Actualités :: Le Burkina Faso peut-il être une nation ? : Lettre ouverte aux autorités, (...)

Le discours de la stigmatisation, le discours de haine, les tentatives d’instrumentalisation participent dangereusement à la fabrication d’une guerre civile. C’est la conviction de Namwinfang Roger Somé, docteur en philosophie, professeur à l’université de Strasbourg, en France. Dans la tribune qui suit, il explique qu’il appartient aux Burkinabè d’être responsables, vigilants et de ne pas se laisser tromper.

Aujourd’hui, le terme patrie est très souvent prononcé au Burkina Faso et en d’innombrables occurrences. Hors du Burkina Faso, l’expression « patrie des hommes intègres » est bien connue et consacrée comme caractéristique du Burkinabé. Cela revient évidemment et légitimement à la politique proposée par Thomas Sankara et le CNR à compter du 4 août 1984. En effet, et au-delà de l’action politique des révolutionnaires, l’idée d’une patrie burkinabé est une réalité qui était pourtant vécue mais individuellement, voire traditionnellement bien avant la révolution.

C’est justement sur le fondement culturel, donc traditionnel, – ce qui pourrait pourtant apparaître contradictoire pour des révolutionnaires – que la défense et la promotion de la notion, et surtout de l’attitude patriotique, se sont appuyées. En effet, et à titre d’exemple, faso, en jula, bayίίrί, en moore, sãyίŕ en dagara, comme chaque Burkinabé devrait le savoir, désigne l’habitat, la maison, du père, et, plus largement, le lieu, la terre où est établi le père qui peut être entendu comme étant le père du père, du père, une généalogie pouvant atteindre l’ancêtre, voire l’ancêtre mythique.

De ce point de vue, quel que soit le groupe social du Burkina Faso que l’on considèrera, tout individu dudit groupe est censé connaître cette notion de maison du père, au moins à compter de 1984 si, toutefois, celui-ci ne possède déjà cette connaissance grâce à sa tradition identitaire. Ainsi, en cette connaissance de la filiation, donc de l’attachement au père établi par la tradition comme par la révolution, cette notion permet de comprendre puis de défendre l’idée selon laquelle, la maison du père désigne celle de sa descendance et que, de ce fait, la terre du père (bayίίrί, batẽga, faso, sãtẽg) est celle de sa descendance.

En conséquence, et malgré la diversité des appartenances identitaires particulières – dites trop facilement communautaires, aujourd’hui, terme dont l’utilisation mérite d’être pensée (j’y reviendrai) – il y a, au Burkina Faso, la conscience de l’idée de patrie ; une conscience devenue collective et affirmée depuis l’avènement au pouvoir de Thomas Sankara. Mais si la patrie est entendable et entendue pour le Burkinabé, en est-il de même pour la nation ? Peut-on, aujourd’hui, soutenir l’idée d’une existence de la nation Burkinabé ?

Depuis 2015, année du premier attentat meurtrier à Ouagadougou, les violences barbares, désormais qualifiées d’attaques terroristes et djihadistes, se sont progressivement multipliées sur l’étendue du territoire burkinabé. Ainsi, le Sahel, le Nord, le Centre-Nord, l’Ouest, l’Est, la Boucle du Mouhoun, sont les régions qui ont été les premières touchées avec une cristallisation du phénomène bien que variable d’une région à l’autre, voire d’une commune à l’autre.

Dans ce contexte et compte tenu du comportement général et courant de la population, la question d’une appartenance nationale des citoyens et citoyennes mérite d’être posée. Depuis les récentes attaques perpétrées dans le Sud-Ouest du Burkina Faso (Yerifoula, 8 août, 2022 prêches dans une mosquée suivi d’enlèvements de personnes ; présence de HANI le 16 août 2022, à Diassara où la population a été rassemblée dans la mosquée pour entendre des prêches) – attaques qui ont suscité des réactions diverses et variées dans la presse et différents médias, comme si, par ailleurs, cette région bénéficie ou devait bénéficier d’une intouchabilité contrairement aux autres régions du même pays attaquées bien plus tôt et assez gravement eu égard à l’intensité des attaques avec leur lot de scènes macabres sans oublier l’exode provoqué – l’impératif d’un questionnement sur la conscience d’une appartenance nationale trouve davantage de légitimité.

