Actualités :: Projets de lois sur les médias : Dr Emile BAZYOMO écrit au président du (...)

Dans cette lettre ouverte au président du Conseil national de Transition, le Dr Emile Pierre Bazyomo, enseignant-chercheur au département de communication et de journalisme à l’université de Ouagadougou, invite les députés du CNT à revoir les peines d’amendes dans les lois sur les médias et aussi les conditions d’exercice de la profession de journaliste.

Excellence,

La commission des affaires sociales et du développement durable (CASDD) a bien voulu associer le département communication et journalisme de l’Université de Ouagadougou à « une séance de travail avec les acteurs qui interviennent dans le domaine en vue de recueillir leur avis sur lesdits projets de loi. » Malheureusement la lettre d’invitation signée le 25 août conviait les participants à la rencontre le 26 août à 8heures. Toute chose qui n’a pas permis aux enseignants du département d’y participer et c’est vraiment dommage.

En espérant que ce n’est pas tard, je voudrais en mon nom propre, en tant qu’enseignant en sciences de l’information et de la communication, donner un humble avis sur l’ensemble des projets de loi sur les médias au Burkina. Je voudrais avant toute chose vous féliciter pour l’initiative de recueillir les avis des acteurs sur lesdits projets avant d’en décider.

Votre auguste institution examine en ce moment les trois projets de lois suivants :
-  Projet de loi portant régime juridique de la radiodiffusion sonore et télévisuelle au Burkina Faso ;
-  Projet de loi portant régime juridique de la presse écrite au Burkina Faso ;
-  Projet de loi portant régime juridique de la presse en ligne au Burkina Faso

Les institutions de la transition ont décidé là de poursuivre et parachever un travail de relecture de textes législatifs et réglementaires que le régime politique déchu avait initié et qui visait à actualiser de nombreuses dispositions du code de l’information. En dépit d’un certain nombre d’incohérences et de dispositions anachroniques, le code de l’information actuel n’est pas liberticide. C’est en consacrant la liberté d’expression, la liberté d’opinion, la liberté de presse et les droits des citoyens que l’insurrection des 30 et 31 octobre a pu avoir lieu.

Des chercheurs de notre pays sont en train de rassembler les éléments nécessaires pour évaluer la contribution des médias dans le gigantesque bond en avant que le peuple a effectué en matière de culture démocratique à la faveur de cette insurrection. En attendant, croyez-moi, si les institutions sont filles de cette insurrection, l’insurrection elle-même descend de l’exercice effectif des libertés d’expression, d’opinion et de presse.
Parce que l’intelligence est très limitée et la vie trop courte, les hommes ne peuvent pas penser toutes choses par eux-mêmes ; ils doivent donc adopter des opinions « sur la foi » d’autrui. La presse est là pour suppléer ce défaut de connaissance de chaque citoyen pris individuellement. Les démocrates attendent en effet de la presse qu’elle informe les citoyens des affaires d’intérêt public. Pour eux, le pluralisme et la liberté d’expression devaient permettre à la presse cette fonction dans la cité.

C’est en tout cas la foi de Tocqueville qui voit en elle un instrument essentiel de la démocratie malgré ses nombreux défauts. C’est un outil critique influent qui permet de remettre dans le droit chemin le gouvernement. « La presse, écrit Tocqueville, exerce encore un immense pouvoir […]. Elle fait circuler la vie politique dans toutes portions de ce vaste territoire. C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion ».
La fonction critique de la presse est indépendante de la qualité des opinions qu’elle suscite ou qui s’y expriment. Pour l’auteur de « De la démocratie en Amérique », la presse ne fait pas que véhiculer l’opinion, elle contribue à la former.

