La guerre des tracts sous la révolution entre 1986 et 1987 : une des prémices du 15 octobre 1987 au Burkina Faso
LEFASO.NET | Anselme Marcel Kammanl
L’écriture et la ventilation des tracts ont joué un rôle important dans l’exacerbation de la crise politique sous la révolution. L’usage des tracts signés ou non n’était pas une nouveauté dans la faune politique burkinabè ; elle n’était donc pas spécifiquement conjoncturelle à la révolution. Cependant, jamais, selon les témoignages recueillis et les recherches menées, on avait été aussi loin dans l’ignominie.
A partir de l’année 1986 jusqu’au dénouement tragique du 15 octobre 1987, date marquant la chute du Conseil national de la révolution (CNR) et l’assassinat de Thomas Sankara, les tracts ont été utilisés comme un moyen de résistance et d’attaque dans les luttes de prééminence qui opposaient les différentes factions communistes dans l’univers politique burkinabè.
Les tracts dans la crise au sein du CNR : entre anathématisation et règlements de compte politiques
Les règlements de compte par l’usage récurrent des tracts a commencé dès 1986 dans le contexte de la confrontation entre l’Union de lutte communiste-Reconstruite (ULC-R) et l’Union des communistes burkinabè (UCB) à l’université de Ouagadougou pour le contrôle des structures révolutionnaires. En effet, Pierre Ouédraogo, secrétaire général national des Comités de défense de la révolution (CDR) et secrétaire général de l’UCB avait dissout, pour des raisons d’insubordination, le bureau CDR contrôlé en son temps par les militants de l’ULC-R. Pour ces derniers, cette dissolution était une injustice flagrante qui disconvenait aux règles de fonctionnement révolutionnaire des structures populaires. Laminés un peu partout sur le campus, les étudiants « ULC-Ristes » adoptèrent comme stratégie de contre-attaque la ventilation des tracts où ils dénonçaient la « bureaucratisation et la personnalisation du pouvoir », la « négation des principes organisationnels ».
Pierre Ouédraogo, n’étant pas d’accord avec cette forme de contestation, lança des militaires à la recherche des responsables de ces tracts. Ceux-ci sont obligés de se terrer pour échapper aux arrestations et aux représailles.
Après cette première initiative d’introduction des tracts dans les rixes politiques entre les différentes organisations de la gauche burkinabè, le phénomène s’était amplifié au fur et à mesure de l’aggravation de la crise au sommet de l’Etat.
L’année 1987, l’âge d’or des tracts orduriers : l’art de créer la désunion des révolutionnaires et la zizanie politique
L’année 1987 est particulièrement une période de débauche de tracts, singulièrement orduriers ; ce qui a pourri davantage le climat politique au point de faire partie des causes qui ont provoqué les événements du 15-octobre 1987.
Le 17 mai 1987, un tract intitulé « Lettre ouverte à l’empereur Sankara » secouait le monde politique révolutionnaire. Selon la rumeur, il avait été écrit par le bureau national des élèves. En début juin, un autre, titré « Lettre ouverte n°02 à l’empereur Sankara » relatait que les élèves avaient massivement boycotté le meeting organisé par le Secrétariat général national des comités de défense de la révolution (SGN-CDR) pour commémorer les journées anti-impérialistes du 17 mai. Au président du CNR, le tract disait ceci : « Tu n’hésites pas à faire fermer nos établissements en pleine année et à renvoyer systématiquement les élèves sous prétexte que les établissements ne sont pas en règle. A cette répression barbare et sauvage, à cette dictature honteuse, aux agissements de tes CDR hors-la-loi, nous opposerons une lutte féroce et ce jusqu’à la victoire finale. Camarades, mobilisons-nous pour combattre avec la dernière énergie ce régime dictatorial en quête de gloire facile sur le dos du peuple et dont la simple évocation rappelle le désordre, la misère de nos parents, la dictature, la répression, le culte de la personnalité » ( ASO, GEDA, AESO, bureaux CDR, juin 1987, Lettre ouverte n°02 à l’empereur du Faso, Thomas Sankara).
La multiplication des tracts orduriers : une préfiguration du 15 octobre 1987
La guerre prit de l’entrain à la veille du 15-octobre, précisément en début octobre. Encore plus orduriers, haineux et extrémistes, les tracts inondèrent toute la ville.
Un tract signé « Les Démocrates unis » et titré « Thomas Sankara : un déséquilibré mental qui mène le pays à la ruine totale ! » livrait cette teneur : « Tout le monde sait qu’aujourd’hui, Thomas Sankara est devenu le dirigeant le plus impopulaire depuis 1960. Il est en passe de mâter complètement tous les foyers où des débats peuvent se mener : bâillonnement des syndicats, bâillonnement de ses propres CDR. Ce qui est moins connu et qui explique tous ces comportements, c’est que Thomas Sankara est mentalement déséquilibré ! En effet, deux médecins français de son entourage ont trahi ce secret en affirmant que Thomas Sankara souffre de paranoïa. Thomas Sankara est persuadé qu’il est un rédempteur prédestiné pour toute l’Afrique. […]
Sankara est mentalement déréglé, déséquilibré, cela explique pourquoi, au niveau de la politique intérieure et extérieure, c’est l’incohérence totale, l’échec de plus en plus dramatique à tous les niveaux.
