Le capitaine Ibrahim Traoré a passé 100 jours à la tête du Burkina. Dès sa prise du pouvoir le 30 septembre 2022, le président de la transition a fait de la lutte contre l’insécurité son cheval de bataille. Quel est l’état général de la situation sécuritaire sous le règne du capitaine Traoré ? Dans cette interview, l’expert en sécurité Mahamoudou Savadogo fait le point général de la situation sécuritaire au cours de ces 100 jours de gouvernance du président du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR 2).
Lefaso.net : Le capitaine Ibrahim Traoré a déjà passé 100 jours à la tête du pouvoir. Comment a évolué la situation sécuritaire sous son magistère ?
Mahamoudou Savadogo : De façon générale, la situation sécuritaire s’est dégradée. Il y a plus d’attaques. Au temps de Damiba, on avait une moyenne de 20 à 30 attaques par semaine. Aujourd’hui, on a une moyenne de 30 à 40 attaques. On est passé de 100 à 110 attaques par mois à 120 à 130 attaques par mois. Donc cela veut dire que le nombre d’attaques a augmenté. Et aussi le nombre de régions touchées a augmenté.
Avant le Centre-ouest n’était pas aussi touché comme maintenant. Il y avait quelques attaques sporadiques mais il n’était pas touché comme maintenant. Depuis l’opération dans la Boucle du Mouhoun, on a remarqué que le Centre-ouest est en train de basculer dans la violence. Il y avait des villes qui n’étaient pas touchées comme Dédougou. C’était des villages autour qui étaient touchés. Aujourd’hui la ville de Dédougou est touchée. La situation sécuritaire continue toujours de se dégrader. Le niveau de violence a augmenté. Le nombre de morts a aussi augmenté.
Quels sont les avancées au cours de ces 100 jours de pouvoir du président Traoré ?
Les 100 jours sont peut-être peu pour apprécier de manière objective les avancées en matière de sécurité. Mais on peut dire qu’on sent une volonté claire et affichée du gouvernement à lutter contre le terrorisme. Et cette volonté s’est manifestée premièrement par le recrutement de 50 000 Volontaires de défense pour la patrie (VDP) même si je ne suis pas trop pour ce recrutement. On a l’augmentation du budget de l’Etat.
On a aussi une réorganisation de l’appareil de défense à deux niveaux. La première c’est le rétablissement de l’unicité du commandement. Avant, on avait le Commandement des opérations de théâtre nationale (COTN) et le chef d’état-major général des armées. Le COTN, chargé d’unir toutes les troupes luttant contre le terrorisme relevait directement du président. Il avait un lien fonctionnel avec le chef d’état-major mais il n’y avait pas un lien hiérarchique.
Alors qu’aujourd’hui, le capitaine Ibrahim Traoré a tout remis entre les mains du chef d’état-major général des armées. Désormais il n’y a pas deux faces dans le commandement de l’armée. Il y a une seule face, et ça c’est bien. Il y a la mise en place de brigades d’intervention rapide qui ne sont pas encore opérationnelles, mais l’intention est bonne. Le maillage territorial a été assez équilibré et renforcé. Parce qu’avant c’était assez déséquilibré. Six régions militaires et de gendarmeries et deux bases aériennes ont été créées par le capitaine Traoré.
Sur le terrain, la tactique a changé. Avant, cette tactique était beaucoup trop attentiste et moins offensive. Mais aujourd’hui elle est beaucoup plus offensive. Ce qui fait que les forces de défense et de sécurité sont moins surprises par les groupes armés terroristes. Sur le terrain, on sent un plus grand engagement de nos hommes. Apparemment, leur prise en charge est assez conséquente. Il y a du matériel et ils sont mieux entretenus qu’avant. Voilà les avancées sur le plan sécuritaire qu’on peut mettre sous le mandat d’Ibrahim Traoré au cours de ses 100 jours.
Vous parlez de la montée de la violence… Qu’est ce qui est à la base de cette montée ?
