Actualités :: Prétendue « charte de l’impérialisme » : Le Pr Magloire Somé dénonce un faux (...)

Depuis quelque temps circule sur Internet et les réseaux sociaux une vidéo présentée comme la « charte de l’impérialisme ». Pour le Pr Magloire Somé, professeur titulaire d’histoire contemporaine à l’Université Joseph Ki-Zerbo, ce document, que certains veulent même faire enseigner à l’école, est un faux. Démonstration.

Bonjour à tous,

J’ai été saisi par un collègue angliciste qui m’a transféré, il y a un an, un document qui circule depuis un certain temps et que l’on dénomme la charte de l’impérialisme. Quelques mois plus tard, un agronome me saisit avec une vidéo dans laquelle l’activiste et influenceur camerounais Banda Kani dit avoir retrouvé la source de ladite charte.

L’agronome voulait connaître ma position sur la véracité de la charte de l’impérialisme dont l’existence supposée a été diffusée par une chaine de télévision africaine et reprise de façon virale sur les réseaux sociaux au Burkina Faso. Je me suis fait alors le devoir de publier courant janvier 2023 ma réponse sur ma page Facebook.

Le contexte actuel du retour en force des coups d’Etat, du souverainisme et de l’anti-impérialisme en Afrique de l’Ouest réactualise l’information de la vidéo en lui conférant un caractère de vérité incontestable. Certaines personnes, convaincues de l’authenticité du texte de la prétendue charte, ont même annoté qu’il est absolument nécessaire de l’enseigner dans nos écoles, collègues, lycées et universités pour éveiller la conscience de la jeunesse africaine.

Je me fais de nouveau le devoir de publier en la développant davantage ma réponse dans la presse en ligne afin d’atteindre un plus grand lectorat.

Après avoir écouté, réécouté la vidéo qui circule et lu le document de la « charte » sur les réseaux sociaux, j’avoue que les sources et le contenu de ce document me posent problème. Ils sont contrariants avec le cours des événements historiques. D’abord, l’introduction, faisant office de préambule de la charte, contient déjà deux anachronismes importants :
Premièrement, l’idée de « puissances Occidentales » qui se partageaient l’Afrique à la conférence de Berlin de 1885. Le concept de « puissances occidentales » est anachronique dans le contexte du XIXe siècle finissant. Si la notion d’Occident est née en Europe depuis la subdivision de l’Empire romain en deux empires (d’Occident et d’Orient), cette subdivision de caractère politique prend une connotation culturelle à partir du grand schisme dans le christianisme en 1076.

L’Occident a symbolisé dès lors l’empire romain dont la religion est le christianisme romain. L’Orient est représenté par l’Empire byzantin dont la religion dominante est le christianisme orthodoxe. Au siècle des Lumières, la notion d’Occident en opposition à l’Orient devient une réalité géopolitique. L’Occident à ce moment désigne l’Europe chrétienne par opposition à l’Orient asiatique de culture confucéenne, bouddhique et hindoue. A mi-chemin entre les deux pôles, on a le Moyen (Iran, Irak, Péninsule arabique) et le Proche Orient (Palestine, Liban, Jordanie, Syrie, Turquie) dont la religion dominante est l’islam.

Quant à la notion de puissances occidentales, elle n’est née qu’à partir de la guerre froide. Elle ne saurait se retrouver dans la charte dès Yalta. Et si elle y est intégrée, c’est la toute dernière version qui se révèle pourtant introuvable ! Les Etats-Unis ont pris part à la conférence de Berlin, certes, mais pas au partage de l’Afrique, puisque s’étant déclarés anti-impérialistes, ils refusèrent d’aller prendre part à la compétition pour conquérir des colonies.
Deuxièmement, l’auteur ou les auteurs du document font précéder la deuxième guerre mondiale à la Société des Nations (SDN) et intègrent l’ONU dans les dispositions d’une charte élaborée à l’époque de la traite négrière.
Venons-en maintenant à la source américaine du document de charte. La charte aurait été élaborée à Washington pendant la traite négrière. C’est à quelle date précisément ? La période de la traite négrière va de la colonisation de l’Amérique au XVIe siècle jusqu’en 1865 pour les Etats-Unis et 1878 pour le Brésil. Soit, considérons la période de la traite négrière : si Washington est citée comme le lieu de l’élaboration de la charte, cela suppose que c’est probablement après l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique proclamée le 4 juillet 1776. C’est donc sans doute après 1776. Cette hypothèse me paraît fort probable à condition que la charte soit vraie. Le mouvement abolitionniste britannique date de 1807 (pour la métropole) et 1830 (pour les colonies). Celui de la France remonte à 1815 (métropole) et 1848 (colonies).