En effet, comment comprendre que depuis 2015, la vie des Burkinabé, de manière générale, se déroule quasi normalement alors que quotidiennement nombre de citoyens, outre les éléments des forces de défense et de sécurité, meurent ? Comment faire face à la réalité du nombre déjà excessif des « déplacés internes », à l’absence ou à la réduction (en nombre comme en fonctionnement) des institutions de l’État au Sahel, au Nord, au Centre-Nord, à l’Ouest, à l’Est sans considérer que le pays est en guerre et que, de ce fait, cela exige une attitude collective conséquente ? Certes, désormais les débits de boisson et autres lieux de réjouissance dans les villes notamment du pays doivent fermer leurs portes à 1h du matin. Toutefois et à l’exception de cette mesure, la vie continue partout ailleurs comme si rien n’était advenu et que rien n’avait changé.

Cette attitude est donnée à constater aussi longtemps que le sujet n’est pas touché en son fort intérieur, comme si toutes celles et tous ceux qui ont été touchés sont hors de tous les autres ; comme si les touchés ne partagent aucun lien avec les non-encore-touchés qui semblent, par ailleurs, ne pas montrer qu’ils sont concernés par ce qui se déroule en des lieux qu’ils se représentent, à tort, comme étant lointains. Comment comprendre la représentation de l’éloigné en ce qui est pourtant proprement une proximité ? N’est-ce pas dans les circonstances difficiles que devrait apparaître la manifestation d’un esprit compatissant, national, non nationaliste, une manifestation qui serait alors venue dire que tous les individus sont de la même communauté, c’est-à-dire du même corps social.

Une telle attitude aurait permis aux membres non-touchés d’être en communion avec tous les autres membres et, ainsi, exprimer et manifester une solidarité avec ceux des membres du corps en souffrance. Car, il s’agit bien d’un corps souffrant et dès lors que l’on a des douleurs à la tête, à la jambe ou au ventre, pour ne prendre que ces exemples, c’est le corps tout entier qui souffre. Alors, si une nation burkinabé existe, pourquoi ce comportement distancié, non compatissant, c’est-à-dire d’une impression absolument désintéressée ?

Autorités du Burkina Faso, chères et chers, compatriotes, c’est précisément ce manque d’adhésion, ou l’insuffisance de cette adhésion à notre douleur et peine communes, c’est la prise de conscience, déjà tardive, de ce que moi, également, je suis comme tous les autres, que j’ai fini par prendre le parti de donner du mouvement à ma plume afin qu’elle dessine des traces sur ces pages avec l’espoir que leur signifié puisse apporter quelque contribution. J’ai beaucoup hésité, ce qui est probablement l’attitude de nombreuses personnes parmi nous. J’ai hésité lorsque j’ai lu « guérir de la haine de soi ». J’ai hésité lorsque j’ai lu la tribune du ministre Barry. J’ai toujours hésité par l’évaluation de mes propres capacités. Mais, après avoir pris connaissance des propos du Premier ministre relatifs à l’insécurité au Burkina Faso – fait qui serait l’œuvre de Burkinabé – à la nécessité pour le politique burkinabé aux responsabilités de ne plus demeurer « sourd » aux nombreuses revendications contre la politique française au Burkina Faso particulièrement et en Afrique en général, j’ai encore réfléchi et ai fini par me dire que l’excès d’humilité devient un défaut car il empêche l’action, en dépit de ce proverbe dagara que j’apprécie fort bien et selon lequel « seul le poltron peut garantir la pérennité de la maison » (dãbῖin sóbύ mί kpέ yίŕ). Alors, soyons poltrons, prenons le risque de l’erreur, voire de se faire abattre et de n’être plus à mesure de garantir la continuité du lignage (c’est cela le sens du proverbe) mais donnons notre contribution pour le bien commun, cette maison commune qu’est celle du père et qui brûle.

Alors, Autorités du Burkina Faso, chères et chers compatriotes, je suis Jula, et profondément Bambargé, Bella, Berba, Birifor, Bissa, Blé, Bobo, Bolon, Bwa, Dagara, Dagara-jula, jula, jerma, Dorossié, Dogon, Dyan, Gan, Gouin, Gourounsi, Gulmãce, Haoussa, Kalemsé, Karaboro, Kasséna, Ko, Komono, Koussasse, Kurumba, Léla, Lobi, Maransé, Marka, Moaga, Moba, Nankana, Notioro, Noumou, Nounouma, Padoro, Pana, Peul, Puguli, Rimaïbé, Sambla, Samo, Samogho, Senari, Siamou, Silansé, Silmi-Moaga, Sipiré, Sissala, Sonrhaï, Tagba, Thoumi, Tiéfo, Touareg, Toussian, Turka, Viguié, Wara, Yansi, Yanaa, Zaocé, Zara, Zerma, Sénoufo, Yarsé, etc. et inversement pour chacune de ces appartenances identitaires et à l’égard de chacune d’entre elles.

