « Je regrette profondément [l’échec de l’accord]. J’aurai la tâche de restaurer votre confiance ».

Face aux administrateurs qui voulaient sa peau, Thiam survivra. Au-delà de l’opération avortée de rachat de AIA, le groupe se portait bien et affichait l’une des meilleures performances boursières du secteur. Thiam va se faire le chantre de l’émergence asiatique et y prôner un investissement massif. « C’est une erreur de raisonnement complète que de croire que le progrès économique des pays émergents va se faire au détriment des classes moyennes occidentales […] Ce que l’Occident va perdre, c’est sûr, c’est le sentiment de dominance. Mais ce n’est pas parce que l’on ne domine plus le monde que l’on n’est plus prospère » (Entretien avec Nicolas Barré – Les Echos du 6 juillet 2012).

Changer de job régulièrement pour ne pas lasser les gens… !

En juillet 2015, nouvelle caricature de Tidjane Thiam par Morchoisne dans Les Echos. Et retour du « Franco-Ivoirien » dans les colonnes de la presse française. Le mardi 10 mars 2015, le groupe zurichois Crédit Suisse a annoncé l’arrivée de Thiam à sa direction générale à compter du 1er juillet 2015. Un Franco-Ivoirien prend la suite d’un Américain (Brady Dougan). Une première : jusqu’alors les entreprises suisses n’ont été dirigées que par des nationaux, des Américains ou des Allemands. Thiam justifiera son départ de « Pru » par la nécessité de changer de job tous les cinq, six ou sept ans avant que « le son de votre voix ne devienne pénible pour tout le monde ».

La reconversion en banquier de Thiam surprendra. On évoquait son nom pour prendre la suite de Christine Lagarde au FMI. Mais manifestement, Thiam a pris goût aux stratégies financières, qu’accompagnent nécessairement restructurations et compressions de personnel ; et sa réussite personnelle suscite bien des jalousies (en 2015, ses émoluments se sont élevés à plus de 23 millions d’euros !). Thiam privilégie les perspectives à long terme de l’Asie. La Suisse est bien plus ranplanplan. Zurich n’est pas Londres. Y compris au plan humain. Thiam va y ressentir non seulement la dépréciation qui est la sienne en tant que francophone et Français mais, plus encore, le mépris de l’establishment à l’égard du Noir qu’il est, quoi qu’il fasse, quoi qu’il réussisse. Un mépris relayé par une partie des médias suisses.

Ce n’est donc pas par hasard qu’éclatera « l’affaire Iqbal Khan » le 21 septembre 2019. Ce gestionnaire de fortune (le moteur de la croissance et des bénéfices du Crédit Suisse depuis l’arrivée de Thiam) suisso-pakistanais est passé brusquement du Crédit Suisse à UBS alors qu’il apparaissait être le futur successeur de Thiam si celui-ci rejoignait le FMI ou se présentait à la présidentielle ivoirienne de 2020. Mais les tensions entre les deux hommes se sont exacerbées depuis le début de 2019 pour des raisons plus perso que pro. Khan, du même coup, n’avait pas obtenu la place qu’il espérait au Comex de la banque.

Il est vite apparu que Khan avait été « espionné » avant son départ du Crédit Suisse. Pour les anti-Thiam, le DG ne pouvait pas ne pas être l’instigateur de cette filature. Pour les pro-Thiam, c’était une décision perso du Français Pierre-Olivier Bouée, directeur des opérations, proche de Thiam (ils ont travaillé ensemble chez McKinsey, Aviva et Prudential). Ce sera la conclusion de l’enquête menée en interne. Bouée démissionnera avant d’être licencié rétrospectivement ; le responsable de la sécurité se retrouvera dans la même charrette (un des détectives chargés de surveiller Khan se suicidera). Thiam, blanchi mais quelque peu humilié, verra la part variable de sa rémunération 2019 amputée de 15 % (il lui restera cependant 10 millions d’euros !). A la télévision suisse, il déclarera : « Les yeux dans les yeux, je vous le dit, je ne savais pas... ».

Malgré un bilan positif, malgré le soutien d’actionnaires (et non des moindres), Thiam, en conflit avec son président Urs Rohner, choisira de démissionner le 7 février 2020.

Et la Côte d’Ivoire dans tout cela ?