Chers citoyens, nous sommes gouvernés par un individu déjà avancé dans la folie. Que chacun observe bien ses actes, sa démarche, son regard. D’autres paranoïaques tels Hitler, N’guéma, Bokassa sont tous passés par là. Mon Dieu, débarrassez-nous du fou qui nous gouverne ! Mais un proverbe dit : aide-toi et le ciel t’aidera. Il est donc grand temps que les citoyens de ce pays s’aident eux-mêmes » (Tract cité par Ludo Martens, 1989, « Sankara, Compaoré et la révolution », Paris, EPO International, page 54).
Les mêmes « démocrates unis » sont les auteurs d’un autre tract obscène qui s’en prend à Blaise Compaoré : « Il est atteint de schizophrénie latente mais patente qui se caractérise par :
– des pulsions sexuelles névrotiques(ce pourquoi le vil rabatteur Palm Jean-Pierre est chargé)
– l’impulsion de l’inconscient en des fantasmes dans la conscience du sujet le pousse à chercher à vivre sa vie onirique, détachée des réalités extérieures, ce qui explique pourquoi il se croit capable de coucher avec toutes les belles femmes du Burkina et de Côte d’Ivoire où il est reçu par son beau-père Houphouet
– l’autisme qui est une forme de repliement sur soi-même avec la désinsertion du monde réel ; le malade se retranche dans sa tour d’ivoire (où il s’est aménagé un bar américain, où seul des illustres intimes sont admis) l’alcool aidant à sublimer les réalités du pouvoir. » (Tract cité par Bruno Jaffré, 1989, « Burkina Faso, les années Sankara : de la révolution à la rectification », Paris, L’Harmattan, pages 252 et 253).
Un tract ethniciste et ethnocentriste dans le lot
Au nombre des tracts qui circulaient dans cette période et qui visaient à semer la division entre Thomas Sankara et Blaise Compaoré, il y avait un qui péchait surtout par son ethnicisme et son ethnocentrisme. En effet, ce tract était signé par « un regroupement de Moose militant pour l’hégémonie sans partage de cette ethnie majoritaire au Burkina. » Il stipulait que plus jamais les Moose ne verseraient leur sang au profit d’un étranger, allusion faite à Thomas Sankara à cause de son origine peule. « On y invitait tous les Moose à s’unir pour bouter hors des limites du pouvoir l’ennemi commun étranger » (Valère D. Somé, 1990, « Thomas Sankara, l’espoir assassiné », Paris, L’Harmattan, page 30).
D’autres tracts accusaient le capitaine Henri Zongo et le commandant Jean-Baptiste Lengani de détournements de fonds et d’enrichissement illicite. Le premier est surtout soupçonné de profiter de son statut de ministre de la promotion économique pour s’adonner au trafic de l’or (Sennen Andriamirado, 1989, p.74). Aucun responsable n’est épargné par cette furie des scribouillards de l’ombre. « Les arrestations arbitraires, les atteintes aux libertés, le bâillonnement des syndicats par les bureaux imposés par le SGN-CDR où Pierre Ouédraogo, chargé des basses besognes de Blaise dont il supervise les crimes » sont également dénoncés par un des tracts en circulation (Bruno Jaffré, 1989, p. 253).
Comme il nous est loisible de constater, ces tracts de par l’abjection qu’ils distillaient compromettaient de facto le retour de la confiance au niveau des révolutionnaires. Ils signifiaient clairement l’existence de deux camps antinomiques décidés à se régler les comptes.
La rhétorique ordurière, fanatique et sectaire que les auteurs de ces tracts utilisaient montre à souhait que le ver de la désunion était définitivement entré dans le fruit et le rongeait sans retour. Courageusement anonymes, ces textes avaient semé totalement la confusion et la zizanie dans les rangs des révolutionnaires. Il va sans dire que la question de l’identité des auteurs de ces tracts se posait avec acuité, d’où des accusations mutuelles entre les ténors de la révolution.
Qui étaient les auteurs de ces tracts ?
Lorsqu’on se réfère à la littérature sur ces écrits incendiaires, l’on remarque que les sources qui les avaient écrits et ventilés étaient intérieures et extérieures. Les sources intérieures étaient les hommes et les organisations politiques burkinabè qui se déchiraient pour la monopolisation du processus révolutionnaire.
