Actualités :: Burkina : L’illusion d’une réconciliation nationale

Pour le professeur de philosophie Jacques Batiéno, plus nous avançons dans le temps, plus la réconciliation nationale au Burkina parait s’éloigner, s’amenuiser inexorablement. Pourtant, estime-t-il dans la tribune qui suit, il s’agit d’une nécessité, un devoir qui n’est pas au-dessus de la volonté des Burkinabè. Lisez plutôt.

La réconciliation nationale au pays des hommes intègres semble de plus en plus prendre la forme d’un mythe. Quoique dans l’absolu, le mythe n’est pas étranger à toute réalité. En effet le mythe, de par sa fonction pédagogique qui consiste à faciliter la compréhension d’une situation complexe, véhicule un message de vérité. Aussi, tout en la modifiant à peine, allons-nous faire nôtre la formule de Cocteau, qui portait sur le roman, pour affirmer que « le mythe est un mensonge qui dit la vérité ». Il est alors plus convenable d’affirmer que le projet de réconciliation cher au Burkina Faso aujourd’hui apparait comme une vue de l’esprit, un rêve inaccessible, une illusion pure et simple. Évitons, cependant, de nous perdre en fioritures et autres arguties à n’en pas finir, et disons-le tout net : la réconciliation nationale n’aura pas lieu.

La belle formule qui n’est pas sans rappeler le titre de la pièce de Jean Giraudoux qui lui-même fait échos à l’œuvre gigantesque de Homère. Mais que l’on soit dans le contexte antique chez Homère ou dans le contexte moderne ou contemporain chez Giraudoux, la guerre de Troie a bien eu lieu, hélas, elle a fini par avoir lieu et nous connaissons la suite et les conséquences. Pour le bonheur des hommes, il aurait fallu qu’elle n’eut pas lieu. En revanche, nous prions pour que la réconciliation nationale, elle, ait lieu pour le bonheur des burkinabè.

Situation paradoxale qui est celle des hommes et de leur histoire. Si la guerre, comme nous le montre Homère, est affaire de fatalité et non de volonté humaine dans le monde antique, c’est le contraire en ce qui concerne la réconciliation nationale au Burkina Faso, elle dépend de la seule volonté des burkinabè. Or, plus nous avançons dans le temps, plus cette réconciliation parait s’éloigner, s’amenuiser inexorablement et se réduire comme une peau de chagrin. Pourtant, il s’agit d’une nécessité, un devoir qui, en réalité, n’est pas au-dessus de la volonté des burkinabè. Pour cela, il faut remplir une condition essentielle : arrêter de réduire le cas du Burkina Faso à un problème de personnes.

Un regard attentif de la situation du Burkina Faso permet de constater que ce pays est pris en otage par deux figures emblématiques de son histoire politique récente. Il s’agit des présidents Thomas Sankara et Blaise Compaoré. Le premier est élevé au rang d’une idole par une certaine opinion publique nationale et internationale, et le second est diabolisé par cette même opinion publique. Pourtant, l’un et l’autre ne sont ni ange ni démon. Ce sont tout simplement des hommes de pouvoir, avec leurs défauts et leurs qualités, dont les divergences issues d’un contentieux non réglé ont conduit au dénouement que nous connaissons tous.

Ce contentieux non réglé entre Thomas Sankara et Blaise Compaoré s’est ensuite mué en un contentieux entre Blaise Compaoré et une certaine opinion publique burkinabè qui, depuis, n’a cessé de crier vengeance. Nous en sommes là aujourd’hui, à une situation dans laquelle tout un peuple est pris en otage par la figure d’une personne, Thomas Sankara, qui cristallise les intérêts d’un groupe d’individus viscéralement opposé à la personne de Blaise Compaoré que l’on veut voir en prison. Ce faisant, Thomas Sankara est devenu le prétexte par excellence, le chiffon rouge que brandit à tout va cette opinion publique dès lors qu’elle sent ses intérêts menacés. Cette figure tutélaire, instrumentalisée à des fins personnelles, est ainsi devenue un fonds de commerce politique pour certains individus.

