Ré-inhumation de Thomas Sankara et ses douze compagnons : « Les autorités ont manqué de sagesse », pense le Pr Albert Ouédraogo
Lefaso.net
Un communiqué du porte-parole du gouvernement a annoncé au journal télévisé de 20 heures, que la ré-inhumation des restes de Thomas Sankara et des douze autres victimes du 15 octobre 1987 aura lieu le 23 février 2023, sur le site du Mémorial Thomas Sankara à partir de 9h. Un lieu décrié par certaines familles des victimes et une partie de l’opinion publique. Dans cette interview, Pr Albert Ouédraogo, enseignant de littérature orale africaine à l’université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou, donne son analyse sur ce sujet, qui défraie la chronique.
Lefaso.net : Que pensez-vous de cette polémique autour de la ré-inhumation des restes de Thomas Sankara et ses douze compagnons ?
Pr Albert Ouédraogo : C’est vraiment dommage et regrettable ! Je trouve affligeant que pour l’inhumation des restes des suppliciés du 15 octobre, on en soit à se déchirer encore autour de leurs restes alors que ça aurait dû être un moment de grande communion nationale. Et j’estime que les autorités ont manqué de sagesse parce que, quoi qu’on dise, c’est d’abord une affaire d’une famille avant d’être une affaire d’une nation. Etant donné qu’on n’a pas réussi à avoir l’assentiment de la famille, c’est de la politique, et c’est du spectacle.
Aujourd’hui, selon les propos tenus par la famille, il ressort que c’est plus une affaire d’argent qu’une affaire de deuil. Des gens ont investi de l’argent par rapport au mémorial et depuis le départ, ils en ont fait une affaire d’argent. Ce qui est contre même le principe et l’idéologie de Sankara qui n’a jamais voulu qu’on fasse du bling-bling autour de sa personne. De son vivant, il n’a jamais vécu dans le luxe, il n’a jamais voulu du spectaculaire. Et maintenant, c’est ce qu’on veut lui servir à sa mort.
C’est même une sorte de trahison de son idéal. Pour moi, j’estime que la famille a raison et que la transition aurait gagné sérieusement à se laver les mains de ce dossier et à laisser à un régime démocratiquement élu s’en charger. S’il y avait un consensus, elle aurait pu s’en charger mais dès le moment où il n’y a pas de consensus, la transition n’a pas à se mêler de ce dossier. On a d’autres choses plus urgentes. Elle doit travailler à ce qu’on arrive autour du consensus pour qu’on fasse face au terrorisme. Ce n’est pas le moment de nous diviser. Donc j’estime que c’est vraiment un mauvais casting de la part de la transition.
Ce gouvernement de transition devrait plutôt laisser cette affaire à un autre régime, dites-vous. Est-ce qu’on doit attendre encore longtemps ? Est-ce que cela ne prendra pas du temps ?
Je préfère que l’on prenne le temps de s’entendre qu’on se précipite et ne pas s’entendre. Les anglais disent que « le temps est un bon guérisseur ». Peut-être que ce qui n’est pas obtenu aujourd’hui sur le plan consensuel peut être obtenu l’année prochaine, dans cinq ans, dans dix ans.
Sur le plan traditionnel, une inhumation à polémique n’a-t-elle pas des conséquences ?
Sur le plan traditionnel, c’est très mauvais parce que les funérailles sont un moment où les vivants et les morts accordent leurs violons. Parce que c’est le moment de permettre aux âmes des morts de rejoindre le panthéon. Chez les Mossi, les âmes sont en errance. Et tant que les âmes sont en errance (on les appelle des fantômes rouges), votre pays n’a pas la paix. Pour permettre à ces fantômes rouges de rejoindre le panthéon, la case des morts, les funérailles sont indispensables. Or, les funérailles sont un moment de grande ferveur, de grande entente et pas un moment de déchirure.
On ne se déchire pas pendant les funérailles. On célèbre la renaissance d’une âme qui va rejoindre les ancêtres, c’est une fête collective. Ce n’est pas le moment de la guerre, ce n’est pas le moment de s’entredéchirer. C’est une faute par rapport à la compréhension même des funérailles dans la tradition.
Pourtant le gouvernement a précisé dans le communiqué que les rituels seront observés et surtout que la ré-inhumation se déroulera dans la stricte intimité des familles, en attendant un hommage national le 15 octobre 2023. Estimez-vous que ce soit une bonne solution ?
Les funérailles sont d’abord une affaire de famille, ce n’est pas une affaire de la nation. C’est d’abord une affaire de famille et la famille est sacrée en Afrique. La nation ne peut pas prendre la place de la famille. La cellule familiale constitue le noyau de la nation. Si vous touchez à cette cellule familiale, c’est toute la nation que vous allez déchirer après.
Il ne faut pas minimiser le rôle de la famille dans une nation. Je crois que la transition devrait faire comme Ponce Pilate : se laver les mains de ce dossier et le confier à un régime démocratiquement élu, qui certainement trouvera des voies et moyens de construire une sorte d’unanimité sur ce dossier et ne pas nous laisser embarquer par les lobbies internationaux ou nationaux parce que aujourd’hui cette affaire est devenue plus l’affaire de l’extérieur que l’affaire de la famille Sankara. Et ce n’est pas normal.
Au début, certains disaient que la famille Sankara exagère parce qu’elle exige des choses tout le temps. Aujourd’hui, on remarque que la famille de Paulin Bamouni (l’un des douze compagnons d’infortune de Sankara) annonce elle-aussi se démarquer au cas où les choses resteraient en l’état. Est-ce que cela confirme qu’il n’y a pas de consensus dès le début ?
J’étais très convaincu qu’on n’a pas demandé l’avis des autres familles parce que quand l’Etat se mêle de façon aussi précipitée et que ceux qui sont au-devant du dossier manquent de sagesse, on n’est plus dans un moment de sérénité. Il y a des enjeux économiques qui ne disent pas leurs noms, et c’est ce que j’ai reproché très souvent quand l’armée se mêle de certaines affaires. Malheureusement une partie de notre armée, surtout de sa hiérarchie, est trop faible par rapport à l’argent et comme il y a l’argent, je doute qu’il y ait encore la morale et c’est dommage.
Interview réalisée par Cryspin Laoundiki
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