Je suis Moaga et viscéralement Bambargé, Bella, Berba, Birifor, Bissa, Blé, Bobo, Bolon, Bwa, Dagara, Dagara-jula, jula, jerma, Dorossié, Dogon, Dyan, Gan, Gouin, Gourounsi, Gulmãce, Haoussa, Kalemsé, Karaboro, Kasséna, Ko, Komono, Koussasse, Kurumba, Léla, Lobi, Maransé, Marka, Moba, Nankana, Notioro, Noumou, Nounouma, Padoro, Pana, Peul, Puguli, Rimaïbé, Sambla, Samo, Samogho, Senari, Siamou, Silansé, Silmi-Moaga, Sipiré, Sissala, Sonrhaï, Tagba, Thoumi, Tiéfo, Touareg, Toussian, Turka, Viguié, Wara, Yansi, Yanaa, Zaocé, Zara, Zerma, Sénoufo, Yarsé, etc. et inversement pour chacune de ces appartenances identitaires et à l’égard de chacune d’entre elles.

Je suis peul et fondamentalement Bambargé, Bella, Berba, Birifor, Bissa, Blé, Bobo, Bolon, Bwa, Dagara, Dagara-jula, jula, jerma, Dorossié, Dogon, Dyan, Gan, Gouin, Gourounsi, Gulmãce, Haoussa, Kalemsé, Karaboro, Kasséna, Ko, Komono, Koussasse, Kurumba, Léla, Lobi, Maransé, Marka, Moaga, Moba, Nankana, Notioro, Noumou, Nounouma, Padoro, Pana, Puguli, Rimaïbé, Sambla, Samo, Samogho, Senari, Siamou, Silansé, Silmi-Moaga, Sipiré, Sissala, Sonrhaï, Tagba, Thoumi, Tiéfo, Touareg, Toussian, Turka, Viguié, Wara, Yansi, Yanaa, Zaocé, Zara, Zerma, Sénoufo, Yarsé, etc. et inversement pour chacune de ces appartenances identitaires et à l’égard de chacune d’entre elles.

Ainsi, ces trois exemples sont, ici, pour indiquer ce qui doit être pour l’ensemble des composantes du corps social burkinabé, c’est-à-dire être en communion nécessaire et, ainsi, exprimer un sentiment national qui, pour cela et par cela-même, supplante, transcende, l’appartenance identitaire particulièrement spécifique.

En ces appartenances identitaires (burkinabé), individuellement et collectivement consubstantielles qui supposent chacune un soi unique et indivisible, sont pourtant dessinées des appartenances transfrontalières non-perçues par tous les Burkinabé. Ainsi Bobo, Dagara, Dogon, Gan, Haoussa, Jerma, Jula, Lobi, Moaga, Moba, Sénoufo, Sonrhaï, Touareg, Peul, – pour ne citer que ces exemples – sont, également, des appartenances ghanéennes, ivoiriennes, maliennes, mauritaniennes, nigérianes, nigériennes, togolaises et bien évidemment burkinabé et à l’exclusion des conséquences des mouvements migratoires récents (fin du XIXe, début du XXe siècle). En conséquence, la pluralité de l’appartenance identitaire du Burkinabé est, de fait, africaine et ce d’autant mieux que le seul exemple peul suffit à la fonder ainsi dans la mesure où cette population habite la quasi-totalité du continent africain. Alors, comment – contrairement à certains propos affirmés dans les diverses réactions après les attaques perpétrées dans le Sud-Ouest – peut-il y avoir un espace (qu’il soit expressif ou symbolique) pour l’allochtonie, un terme, par ailleurs, rarement appliqué aux hommes d’autant mieux que sa forme ancienne qui est allogène est utilisée en « minéralogie » ?! Néanmoins, allochtone est considéré comme l’opposé du terme autochtone qui, s’il est référencé dans le Dictionnaire Le Grand Robert de la langue française (1986), n’est absolument pas retenu par le Dictionnaire historique de la langue française (2016), si ce n’est en référence au terme allo (allos, en grec ancien, qui désigne autre).

