Actualités :: Enseignement : Faut-il remplacer Kant, Marc, Nietzsche, Descartes par (...)

Les lignes qui suivent ont été tracées par Wendkouni Bertrand Ouédraogo, étudiant en fin de cycle licence de philosophie, en réponse à Dr Hyacinthe W. Ouédraogo, qui se présente comme enseignant-chercheur, conférencier, coach-motivateur en leadership et développement personnel, écrivain. Sur sa page Facebook, Dr Hyacinthe W. Ouédraogo déclare qu’il faut introduire la pensée philosophique de Ki-Zerbo, T. Sankara et L. Bado dans nos universités en remplacement des modules sur Kant, Marx, Nietzsche, Descartes, etc. Ce qui fait bondir l’étudiant qui réplique.

« Il faut introduire la pensée philosophique de Ki-Zerbo, T. Sankara et L. Bado dans nos universités en remplacement des modules sur Kant, Marx, Nietzsche, Descartes, etc. », Docteur Hyacinthe Ouédraogo, enseignant-chercheur en Histoire.

Pour répondre au Docteur, je voudrais faire court et m’efforcer sans langue de bois d’être le plus clair possible. Je dois avouer d’emblée que je n’ai ni les compétences ni les aptitudes nécessaires pour indiquer ce qu’il faut enseigner ou pas dans les départements de philosophie. Si j’ai choisi de répondre à la proposition du Docteur, c’est juste que j’ai halluciné quand j’ai vu que le critère d’un curriculum philosophique se discute avec une telle légèreté. Alors j’écris, dans la limite de ce que je sais, pour que cessent les amalgames et les confusions terribles.

Premièrement, définissons simplement la philosophie par ce qu’elle n’est pas : ni idéologie ni doctrine, ni catéchisme ni charlatanisme, ni mysticisme ni sectarisme, ni militantisme ni activisme.

Maintenant, disons ce qu’elle est : questionnement, bouleversement, étonnement, dévoilement, déconstruction, reconstruction, interrogation, réflexion permanente sur soi et sur le monde, tentant de débusquer ou de sonder le réel. Elle est sophos, mais aussi ethos. Elle est amour de la sagesse mais aussi sagesse de l’amour.

Après cette clarification, il est clair qu’en philosophie, on n’enseigne pas les pensées de Kant, Marx, Nietzsche, Descartes comme des vérités d’évangile. On étudie ces auteurs parce qu’ils donnent matière à penser. On ne les étudie ni pour la beauté de la couleur de leurs peaux, ni pour leurs beaux yeux. Donc étudier ces auteurs ne renvoie nullement à une acculturation comme vous voulez laisser croire.

Prenons d’abord Thomas Sankara. C’est en lisant Marx que Thomas Sankara s’est forgé une conscience révolutionnaire. On pourrait presque dire que la politique de Sankara est une tentative d’application de la philosophie marxienne : une praxis en quête de l’Eldorado. Donc la philosophie de Thomas Sankara, si elle peut exister, comme vous voulez qu’on l’enseigne dans nos universités, ne serait que des notes en bas de page de la philosophie de Marx. Et tenez-vous bien, ça ne sera pas pour l’adouber mais le soumettre à une critique sans pitié.

Vous savez à qui Cheikh Anta Diop a dédié son livre Nations Nègres et Culture, un « livre le plus audacieux qu’un nègre n’ait jamais écrit » selon les termes de Césaire ? C’est et bel bien à un philosophe français : Gaston Bachelard. C’est lui qui l’a initié à la philosophie, lui a permis d’aiguiser son jugement critique. Il ne s’est pas enfermé dans ses traditions et ses cultures pour nous donner une lecture alternative de l’histoire africaine. Cheik Anta Diop était familier de la philosophie de Marx, de Nietzsche, de Descartes... Lisez l’Afrique noire précoloniale, il discute avec maîtrise et lucidité les thèses de Nietzsche, Engels, Morgan, Bachofen sur les origines. Si vous appelez aujourd’hui à remplacer ces auteurs, c’est à dire les enlever carrément du programme, voici le signe de la décadence de la pensée. Si vous estimez qu’ils sont des ennemis de l’Afrique, je crois que la meilleure manière de vaincre son ennemi c’est de le connaître voire de le maîtriser. Comment pourrait-on les maîtriser si on les efface dans nos universités ?