L’échec de la rencontre au sommet entre Damiba et les anciens chefs d’État n’est rien d’autre que la énième résurgence de ce contentieux historique. Ce rendez-vous manqué, qui lui aussi entre désormais dans les annales, a pris la forme d’une opposition entre Blaise Compaoré et, dans une plus grande mesure, Roch Marc Christian Kaboré qui a trouvé une raison de ne pas honorer une invitation à laquelle il avait donné son aval. Nous sommes toujours en présence de ce même problème de personnes, car le président Kaboré, de gré ou de force, se retrouve dans le camp de cette minorité de burkinabè pro-Sankara qui, dit-il, l’a empêché d’aller échanger avec celui qui est sous le coup d’une condamnation à perpétuité à l’issu du Procès Sankara.

On a prétexté, encore une fois, lutter ainsi contre l’impunité et revendiquer l’application impartiale des règles de justice. On peut toujours s’interroger sur cette impartialité de la justice burkinabè en ce qui concerne les dossiers politico-judiciaires. C’est dire que le doute est permis quant à l’impartialité des actes de justice qui ont été posés depuis la gouvernance du président Compaoré jusqu’à celle du président Kaboré. Des dossiers sont classés sans suite et rouverts au gré des gouvernants, et le niveau d’objectivité d’une justice dont les décisions sont loin d’obtenir l’adhésion de tous laisse sceptique. À chaque étape, un camp exprime sa satisfaction mais pas l’autre et vice-versa. Bref !

Faut-il en déduire qu’il est loin d’être tracé le chemin qui mène vers la réconciliation nationale qui elle-même doit soutenir la lutte contre le terrorisme ? Telle est la question préjudicielle qui taraude notre intellect. En tout état de cause, afin de sortir de l’ornière, il faut d’abord surmonter et résoudre ce problème de personnes, cette gangrène qui pollue l’atmosphère des relations sociales entre burkinabè, mais qui fait l’affaire de certains, tirant de cette situation une sorte de rente politique. Quelles sont les véritables raisons qui ont conduit le président Kaboré à ne pas se rendre à cette rencontre ? Est-ce des raisons objectives de justice ? Ou bien, est-ce essentiellement des raisons personnelles, subjectives et partisanes ? Or, ce pour quoi il était invité est au-dessus de toute juridiction et de tout intérêt partisan, car cela concerne la survie du Burkina Faso en tant qu’État. Qu’est-ce qui est plus important que l’intérêt supérieur de la nation ? Rien, pas même la justice.

C’est sans doute ici que la notion de « raison d’État », qui dans d’autres circonstances peut être d’un usage négatif, abusif ou absolutiste, prend tout son sens positif et humaniste, révélant une autre dimension de l’autorité ; une dimension du tragique qui illustre le sens fort de la « raison d’État », c’est-à-dire le fait pour l’autorité politique de prendre une décision la mettant elle-même en danger au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Dans la situation qui est celle du Burkina Faso aujourd’hui, ce qui est juste, c’est la défense et la préservation de l’État en tant qu’entité juridique avec des limites géographiques et territoriales bien définies. La véritable justice aujourd’hui, c’est de permettre à tous les déplacés internes de retourner chez eux, de permettre à chaque burkinabè d’avoir la possibilité de rester chez lui, d’aller et de venir comme bon lui semble, en somme de vivre en paix et en sécurité au Burkina Faso.

Après six années au pouvoir, le président Kaboré n’a pas tenu ses promesses. Ce qu’il n’a pas su faire, c’est ce que le président Damiba tente de faire. C’est pourquoi la décision de convoquer une rencontre entre lui et ces prédécesseurs est à saluer qui va dans le bon sens. Certain n’ont pas manqué, à tort ou à raison, de lui prêter d’autres intentions, mais seul l’histoire pourra donner tort ou raison à ce qui aujourd’hui reste de simples allégations. Condamner un projet politique qui n’est qu’au stade embryonnaire et qui ne présente pas encore les germes de l’arbitraire est l’œuvre de l’idéologie. Certes, la bonne intention ne peut pas légitimer l’action politique, mais il est sage d’observer se dérouler pendant un certain temps une action politique afin de juger de son bien-fondé ou pas. Sinon, l’on verse dans la théorie du complot dont on sait les dégâts qu’elle a causé à l’humanité dans l’histoire.