Par ailleurs, le terme autochtone qui est cité, ne prend sens qu’en référence au terme tchonien, un néologisme français, du reste, dérivé du grec ancien et qui, selon la mythologie de la Grèce antique justement, désigne l’individu qui est sorti de la terre. Ainsi, en référence à ces différentes données, l’autochtone est celui qui est lui-même (auto) sorti de la terre. En son sens anthropologique et selon Lévi-Strauss (Anthropologie structurale), l’autochtone est « celui qui habite la terre où il est né », définition corollée à celle du Grand Robert.

Cependant, ces lieux de naissance et d’habitation ne sont signifiants que référencés au fait migratoire (fait non négligeable) qui, lui-même, n’est pas sans rapport aux déplacements de populations entre États et surtout au grand mouvement d’occupation coloniale impulsé par l’Europe occidentale à compter du XVe siècle, mouvement qui donna une raison d’être à l’émergence de notions comme indigène, et autochtone, termes qui, plus est, n’étaient appliqués qu’aux populations trouvées sur place par les arrivants comme si ces derniers, eux-mêmes, n’étaient nés nulle part puisque ces termes ne les désignaient jamais. Le fait fut si fortement et idéologiquement établi que le terme indigène – à force de ne désigner que le colonisé (le ‟Bougnoule”, le ‟Jaune”, le ‟Nègre”, le ‟Rouge”) – a fini par perdre son sens réel pour ne recouvrer qu’un sens péjoratif. Cet état d’esprit général et erroné gagne pourtant toujours du terrain tant et si bien qu’aujourd’hui, il est encore possible de dénombrer des personnes continuant de penser, à tort, que le terme ethnie, par exemple, – autre spécification de la détermination de l’Autre par l’Occident – est un terme réservé aux populations non-européennes.

Alors, force est de constater que par l’analyse, allochtone est un terme vide de sens en ce que, d’une part, chaque être humain est bien évidemment et toujours un autochtone quel que soit son lieu d’habitation car, en effet, tout humain est toujours né sur une terre, ou plus exactement sorti d’une terre si l’on retient les racines grecs de ces termes. « Être né quelque part », chante Maxime Le Forestier, voici une détermination universelle du mode originel de l’existence de l’être humain, voire de tout être terrestre. Peut-il en être autrement, l’être humain naissant et n’habitant nulle part ailleurs que sur la terre !? D’autre part, la terre au Burkina Faso est celle de toutes et de tous les Burkinabé, en raison du Code civil, malgré la continuité d’une application du droit coutumier qui, par ailleurs, n’est pas stigmatisant ; bien au contraire. Par ailleurs, La Constitution burkinabé, en son article premier, ne précise-t-elle pas que « Tous les Burkinabé naissent libres et égaux en droits - Les discriminations de toutes sortes, notamment celles fondées sur la race, l’ethnie, la région, la couleur, le sexe, la langue, la religion, la caste, les opinions politiques, la fortune et la naissance, sont prohibées. » !

En outre, même en ignorant toutes les références de la civilisation occidentale, ci-dessus considérées et malgré leur lumière, pour ne retenir que des valeurs de références africaines, il convient de noter que dès lors qu’un individu, venu d’ailleurs et ayant reçu l’accueil convenu de ces hôtes – ceux qui, évidemment, étaient sur la terre avant lui, et qui pourraient, eux-mêmes, être venus d’ailleurs – il devient un des leurs et, par conséquent, n’est plus autre. Par ailleurs, de nombreuses personnes ayant des appartenances identitaires de groupes sociaux réputés être du Sud-Ouest, par exemple, mais étant nées ailleurs, se reconnaissant de cette région et y habitant, sont-elles allochtones ou autochtones ? De la même manière, des personnes nées au Sud-Ouest, se reconnaissant de cette région mais n’y habitant pas, sont-elles des autochtones ou des allochtones ? Toutes ces interrogations, ici énoncées à partir d’un cas, sont pourtant et bien évidemment applicables à n’importe quelle région du Burkina Faso.

Autorités du Burkina Faso, chères et chers compatriotes,

J’espère que ce questionnement aura montré que la différenciation des citoyens burkinabé en autochtone et en allochtone introduit un discours stigmatisant dans un espace où leur existence est absolument un non-sens, notamment pour celle du terme allochtone. En effet, il ne peut y avoir dans le même pays des citoyens qui, par une appartenance identitaire donnée, seraient différents d’autres citoyens ; des citoyens qui relèveraient du soi et d’autres qui seraient de l’altérité relativement à la région habitée par ces citoyens dits autres car la région d’habitation ne serait pas celle de leur naissance et, par conséquent, ne serait pas la leur.