Votre proposition est purement politique et de ce fait, comporte des conséquences graves sur le domaine académique. L’intrusion du politique dans l’académique, surtout dans un domaine comme la philosophie, risque de dénaturer toute notion de philosophicité et même de scientificité. Croyez-vous que les autres pays enseignent dans leurs universités que leurs héros, leurs ancêtres ? Ah non. Avicenne, Averroès, Maimonide, penseurs arabes, sont dans le programme français. C’est d’ailleurs par le biais des arabes que l’Europe a pu saisir le fil conducteur de sa civilisation. C’est par le biais des Européens, que Cheikh Anta Diop a pu retrouver et renouer le fil de la vraie histoire africaine : le berceau de l’humanité, l’antiquité nègre de l’Égypte. Je ne vous apprends pas que c’est à la Sorbonne, la prestigieuse université française, que cette thèse provocante et humiliante pour certains Européens fut soutenue.

Mencius, Yang Zhu, Confucius, penseurs chinois, sont étudiés avec passion en France, en Allemagne, en Italie... Cheik Anta Diop, Kwamé N’Krumah sont étudiés avec ferveur en France, en Amérique, en Belgique...il n’y a pas un livre qui sort en France sans qu’il ne soit traduit dans les prochains jours en Chine, au Japon et vice-versa. Dans les autres pays, c’est la course effrénée à la recherche de la connaissance, ici vous appelez au remplacement, sinon notre enfermement envers une partie de la connaissance...

Je comprends bien votre inquiétude car dans notre programme, peut-être que les auteurs de chez nous ne sont pas assez représentatifs. Mais là, vous devriez appeler à une intégration et non à un remplacement. Même si intégration il y a, elle ne peut se faire dans le conformisme idéologique, dans la complaisance et le narcissisme collectif. Je suis tout à fait d’accord avec vous, si vous dites qu’il faut accorder plus de visibilité à nos auteurs dans les manuels scolaires et estudiantins. Mais de là à dire qu’il faut remplacer certains, surtout en philosophie sur fond de convictions politiques, je tombe à la renverse.

Vous donnez l’impression que dans nos universités, on n’enseigne pas une philosophie africaine. En tout cas, pour ce qui est de l’université dans laquelle j’ai étudié, c’est à dire l’université Norbert Zongo, nous avons étudié avec passion le philosophe Kwamé N’Krumah, Antony William Happy, Ahmed Baba, Zara Jacob, Ptahhotep, Léopold Sedar Senghor, Marcien Towa... J’oubliais que ce que vous proposez c’est de remplacer les auteurs européens par ces auteurs que j’ai cités ci-dessus. Mais notez que Césaire disait « qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s’étiole »

Savez-vous ? Diop est un cartésien d’une manière lorsqu’il dédie l’Afrique noire pré-coloniale à Bachelard en ces termes : « À mon Professeur Gaston Bachelard dont l’enseignement rationaliste a nourri mon esprit ». Le geste cartésien de Diop vient du fait qu’après avoir appris que ses ancêtres sont les Gaulois, décida de rebâtir et de refonder ses connaissances sur une histoire proprement africaine. Diop est aussi un nietzschéen à sa manière sur la question des origines. Ce ne sont pas des auteurs qu’on peut renvoyer aisément dos à dos. Il y a un dialogue permanent et fécond que l’on peut établir entre ces penseurs. Voyez-vous, ces auteurs que vous voulez qu’on remplace sont des classiques. Lorsque Descartes, au sommet de ses connaissances universitaires, décide de faire table rase de tout, et se tourne vers l’algèbre -une science inventée par les arabes - pour faire d’elle le modèle par excellence de la connaissance, il ne rend pas service à son pays mais à l’humanité toute entière. Le remplacement c’est la stérilisation, la pauvreté, le dénuement total de ce qui pourrait constituer une matière à penser.

Votre proposition s’inscrit dans la logique du discours ambiant et militant de la décolonisation des mentalités. Oui il faut décoloniser les mentalités, c’est ce à quoi N’ Gugi-wa thiong’o a appelé de tous ses vœux. Mais sachez que décolonisation ne veut pas dire enfermement, remplacement. Achille Mbembe, Felwinn Sarr, Grégoire Biyogo... ont fait des travaux scientifiques remarquables dans ce domaine, qui tracent la voie à une Afrique décomplexée, ouverte au monde. Ce n’est ni dans le confort idéologique ni dans le repli sur soi que la renaissance africaine peut se faire. Si on ne s’arme pas de sciences jusqu’aux dents comme l’a indiqué Diop, il n’y a aucun moyen que l’on arrache notre patrimoine culturel.

Pour ne pas conclure, il serait intéressant que nous examinions lucidement cette affirmation de Diop : « les intellectuels doivent étudier le passé non pour s’y complaire, mais pour y puiser des leçons ou s’en écarter en connaissance de cause si cela est nécessaire » dans « L’unité culturelle de l’Afrique Noire », page 9.

Wendkouni Bertrand Ouédraogo
Étudiant en fin de cycle licence de philosophie

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