Il y a deux faits. Premièrement c’est le fait qu’on a décidé de miser sur le côté sécuritaire. La multiplication des opérations entraîne naturellement la montée de la violence. Il y a aussi l’implication des VDP dans la lutte contre le terrorisme. Plus on intègre la population dans la lutte contre l’insécurité, plus le niveau de violence va augmenter parce qu’avant, c’était une question de combats armés entre les forces de défense et de sécurité et les groupes armés terroristes.
Mais maintenant, la population est impliquée, ce qui va de soi qu’elle soit ciblée. Et même il y a une troisième supposition qu’on peut avancer et qui est peut-être liée au fait qu’il y une inaction des autres pays. Vous voyez qu’au Mali et au Niger c’est un peu plus calme. Mais un peu plus mouvementé au Burkina Faso. Il y a tout cela qu’il faut prendre en compte.
Pourquoi il y a une accalmie au Mali et au Niger par rapport au Burkina Faso ?
Le Mali continue de subir des attaques sauf qu’on n’en parle pas. La situation n’est pas meilleure au Mali. Sauf que le Mali a pu peut-être s’équiper à une puissance de force qui fait qu’il éloigne les attaques de la capitale. Le Mali a deux cartes qu’il utilise. Le Mali utilise la carte du dialogue, de la négociation et la carte de la violence. Le Niger fait pareil. Mais le Burkina a décidé d’aller avec un seul levier qui est le combat. Il ne peut pas y avoir d’accalmie au Burkina puisque nous avons décidé d’utiliser un seul levier.
Solenzo a été libéré. Est-ce qu’on peut dire que d’ici quelques mois les zones assiégées seront libérées ?
Solenzo est peut-être une étape qui donne du baume au cœur. C’est symbolique parce que c’est la première province de la région de la Boucle du Mouhoun qui avait basculé. De façon symbolique, c’était important de récupérer Solenzo. Mais cela n’est pas stratégique. C’est là que commence la difficulté de l’armée et de l’administration.
C’est de maintenir la stabilité de Solenzo. Ce qui va être difficile. Parce que Solenzo est une zone qui a presque été délaissée. Les infrastructures d’accès sont très limitées. Il faut que dans les six mois qui suivent, Solenzo soit désenclavé. Et que les points sensibles comme les antennes téléphoniques, les ponts, la Sonabel et l’Onea soient protégés de telle sorte que les hommes armés ne sabotent plus ces points pour isoler Solenzo. Si dans les six mois à venir on n’arrive pas à stabiliser les villages autour de Solenzo et à investir dans cette zone, pendant la saison des pluies il y aura encore une autre pression sur cette ville.
Est-ce que le recrutement massif des VDP ne risque pas de porter un coup au vivre ensemble au regard des bavures et des exactions que certains VDP commettent ?
Depuis la mise en place des VDP par le président Roch Kaboré, nous les spécialistes avions dit de faire très attention. Parce que le fait d’engager les populations dans une lutte armée va faire monter le niveau de violence. Et les populations allaient être de plus en plus ciblées. Et c’est ce qu’on a constaté depuis la mise en place des VDP.
Aujourd’hui, les populations sont de plus en plus visées par les groupes armés terroristes. Ibrahim Traoré a accentué la mise en place des VDP. Il a recruté 50 000 VDP. On pense que cela a été trop rapide. On aurait dû y aller étape par étape. Est-ce qu’aujourd’hui l’Etat est à mesure de nous dire combien il y a de VDP ? Avant les 50 000, qui a fait le point ? Avant les 50 000, est-ce qu’on a tiré les leçons des deux années pendant lesquelles on a utilisé les VDP ?
On n’a pas tiré les leçons. Donc cela ne peut que donner des conséquences qui sont les exactions, la stigmatisation, des règlements de comptes. Il y a même un phénomène qui est en train de s’installer dont on n’en parle pas : c’est l’économie de guerre. L’économie de guerre c’est le fait que certains VDP s’enrichissent sur la guerre. Parce que ça rapporte de faire la guerre. Les animaux qu’ils récupèrent des pauvres populations qu’est-ce qu’ils en font ? Attention ! Il va falloir contrôler cela.