Non, le Burkina Faso n’est pas à compartimenter, le Burkina Faso n’est pas une confédération. Même dans les États confédérés connues dans le monde, la citoyenneté n’est pas compartimentée ; elle est une, unique et solidairement fondée. Enfin, la notion de terre du père valant pour tous, toute personne d’où qu’elle vienne et quel que puisse être son lieu de naissance, dès lors qu’elle est établie en un point du Burkina Faso où elle a édifié sa maison d’habitation, est chez elle.

Si les attaques terroristes dans le Sud-Ouest ont suscité des réactions parfois excessives, voire insoutenables, celles-ci possèdent le mérite d’avoir fait émerger un sursaut représenté par l’existence même du débat actuel. Il est à espérer qu’il permettra une meilleure prise de conscience collective et que cela contribuera, d’une manière ou d’une autre, à aider les Autorités à trouver les solutions pour la fin de cette guerre, pour le moins, peu classique.

En conséquence, s’il est important de tenir un discours mesuré, s’il est indispensablement urgent de construire un discours qui concourt à la résolution de la crise non à son amplification éventuelle, s’il est important de faire cesser les tueries, il est surtout impératif d’agir aujourd’hui et vite pour le long terme afin que puisse naître un réel sentiment national. Car, c’est le seul, l’unique moyen contre la stigmatisation, la division. En outre, le discours d’exclusion, donne du grain à moudre à tous ceux qui voudraient, secrètement ou publiquement, qu’il en soit ainsi et tentent déjà d’affirmer, dès à présent, qu’il en est ainsi. Le seul fait d’avoir des Burkinabé parmi des terroristes, n’est pas l’expression d’un conflit entre communautés, un terme encore appliqué aux groupes sociaux burkinabé qui, eux-mêmes, ne se disent pourtant pas être en communauté.

Il est vrai que ce terme est utilisé dans l’espace religieux partout ailleurs en Occident comme en Afrique et par différentes confessions religieuses afin d’exprimer, pour les fidèles, la nécessité et la volonté d’un être-ensemble un et uni, c’est-à-dire de constituer une communauté, un corps. Or, les communautés religieuses, existantes au Burkina Faso, sont de compositions identitaires plurielles et ne coïncident pas chacune avec un groupe ethnique déterminé. Qu’il y ait, parmi les terroristes, des Burkinabé (seraient-ils, par ailleurs, de confession religieuse unique !?), peut être un fait. Mais que cette présence soit la certitude d’une guerre entre Burkinabé, voire entre Burkinabé en communautés, est une énonciation dont la réalité demande à être établie. Alors, attention à toute tentative, consciente ou inconsciente, d’instrumentalisation des groupes d’identités qui composent le Burkina Faso.

Il est souvent fait référence aux Peul qui seraient soit terroristes soit victimes. Comme victimes, ils feraient l’objet d’opérations de tentatives d’épuration ethnique. Mais par qui et comment ? Comme terroristes, contre qui les Peul seraient-ils en guerre ? Contre toutes les autres populations du Burkina Faso, voire du Mali, du Niger ? Au Burkina Faso comme au Mali et au Niger, les Peul sont nombreux mais ne sont pas tous djihadistes et ne sont pas tous favorables au terrorisme. Ils en sont victimes comme le sont d’autres populations dont des éléments pourraient bien appartenir à des groupes terroristes. Par ailleurs, il y a toujours eu des difficultés de cohabitation entre éleveurs et agriculteurs. Parfois, les mêmes difficultés du vivre-ensemble surviennent entre agriculteurs uniquement, et donc sans incrimination d’éleveurs, lorsque le bétail de l’un, mal gardé, détruit les plantations de l’autre.

Mais pourquoi n’y a-t-il jamais eu des conflits reconnus ethniques armés ayant opposé des Peul, éleveurs, à d’autres ethnies constituées d’agriculteurs ou à d’autres composantes de la population burkinabé ? Dans la Nouhao, à l’Est du Burkina Faso, où le terrorisme est malheureusement et gravement installé, il n’y a jamais été constaté des conflits armés ethniques entre Peul et autres populations.