La presse est certes informative, critique mais elle est également associative. C’est elle qui maintient la civilisation parce qu’elle établit un lien intellectuel entre les hommes que la distance sépare. « S’il n’y avait pas de journaux, professe de Tocqueville, il n’y aurait presque pas d’action commune […] Il arrive souvent […] qu’un grand nombre d’hommes qui ont le désir ou le besoin de s’associer ne peuvent le faire, parce qu’étant tous fort petits et perdus dans la foule, ils ne voient point et ne savent où se trouver. Survient un journal qui expose aux regards le sentiment ou l’idée qui s’était présentée simultanément, mais séparément, à chacun d’eux. Tous se dirigent aussitôt vers cette lumière, et ces esprits errants, qui se cherchaient depuis longtemps dans les ténèbres, se rencontrent enfin et s’unissent. » Incontestablement, c’est grâce à la presse (nouveaux et anciens médias) en grande partie que l’insurrection s’est faite. C’est par les émissions d’expression directe, les forums des internautes, les blogs et pages Facebook, les écrits des journalistes, etc. que petit à petit la mayonnaise a pris. C’est parce que des éditeurs ont pris sur eux le risque d’opiner (commentaires et éditoriaux), de donner la possibilité aux citoyens d’opiner et de s’exprimer, des journalistes ont traqué la vérité et l’ont exposé aux citoyens, que le peuple a fini par avoir raison des oppresseurs.

C’est pourquoi, les institutions de la transition doivent doter notre pays des textes législatifs et réglementaires promouvant la liberté de la presse qui garantit la jouissance de bien d’autres libertés.

Excellence, Monsieur le Président,
Messieurs les députés,

Au nom du peuple que vous représentez en ces moments exceptionnels, je vous prie d’adopter l’un des principes catégoriques du premier Amendement de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique qui commande que le congrès ne fasse aucune loi qui restreigne la liberté d’expression et de presse . C’est pourtant ce que le gouvernement veut vous faire faire à travers ces trois projets de loi en leurs aspects relatifs aux dispositions pénales. Tout se présente comme si c’était à contre cœur que le gouvernement consente à supprimer les peines privatives de liberté à l’encontre des journalistes auteurs de fautes professionnelles. Toutes les amendes prévues par ces projets oscillent entre dix et quinze millions (10 000 000 et 15 000 000) de francs CFA. Qu’est-ce qui peut bien pousser leurs concepteurs à une telle surenchère pour qui connait la fragilité économique dans laquelle baigne la plupart des entreprises de presse burkinabè ?

Ce quantum est liberticide pour plusieurs raisons : primo les délits de presse sont des fautes professionnelles comme il en existe dans d’autres corps de métier ; secundo, l’entreprise de presse qui se rend coupable d’une seule faute professionnelle et par conséquent condamnée à payer dix millions de francs CFA met à coup sûr immédiatement la clé sous le paillasson ; tertio si cette loi avait existé avant l’insurrection, de nombreuses entreprises de presse auraient disparu sous le poids des amendes et de nombreux forumistes ou usagers des émissions d’expression directe n’auraient pas pu crier leur droit à l’aigreur ; si elle avait existé avant l’insurrection, l’autocensure avait fini par réduire nos braves journalistes à de simples rédacteurs de comptes rendus d’ouverture et de clôture de séminaires ou autres cérémonies.

J’accuse le gouvernement de la transition de restaurer dans notre pays un régime fait de censures et d’autocensures ; ces amendes par leur importance sont des mesures d’intimidation à l’endroit des journalistes et des patrons de presse visant plutôt à les faire taire qu’à les corriger. Les membres du gouvernement et leurs techniciens sont obsédés par une idéologie des médias qui a depuis lors montré ses insuffisances et limites. Cette idéologie qui pose que les médias ont des effets puissants, massifs et directs conçoit un public amorphe, passif et suggestible à souhait aux contacts des médias.
Ce modèle linéaire de la communication s’est révélé une insulte à l’intelligence des récepteurs considérés comme incapables de distance critique et de réflexion. Nos gouvernants semblent ignorer que depuis Paul Lazarsfeld, la thèse de la « piqure hypodermique » de Lasswell a fait place à la théorie de la communication à double étage qui met en évidence l’importance de l’entourage du récepteur et des leaders (ou relais) d’opinion.
Mieux, la sociologie des usages réhabilite complètement l’individu en lui reconnaissant un pouvoir déterminant dans sa relation aux médias. Elle pose que la vraie question qu’il convient de se poser désormais n’est pas de savoir ce que les médias (ou les journalistes) font au public, mais de savoir ce que les individus, dans des situations différentes avec des goûts, des mœurs et des prédispositions différentes, font des médias dans différentes situations. Maintenant, plus que jamais, avec les nouveaux médias et l’interactivité, la théorie des usages et gratifications montre qu’il est vain et contreproductif de casser le thermomètre qui ne fait que révéler la fièvre.