D’autant plus que si le coup d’État du 24 janvier 2022, dans une large mesure, ironie du sort, a reçu un bon accueil et suscité un autre espoir (celui né des évènements des 30 et 31 octobre 2014 ayant été déçu), il n’a jamais été accepté (ce que l’on comprend) par tous ces pseudo-défenseurs de la justice qui ont vu leurs intérêt mis en difficulté. Quel crédit accorder alors à leurs déclarations infondées, mises en garde et autres appels à la désobéissance civile ? La peur de voir Blaise Compaoré revenir au pouvoir est à tel point paranoïaque que cela a conduit à l’échec d’un pouvoir qui avait l’occasion de prendre une belle revanche sur l’histoire et sur le pouvoir Compaoré.

À défaut de cela, l’on s’est fourvoyé dans une gouvernance de la vengeance, et à défaut d’avoir mis la main sur Blaise Compaoré lui-même, se sont ses proches qui en ont fait les frais. Arrêtez donc de donner des leçons de démocratie, de justice et de gouvernance ! Nul n’est dupe de vos manigances ! Ce qui intéresse la majorité des Burkinabè aujourd’hui, c’est la paix et la sécurité. Tout le reste n’est affaire que d’un landerneau intellectualiste. Les Burkinabè ne sont pas dans la hantise d’un pseudo-retour d’un ancien pouvoir quelconque. Le pouvoir déchu du 24 janvier dernier n’a-t-il pas l’ambition de revenir au pouvoir ?

Le président Damiba a peut-être manqué de méthode, de bon sens et de lucidité politique ; il a peut-être manqué de rationalité ; sans doute par manque d’expérience politique, mais aussi d’un conseil à la hauteur des défis auxquels est confronté le pays des hommes intègres, il a fait preuve de légèreté, de simplicité, de naïveté même ; car une telle rencontre au sommet ne peut pas se tenir au début du processus, mais plutôt à la fin comme ce qui parachève des pourparlers d’envergure nationale ayant aboutis à des conclusions consensuelles.

Ce qui aurait évité la levée de boucliers surtout des magistrats du pays. Une rencontre aussi cruciale doit émaner d’une palabre nationale qui n’a pas encore eu lieu. Le président Damiba a donc certainement péché par précipitation. Si ces remarques reflètent la vérité, bien à lui d’en tirer les leçons. Pour l’heure en tout cas, son geste est un acte concret de recherche de solution, car il a su mettre l’intérêt supérieur du pays au-dessus des intérêts particuliers. Il a privilégié l’intérêt général, la défense et la préservation de l’État, non pas en niant la justice, mais en la mettant en trêve. L’homme d’honneur qu’il est a respecté son engagement vis-à-vis du président Compaoré qui, lui, en dépit de tout, a répondu présent. Il ne s’agit pas de donner un blanc-seing au président Damiba, mais de dire qu’il faut laisser le temps au temps sur ce projet de réconciliation nationale qu’il a engagé, et le temps des récriminations viendra ensuite.

Dans le même élan, le président Damiba doit vider tous les dossiers politico-judiciaires en cours. On les connait, ce sont des dossiers importants auxquels il peut permettre de donner une issue judiciaire impartiale. En effet, il a tout à gagner à laisser la justice travailler en toute indépendance n’ayant lui-même aucune implication de près ou de loin dans ces différentes affaires. N’oublions pas que la justice est, en droit, toujours aveugle, c’est pourquoi elle ne doit tenir compte que des faits. Tel est le principe essentiel qu’il lui faut rappeler à ces différentes juridictions d’exception que sont le Tribunal militaire et la Haute cour de justice.

La tâche est rude, certains lui mettront des bâtons dans les roues, voulant son échec, et d’autres tenterons de le déstabiliser ou de le destituer, mais il lui faut persévérer et s’armer de courage et d’autorité. Ne pas se laisser guider par une certaine opinion publique minoritaire, partisane, nauséabonde et toxique. En revanche, se laisser conduire par la pensée critique et la lucidité de la raison. Certes il faut consulter, mais il lui revient de décider en dernier recours avec la lucidité et l’autorité qui sied aux grands hommes d’État, car c’est lui et lui seul qui subira le jugement de l’histoire.

Paris le 24 juillet 2022

Jacques BATIÉNO
Professeur de philosophie

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