Madame Ima-Ouoba Aristide dans sa thèse, Dynamique de la mobilité des éleveurs et des bouviers peuls de la zone pastorale de la Nouhao au BURKINA FASO, soutenue à l’université de Strasbourg le 20 mars 2018, a montré non seulement l’importance culturel du bovin pour le Peul mais surtout comment cette population, dans sa pratique culturelle, a su cohabiter avec les autres populations dans un contexte de création d’une zone pastorale pourtant sans concertation avec les différentes populations du terroir mais institué par l’État. Ima-Ouoba souligne le fait que, parfois, des Peul gardent le bétail d’agriculteurs. Certes, elle a relevé des cas de discordes entre éleveurs et agriculteurs mais elle n’a pas constaté, ni par expérience en étant sur le terrain, ni par le discours des enquêtés, de l’existence récente ou lointaine de cas de conflits armés entre Peul et Autre. De toute façon les difficultés de cohabitation ou de gestion de gardes des troupeaux ont toujours trouvé une issue acceptable par les différents partis. Alors, pour quelles raisons, le terrorisme actuel, qui sévit dans la région Est, serait un conflit armé mettant en cause des Peul contre quelles populations qui, ainsi, se battraient contre eux en retour ?

Le discours de la stigmatisation, le discours de haine, les tentatives d’instrumentalisation participent dangereusement à la fabrication d’une guerre civile. Toutefois, la responsabilité première incombe aux Burkinabé. Il leur appartient d’être responsables, vigilants, et de ne pas se laisser tromper. Il leur appartient de savoir qu’ils sont tous Burkinabé et que de ce fait, ils ont à dormir ensemble sur leur propre natte ; non sur celle des autres (J. Ki-Zerbo). Pourquoi les conflits qui adviennent en Afrique, devraient-elles toujours n’être qu’ethniques alors qu’ailleurs des guerres ayant opposé des citoyens d’un même pays n’ont jamais été mises sous le signe de l’ethnicité !?

Alors, Autorités du Burkina Faso, chères et chers compatriotes, vous qui lisez cette lettre, je voudrais, sous le signe de la prudence, de l’humilité et de la bienveillance, vous exhorter à entendre cette parole : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien » (Romains 12, verset 21).

Autorités du Burkina Faso, chères et chers compatriotes,

Vous qui lisez cette lettre, je voudrais, sous le signe de la responsabilité, de l’ordre et de la collectivité, vous exhorter à entendre cette parole : « Que soit issue de vous une communauté qui appelle au bien, ordonne le convenable, et interdit le blâmable » (Sourate 3, verset 104). Alors, en arrêtant la stigmatisation, en fuyant la division avec clairvoyance, en se rassemblant, les individus forment communauté, ils se constituent en un seul corps nécessairement solidaire en soi, et donc en ses différents membres. C’est en cette solidarité que chaque membre trouvera la raison de son existence dans l’autre et inversement.

Il y a donc une interdépendance dans laquelle le sujet ne peut que chercher le bien car cette interdépendance est la condition de possibilité de son existence et donc de sa perpétuation. Dans la complexité du corps, si l’un des membres est atteint, c’est l’ensemble du corps qui est victime et en l’absence de l’interaction donc de la solidarité, c’est tout le corps qui court le risque d’une dislocation et donc d’un anéantissement. En cela, il apparaît avec évidence la nécessité, l’impératif de la conscience du maintien du bien pour tous les membres, bien se disant en termes de solidarité et d’interaction. C’est cela le sentiment d’une appartenance nationale. C’est la conscience de cette appartenance à un seul corps solidaire en ses différents membres qui devrait, désormais, animer le Burkinabé et faire de lui un citoyen concerné par cette guerre asymétrique dont il faut pourtant sortir.

Ce sentiment national souhaité, a pourtant été initié une première fois par Daniel Ouezzin Coulibaly qui appela de ses vœux à l’unité de la Haute-Volta, seul moyen pour demeurer comme État et comme Nation. Une seconde fois, ce sentiment – désiré et à conquérir – a atteint une phase de concrétude car il fut affirmé et matérialisé par Thomas Sankara ne fut-ce que dans l’autodétermination qui exigea la fin d’une identité de lieu (Haute-Volta, un exonyme, reflet d’une identité imposée) pour laisser surgir une identité d’hommes et de femmes en communauté et en communion (Burkina Faso, un endonyme, reflet d’une identité autoréférencée et donc assumée).

Autorités du Burkina Faso, chères et chers compatriotes,

Ayons donc le courage de poursuivre cette œuvre initiée par nos prédécesseurs. Pour cette continuité, j’en appelle aux autorités du Burkina Faso pour l’engagement d’une grande réforme du système scolaire burkinabé. L’unité d’un peuple se crée par l’adhésion de ce peuple aux mêmes valeurs. Cette adhésion doit être constituée en une institution donnée et celle-ci est bien l’école mais non uniquement. Pour cela je suggère un redéploiement de l’enseignement déjà existant du jula, du moore et du fulfulde dès l’école primaire et jusqu’à l’université et sur toute l’étendue du territoire burkinabé. Néanmoins, pour garder une équité, non une égalité, il conviendra d’introduire l’enseignement des langues des appartenances identitaires particulières uniquement dans les écoles des villages concernés.