Excellence,

La naissance et le développement prodigieux des nouveaux médias tirent leur origine des principales limites des médias traditionnels parmi lesquelles : la censure et l’autocensure, les lourdeurs de l’institution et de la méthode journalistiques, le peu de transparence des entreprises de presse, l’absence d’interactivité, la standardisation des contenus, etc. C’est contre ce système traditionnel qui confine le récepteur à un rôle passif que s’est développé le journalisme participatif et citoyen qui se joue de toutes les censures. En opprimant les médias et journalistes professionnels, vous ne réussirez qu’à renforcer le libertinage informatif contre lequel les Etats ne peuvent grand-chose.

Avec les nouveaux médias, l’information n’est plus exclusivement entre les mains d’institutions et de professionnels. La parole profane s’est libérée. L’auto-publication fait son apparition et se répand grâce à l’Internet. On n’attend plus que l’information soit validée institutionnellement avant d’être publiée échappant ainsi au joug de la censure. Elle ne passe plus par le crible de la méthode journalistique de collecte et de traitement de l’information, méthode qui lui garantit sa fiabilité et sa crédibilité.

Excellence Monsieur le Président,
Honorables députés,

Je ne demande ni l’irresponsabilité, ni la déresponsabilisation, ni l’impunité pour les journalistes. Loin c’en est ! Les adversaires de la dépénalisation disent « oui à la dépénalisation...mais pour quel type de journalistes : des mercenaires ? Des loups affamés parmi les journalistes ? Des parachutés dans le métier aux fins d’échapper aux dures règles du chômage ? » declarait Innocent OLENGA LUMBAHE en RDC. Comment faire pour limiter les fautes professionnelles des journalistes qu’ils soient de bonne ou de mauvaise foi sans mettre en péril les libertés de presse, d’opinion et d’expression ?
En complément des dispositions favorables à l’enracinement de la démocratie des trois projets de lois, je me permets de vous faire les propositions suivantes :
-  Conforter la dépénalisation des délits de presse de façon ferme et résolue ;
-  Ramener le plancher de l’amende à 500 000 et le plafond à 2 000 000 de francs CFA pour les délits de presse ;
-  Fixer le plancher de l’amende à 2 000 000 et le plafond à 5 000 000 francs CFA pour les délits d’incitation à la haine raciale ou ethnique, l’apologie de la violence et l’assortir de suspensions de parution ou de diffusion.
-  Revoir les conditions d’exercice de la profession de journaliste : en plus des autres conditions énoncées, ne doit être exercé ce métier que ceux qui justifient effectivement d’un diplôme Bac + 3 en journalisme.
-  Pour une période transitoire de deux (2) ans tous les professionnels exerçant comme journalistes et ne justifiant pas d’un diplôme dans le domaine doivent soit se mettre à jour soit suivre une formation certifiante en droit, éthique et déontologie de l’information et de la communication. Cette proposition fera sans doute jaser. Il faut juste retenir qu’une observation empirique permet d’observer que plus de 80% des fautes professionnelles sanctionnées ou pas au Burkina Faso sont le fait de l’ignorance et de la négligence de journalistes n’ayant pas eu de formation initiale en journalisme.

Excellence Monsieur le Président,
Honorables députés,

« A quoi sert d’enterrer la vielle dame, si c’est pour laisser ses pieds dehors ». Pour atteindre l’ultime but de la dépénalisation, les décideurs que vous êtes doivent réussir une révolution épistémologique et mentale. Les conservateurs du gouvernement et leurs techniciens ne l’ont pas réussi. Il vous revient de montrer au peuple que vous n’êtes pas une caisse de résonance.

Je vous prie d’agréer, Excellence Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération.

Dr Emile Pierre BAZYOMO
Maitre-assistant au Département Communication et journalisme

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