C’est dans ce sens qu’on avait mis en place la BVDP. C’était pour canaliser ces VDP. Et désactiver certains VDP parce qu’ils commençaient à commettre beaucoup d’exactions et de crimes. Le régime passé avait remarqué ces exactions et était sur le point de dissoudre certains VDP dans certaines zones. Si l’action des VDP n’est pas contrôlée, je peux vous dire que cela risque d’avoir des conséquences sur le vivre ensemble et la cohésion sociale. Et si le cas de Nouna ne sert pas d’exemple, ce sera une porte ouverte à plusieurs autres cas qui vont venir et qui vont faire basculer le Burkina dans une guerre intercommunautaire.
On a remarqué qu’entre certains groupes d’auto-défense, il y a des mésententes. Est-ce qu’il n’y a pas un risque d’affrontement entre ces groupes d’autant qu’ils sont tous armés maintenant ?
Il y a une répartition que les groupes d’auto-défense ont fait du Burkina Faso. A l’Ouest, on a les dozos. Au Centre, au Nord et un peu à l’Est on a les koglwéogo, version VDP. Et un peu partout dans la Boucle du Mouhoun, au Sahel et à l’Est, les rougas qui ne sont pas des groupes d’auto-défense mais qui sont organisés pour assurer la sécurité de la transhumance.
Le fait qu’il n’y ait pas d’entente et de cohésion entre ces différents groupes peut conduire à une guerre intercommunautaire. Parce que tout simplement ces groupes d’auto-défense sont à base ethnique. Comme ils sont à base ethnique, il y a ce danger. Les autorités ont été déjà alertées depuis sous Roch Kaboré. Malheureusement nous continuons toujours sur la même lancée. Je crains fort qu’il y’ ait quelque chose d’autre qui soit pire que le terrorisme. Ce sont les conflits entre les communautés.
Pour vous qui êtes un expert dans le domaine de la sécurité, qu’est-ce que l’Etat doit faire pour lutter contre le terrorisme ?
Pour résoudre le problème de la sécurité au Burkina Faso, l’Etat doit d’abord être lui-même résilient avant de demander aux communautés d’être résilientes. Parce que si l’Etat lui-même n’est pas résilient, les communautés ne peuvent pas l’être. Pourquoi je dis que l’Etat doit être résilient ? Il faudra arrêter cette instabilité politique qui anime les organes de l’Etat. C’est parce que l’Etat n’est pas résilient qu’on a eu trois présidents en une année avec deux coups d’Etat. Deuxièmement, on doit réorganiser notre administration.
Cette forme d’administration n’est plus adaptée au contexte présent. Et il faut qu’on se le mette dans la tête, l’administration après la crise doit être une administration au service des populations. Et non la même administration qu’on a connue qui se sert des populations. Enfin le point le plus important pour gagner cette lutte, c’est l’armée. L’armée doit faire sa propre mue. On doit reconstruire notre armée qui est complètement détruite et déstructurée. Et on doit renforcer la cohésion sociale au sein de l’armée.
S’il n’y a pas de cohésion au sein de l’armée, cela va être difficile de gagner cette guerre. Malheureusement, on ne s’en préoccupe pas. Je pense que c’est primordial pour gagner cette guerre. Aussi il y a la mal gouvernance. Il est important que cette mal gouvernance, je dirai même cette non gouvernance, prenne fin. Afin qu’on puisse activer tous les leviers pour venir à bout du terrorisme. Parce que nous avons affaire à une lutte stratégique et intelligente. Et cette lutte doit gagner le cœur des populations. Car c’est une lutte où les populations sont les pièces maîtresses.
Cela veut dire que tout cela doit être organisé dans l’intérêt supérieur des populations. Ce qui revient à dire que ce n’est pas seulement l’apanage de l’armée. Ce ne sont pas les opérations militaires qui vont nous ramener la paix et la sécurité. Ce n’est pas la guerre qui va nous ramener la paix et la sécurité. Mais c’est plutôt une refondation de notre système administratif qui va nous ramener la paix et la stabilité. On a beau faire toutes les opérations possibles, vous allez voir qu’on va retourner à la case départ si une bonne administration ne suit pas les opérations militaires qui stabilisent les zones.
Propos recueillis par Ramata Diallo
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