Ainsi, il sera possible de considérer les identités particulières et de donner davantage d’importance à la construction d’une identité nationale à travers l’enseignement de ces trois langues pour chacun des jeunes citoyens à former. Cette opération a pour avantage de faire que tout citoyen puisse constater les raisons tangibles de son appartenance à une communauté qui peut, dès lors, être qualifiée de nationale. Le sentiment d’une appartenance nationale est établi par l’appartenance des différents membres aux mêmes faits culturels. Or, la langue est le premier élément d’une culture car elle est le principal véhicule des autres aspects de la même culture. En conséquence, le jour où l’ensemble des Burkinabé parleront indistinctement jula, moore et fulfulde, que ces langues seront quotidiennement pratiquées, le sentiment d’unité sera plus apparent et la tentation à la distinction fortement diminuée, voire inexistante.

Sur cette question des langues, l’exemple du Bénin est édifiant : en effet, et par expérience, il m’a été donné de constater lors d’un colloque, à Porto-Novo en 2019 à l’École du patrimoine africain, que les intervenants, Béninois, a priori, utilisaient indistinctement le français, le fon, et le yoruba sans que cela ne soit, apparemment, gênant pour le public. Les seules personnes qui éprouvaient des difficultés à suivre les communications étaient celles qui ne connaissaient ni le fon, ni le yoruba. Bien entendu, cela est néfaste pour la discussion, la confrontation nécessaire des idées pour le débat scientifique. En effet, il eut été très important et utile de donner la quintessence de l’intervention en une langue connue, au moins, de la majorité du public. Néanmoins, ce fut une expérience qui me donne l’occasion, aujourd’hui, de réfléchir sur ce qui est susceptible de donner au Burkina Faso une unité durable, condition d’une paix durable.

À l’évidence, la promotion des langues nationales à l’école comme à l’université ne suppose pas pour autant l’abandon du français qui, désormais, demeure la langue administrative et celle de l’ouverture au monde même si d’autres langues européennes, asiatiques et l’arabe sont à maintenir ou à introduire dans les parcours scolaires. Il est nécessaire, pour le citoyen burkinabé, d’être façonné par un esprit national. Cependant, il doit absolument être dans les conditions de tenir ses sens en éveil sur le reste du monde. Ce sentiment national devant être porté par les langues sera soutenu par l’enseignement des composantes sociales et des pratiques culturelles burkinabé. Il est important que les différentes composantes aient une connaissance culturelle mutuelle. Comment comprendre, par exemple, qu’aujourd’hui, tout Burkinabé ne soit pas capable de décliner les différents groupes sociaux que comporte le pays ? Que cela puisse être entendable pour les citoyens non scolarisés, – une non-scolarisation qui nuit à la fondation d’un sentiment national – il est inadmissible que les autres ne puissent pas les dénombrer. Il paraît alors évident que le fait culturel est une donnée de structuration pour l’émergence d’un sentiment national.

En effet, la pertinence du fait culturel pour l’instauration d’un sentiment national est donnée par un exemple qui, au Burkina Faso, passe pourtant inaperçu. Il s’agit du port du dagara bálá, le boubou traditionnel dagara, qui est aujourd’hui un vêtement porté par de nombreux Burkinabé (femmes comme hommes) sans que pour autant il soit souligné son appartenance dagara. Il est certain que des Burkinabé savent seulement que ce vêtement n’est que burkinabé et c’est bien ainsi. Pour le reste, il appartient aux chercheurs de montrer maintenant ou plus tard la richesse des savoir-faire burkinabé. Ce vêtement a été rendu populaire par Nurukyor Claude Somda (1949 - 2009), historien, enseignant chercheur à l’université de Ouagadougou 1, désormais université Joseph Ki-Zerbo, puis ministre de la communication et de la culture (1994-1996). En effet, il en a fait son vêtement privilégié qu’il portait en diverses variantes et en de multiples occasions tout en montrant ses avantages. De fait, c’est un vêtement qui couvre mais qui aère également. Tissé en fibres naturelles (coton) le tissu est confectionné suffisamment ample avec de grandes ouvertures sur les flans ou des manches très amples laissant ainsi circuler l’air. Il s’agit d’un vêtement qui convient aussi bien pour les cérémonies que pour la vie quotidienne. Il est, au titre des événements cérémoniels, l’unique vêtement qui est mis au défunt (femme comme homme) dagara et avec lequel il est inhumé.