Les Etats-Unis étant indépendants de la Grande Bretagne n’étaient plus concernés par l’application des lois et règlements britanniques. Il existait bien sûr le phénomène de contrebande de la traite négrière après les mouvements abolitionnistes en Europe. A partir de 1830, pour la Grande Bretagne, 1848 pour la France, on ne parle plus de période de l’esclavage ou de la traite négrière. La période esclavagiste américaine s’était poursuivie du XVIIe siècle jusqu’à 1865, date de l’abolition de l’esclavage et de la libération des esclaves aux Etats-Unis. Elle s’était nourrie de la contrebande du commerce du bois d’ébène. On peut penser qu’un tel document ait pu être élaboré et signé entre 1776 et 1865. Mais si la charte avait existé, pourquoi ne précise-t-on pas la date de sa signature et les pays signataires ? En raison du mouvement abolitionniste européen, dont les origines remontent aux idéaux humanitaristes du siècle des Lumières, ce document ne serait donc qu’un texte étasunien qui ne saurait avoir une valeur de convention, de traité ou d’accord entre plusieurs Etats.

Je rappelle qu’à la conférence de Berlin, les États-Unis, en raison de leur position anticolonialiste de principe, avaient intervenu en observateurs, argumentant pour défendre les intérêts du roi belge, Léopold II. Si la charte y avait été secrètement renégociée, il devait en exister les deux variantes. Mais même la deuxième version ne saurait parler de « puissances occidentales ». A la conférence de Yalta, les États-Unis s’étaient montrés comme toujours anticolonialistes, exigeant des puissances colonisatrices l’autodétermination des peuples colonisés. Et si renégociation il y avait eu, elle devrait introduire sans doute encore une autre variante et faire l’objet de signature entre les Etats-partie. Mais le document qui circule et que j’ai lu n’est pas signé. Bien plus, le concept de « tiers monde » y est employé. Or, à la conférence de Yalta de février 1945, ce concept n’était pas encore forgé. Il n’a été forgé qu’en 1952 par Alfred Sauvy, un économiste et démographe français, en référence à la société à ordres française de l’ancien régime, celui du XVIIIe siècle.

Bien plus, dans l’article 10, l’on parle des « pays du Sud », concept encore nouveau datant de l’après indépendance des territoires coloniaux. Le concept de « crime contre l’humanité » (article 14) est forgé seulement en 1945 au Tribunal de Nuremberg. L’emploi d’autres concepts comme « l’aide au développement » (article 15), les « armes de destruction massive » (article 18), semble indiquer que la prétendue charte ne serait probablement qu’une parodie tragicomique des pratiques actuelles de l’impérialisme que quelques dramaturges politistes africains ont voulu traduire sous la forme d’une charte. Mais il fallait lui donner un semblant d’existence réelle, une certaine authenticité pour susciter une adhésion massive au mouvement anti-impérialiste en Afrique.

La prétendue charte de l’impérialisme reprend astucieusement l’idée étasunienne de l’accès aux ressources naturelles et aux matières premières. En effet, la position des États-Unis, depuis la charte de l’Atlantique d’août 1941, était que les empires coloniaux, régis par le pacte colonial, prennent fin pour permettre l’ouverture de leurs ressources à tous les États, grands ou petits. Avec la fin du pacte colonial devait s’ouvrir une nouvelle ère, celle d’une organisation du commerce au niveau mondial.

Cette position défendue par les Etats-Unis depuis 1941 est la part du vrai dans le faux. Je fais observer qu’aucun spécialiste de l’impérialisme colonial ou du capitalisme, historien ou économiste, n’a jamais évoqué l’existence de la charte et cité ce document comme un traité, une convention ou un accord international. Je ne crois pas que les universitaires ou les chercheurs, occidentaux ou africains, vendangeraient leur conscience professionnelle en occultant un fait aussi important dans l’histoire de l’humanité.

Enfin, outre les incohérences et les anachronismes ci-dessus évoqués contenus dans la charte, je ne peux, en tant qu’historien, la valider comme document authentique. Le vraisemblable ne doit pas être pris pour une vérité historique.

Magloire Somé
Professeur titulaire d’histoire contemporaine

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