Selon Valère Somé, les dirigeants du Groupe communiste burkinabè(GCB) s’étaient consacrés tout au long de la crise dans la confection des tracts en vue d’opposer Thomas Sankara et Blaise Compaoré. Il cite même Jean-Pierre Palm comme étant l’un des principaux diffuseurs de ces papiers qui ont semé tant la suspicion au sein des révolutionnaires (Valère D. Somé, 1990, p. 14).
La même pierre est lancée également aux purs et durs de l’UCB lorsque l’on parcourt des passages de « Burkina Faso, les années Sankara : de la révolution à la rectification » de Bruno Jaffré. « Certains Ouagalais, y écrit ce dernier, m’ont par exemple affirmé reconnaitre chez certains d’entre eux [tracts] le style de l’UCB » (Bruno Jaffré, 1989, p. 252).
En considérant la logique de l’anathématisation et de l’exclusivisme dans laquelle s’était inscrite la politique des érudits de l’UCB, l’on peut admettre leur responsabilité dans la production des tracts en vue de fragiliser Thomas Sankara qui ne partageait pas leur vision dichotomique du monde de la révolution. Il est fort probable aussi que ceux qui étaient attaqués par ce groupe ne se comportaient pas comme l’agneau qui se laisse conduire à l’abattoir.
Les auteurs de ces tracts se trouvaient également dans les rangs de tous ceux sur qui le couperet du pouvoir révolutionnaire était tombé. Dans ce lot, il y avait les politiciens de la droite, les gens du Parti communiste révolutionnaire voltaïque (PCRV) et du Parti africain de l’indépendance (PAI), disons tous ceux qui avaient subi la répression révolutionnaire. Comme le dit encore Bruno Jaffré (1989, p. 252), « il est probable que certains éléments hostiles à la révolution s’en soient à cette époque donné à cœur joie pour jeter de l’huile sur le feu dans une situation déjà très conflictuelle. »
La source franco-africaine : la françafrique à l’affût…
En ce qui concerne les sources extérieures de la provenance de ces tracts, François-Xavier Vershave soutient que le président ivoirien, Félix Houphouet Boigny, avait débloqué une somme considérable pour financer une guerre de tracts au Burkina Faso afin de fracturer le monde politique burkinabè et causer le Waterloo de la révolution qui sur bien des aspects ne servait guère les intérêts du pouvoir ivoirien (François-Xavier Vershave, 1998, « La françafrique : le plus long scandale de la République », Paris, Stock, p.p. 183-184).
Dans son livre intitulé « Liberté confisquée : le complot franco-africain », à la page 248, Bernard Doza après avoir recueilli un témoignage direct du secrétaire général de la présidence ivoirienne écrit : « Houphouet débloque des fonds énormes – le secrétaire général de la présidence parle de 5 milliards de francs CFA – pour développer une guerre de tracts tous azimuts qui déchirera le Burkina au cours du mois de juin 1987. Tout en dénonçant la déviation militaro-fasciste du régime Sankara, les tracts tentent de créer de la division entre les quatre chefs de la révolution. »
L’on sait effectivement que les autorités ivoiriennes n’aimaient pas du tout cette révolution, surtout son leader charismatique qui ne se gênait pas du tout de voler dans leurs plumes sur des questions liées à la géopolitique, à la coopération Nord-Sud et à l’impérialisme. Il faut souligner aussi que la fascination que Thomas Sankara exerçait sur la jeunesse ivoirienne suscitait le courroux du pouvoir ivoirien qui craignait pour sa survie.
Et lorsqu’on pousse dans ces perspectives d’analyse, l’on constate que l’Hexagone qui était très liée au président ivoirien de l’époque, a pu être concernée par les stratégies ourdies à l’extérieur afin de nuire à la révolution burkinabè. Thomas Sankara ne manquait d’ailleurs pas dans la phraséologie révolutionnaire de tirer à boulets rouges sur la françafrique et l’impérialisme français dont le président ivoirien était l’un des symboles forts en Afrique.
En conclusion, il faut se rendre à l’évidence que les règlements de compte avaient abouti à un minage profond du champ politique au Burkina Faso. Conjugués à l’ingéniosité sordide et machiavélique des scribes et des diffuseurs des tracts, l’on avait assisté à une exacerbation des oppositions politiques dont les conséquences néfastes pour la révolution et son leader sont celles que l’on connaît de nos jours.
K. Marcel Marie Anselme LALSAGA(KAMMANL)
Journaliste & chercheur
Lefaso.net
Source : K. Marcel Marie Anselme LALSAGA, « Pouvoir populaire et crise politique sous la révolution au Burkina Faso : rôle et responsabilité des structures populaires révolutionnaires », mémoire de DEA en histoire politique et sociale.
Lire aussi : K. Marcel Marie Anselme LALSAGA, 2012, « Pouvoir et société sous la révolution au Burkina Faso : le rôle des structures populaires dans la gouvernance révolutionnaires de 1983 à 1987 », Sarrebruck, Editions Universitaires Européennes, 404 pages, ISBN : 978-613-1-56221-1