Ainsi donc, à l’enseignement de langues et pratiques culturelles burkinabé, il sera ajouté les manifestations culturelles, pour le grand public, de différentes régions sur l’étendue du territoire. Il n’est pas nécessaire de convoquer de grands regroupements du type de La semaine nationale de la culture qui doit être maintenue. Il convient d’impulser le mouvement en encourageant la tenue de manifestations dans chaque région, province, département et commune et selon la composition sociale de la localité concernée. Que chaque groupe social à différents niveaux de la structuration territoriale puisse faire connaître des éléments de sa culture aux autres composantes du corps social. Cela s’appelle de l’interculturalité populaire, une pratique qui permettra aux populations de mieux se connaître et, ainsi, de prendre conscience de la diversité de leur être-ensemble, de leur unique corps ; une diversité s’exprimant, évidemment, en une unité en toute conscience et en toute cohésion.

Autorités du Burkina Faso, chères et chers compatriotes,

Entreprendre un projet éducatif comprenant la promotion de l’enseignement à grande échelle des trois grandes langues nationales ainsi que les savoirs locaux sans pour autant supprimer les disciplines classiques dont certaines sont occidentales ou issues d’autres aires civilisationnelles mais les adapter au contexte burkinabé, n’est pas une entreprise facile et encore moins de petite envergure.

Conscient de l’ampleur du projet et des difficultés des tâches à accomplir – il faudra déployer une pédagogie auprès des populations pour l’explicitation des raisons et des objectifs afin d’obtenir la meilleure adhésion possible au projet – je voudrais répondre à l’objection par la dialectique de l’amour et de la passion. En effet, l’expression de l’amour suppose une capacité du sujet amoureux à supporter la passion, c’est-à-dire la souffrance. Aimer, c’est bien évidemment souffrir car l’aimant souffre toujours lorsqu’il constate, par exemple, que son partenaire n’est pas en conformité avec ce qu’il souhaite sans toutefois pouvoir lui tourner le dos.

L’amour est, de fait, l’espace d’une construction d’un sentiment absolument sublime, c’est-à-dire un sentiment qui manifeste indissociablement le plaisir et le déplaisir. Dans ce sublime, le plaisir n’est pleinement et totalement amoureux, aimant, que dans la mesure où il engloutit le déplaisir en toute conscience. Or, qu’y a-t-il de plus élevé que de chercher à construire un sentiment national, gage de l’unité du corps politique ? Qu’y a-t-il de plus supérieur que d’œuvrer à la construction d’une nation ? Cette œuvre étant à la hauteur de l’amour nécessaire devant être exprimé, il est évident que la passion sera en conformité avec l’ampleur et les difficultés du projet à réaliser.

Autorités du Burkina Faso, chères et chers compatriotes,

Je constate, comme beaucoup d’autres compatriotes, que notre cher Burkina Faso est réellement dépourvu d’une nation. S’il en était autrement, nous n’aurions pas l’état d’esprit qui est malheureusement celui de nombre d’entre nous. Bien évidemment, je suis conscient de ce que des personnes, nombreuses travaillent durement contre cette guerre. Je suis conscient de l’action des forces de défense et de sécurité qu’il faut saluer et soutenir en toutes circonstances.

Mais c’est justement l’insuffisance de la reconnaissance et donc du soutien (ne serait-ce que moral par la manifestation d’une solidarité), voire une absence totale de la reconnaissance des actes de bravoure et/ou louables d’une partie des citoyens qui m’a conduit au constat d’une absence de la nation burkinabé. Les faits et l’argumentation présentés dans les pages qui précèdent, m’apparaissent l’avoir suffisamment établi pour qu’il ne soit plus utile, ici, de construire des démonstrations supplémentaires. Aussi, je suspens, ici, la proposition avec l’espoir, l’espérance, d’un nombreux rassemblement pour faire éclore ce grain qui est bien enfoui et qui ne demande qu’à percer le sol pour aller vers la lumière. Si ce grain n’existait pas, il n’y aurait pas de patrie burkinabé. Alors, de la patrie, complétons l’œuvre pour atteindre la nation.
Vive le Burkina Faso !

Namwinfang Roger Somé, docteur en philosophie, professeur des universités à l’université de Strasbourg, France

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