2020. Année présidentielle en Côte d’Ivoire. Alassane D. Ouattara va achever un deuxième mandat débuté en 2015 ; son premier mandat, il l’a exercé dans l’enthousiasme de la paix politique retrouvée et de la relance économique après avoir remporté l’élection d’octobre 2010 et que le couple Gbagbo ait été capturé avec l’aide de l’armée française. Depuis que Tidjane Thiam a quitté la Côte d’Ivoire dans les premiers jours de 2000, son pays natal a connu bien des vicissitudes. Transition militaire à la suite du coup de force du 24 décembre 1999 ; élection de Laurent Gbagbo en octobre 2000 ; partition du pays en septembre 2002 ; gouvernements de transition sous l’autorité de Seydou Elimane Diarra puis Charles Konan Banny et enfin Guillaume Soro. Quant à Gbagbo, élu en 2000, il squattera la présidence de la République de 2006 à 2011, peu enclin à céder la place.

Pendant ce temps, Thiam va passer d’un modeste portefeuille de ministre ivoirien à des fonctions de plus en plus prestigieuses dans le monde des affaires financières internationales. Sans jamais laisser penser qu’il s’intéressait de près à ce qui se passait en Côte d’Ivoire. Sans jamais s’exprimer sur la situation que connaissait son pays. « Je suis très attaché à la Côte d’Ivoire, dira-t-il pourtant à Jeune Afrique en décembre 2021. Je suis quotidiennement en contact avec des personnes issues de toutes les couches de la société, de toutes les régions. J’ai toujours tout fait pour aider mon pays natal. Je continuerai. Je suis très attaché à ce qui touche les Ivoiriens. Les seules circonstances pour lesquelles j’ai pris la parole l’an dernier [2020], c’est quand j’ai eu le sentiment qu’il pouvait y avoir des pertes de vies humaines ».

C’est que la mort de Amadou Gon Coulibaly, Premier ministre de Ouattara et candidat à sa succession à l’occasion de la présidentielle du 31 octobre 2020, a changé la donne. Le parti présidentiel (RHDP) se trouvera soudainement sans champion. Et, du même coup, Ouattara se déclarera candidat pour un premier mandat dans le cadre de la Constitution de la IIIè République ; un premier mandat qui sera, en fait, mathématiquement, le troisième. Ailleurs, dans des régimes autoritaires, ce tout de passe-passe s’était imposé sans drames majeurs ; mais il est des pays où cette perspective n’est pas acceptable. En Côte d’Ivoire, on pouvait craindre le pire. Du même coup, les candidats des principaux partis d’opposition (FPI et PDCI) vont signer un accord de désistement réciproque puis suspendre leur participation au scrutin.

Un scrutin particulièrement confus : 4 candidatures (RHDP + PDCI + FPI + candidat dissident du PDCI) seulement ont été validées sur les 44 présentées. Des bureaux de vote ne peuvent pas ouvrir, d’autres devront fermer prématurément face à la violence. A l’annonce du résultat du premier tour, l’opposition tentera de mettre en place un Conseil national de L’opération fera pschitt. Bédié, son instigateur, appellera au dialogue.

Fin août 2020, à quelques mois de cette présidentielle et alors que la candidature de Ouattara avait été officialisée, Thiam avait annoncé la couleur, avec cette retenue qui lui est habituelle : « Les conditions ne sont pas réunies pour une élection présidentielle crédible, inclusive et qui se déroule sans incidents […] Cette question du troisième mandat divise ». On a pu douter cependant que l’ex-patron du Crédit Suisse ait été sur la ligne de Pascal Affi N’Guessan, candidat du FPI à la présidentielle, annonçant que Thiam avait « décidé de rejoindre l’opposition contre la dictature de M. Ouattara ». D’ailleurs, dans les mois et les années qui suivront, Thiam prendra grand soin de contrôler ses prises de parole et de ne pas laisser penser quoi que ce soit sur ses ambitions politiques, s’en tenant, dira-t-il, « pour l’instant » à « avoir de l’influence ». L’occasion pour lui de remettre en question le précepte des Anglo-Saxons : « Les actes parlent plus haut que les mots ». « J’arrive, dira-t-il, à une position plus nuancée aujourd’hui avec peut être un meilleur équilibre entre l’action et les mots ».

C’était avant d’accepter la présidence du PDCI à moins de deux ans de la prochaine élection présidentielle. Il va être temps, pour lui, de passer à l’action et de cesser de « se payer de mots ».

A suivre

Jean-Pierre Béjot
La ferme de Malassis (France)
9 janvier 2024

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