Actualités :: Tribune : Depuis quand des Noirs ont gagné une guerre ?

Si l’historiographie rapporte la participation victorieuse de plusieurs commandants Noirs et des troupes noires dans des guerres sur tous les continents, qu’en est-il de la dernière fois qu’une armée de Noirs a gagné une guerre pour son propre compte ? En regardant bien, une puissance africaine n’a-t-elle jamais gagné une guerre contre une puissance non africaine ?

Vertières, 18 novembre 1803. L’aube est encore épaisse. L’armée indigène d’Haïti conduite par le Général Jean-Jacques Dessalines est déjà en place. La plus puissante armée du monde à cette époque, l’armée française de Napoléon, est aussi en train de s’apprêter et joue la diane (musique militaire). Elle est sous la supervision du Général Rochambeau qui avait été désigné par le Général Leclerc pour lui succéder. Le Général Leclerc, beau-frère de Napoléon Bonaparte, avait été envoyé spécialement par lui pour reprendre le contrôle de l’île de Saint Domingue et y rétablir l’esclavage.

Avant cette bataille fatidique, « le cruel mais brave Rochambeau » avait accompli son devoir d’officier supérieur. Il avait pris le temps d’étudier les notes et la correspondance de son prédécesseur. Après l’analyse de la situation sur le terrain, une proposition est faite à Napoléon. Confirmant le point de vue de son prédécesseur décédé, il indique qu’en effet, après la victoire contre l’armée indigène, pour reprendre le contrôle total de l’île, il ne faut pas seulement exécuter tous les habitants ayant 12 ans et plus, mais il faudra impérativement baisser l’âge minimum des exécutions à 7 ans. Fils d’un officier supérieur français, lui-même s’était engagé dans l’armée française à 14 ans. Il avait participé à la Guerre d’indépendance des États-Unis. Il est connu sur l’île, lui qui s’était tant illustré par sa cruauté envers les Noirs. Il avait même fait venir de « Cuba des chiens dressés à la chasse des nègres… ».

Le Général Jean-Jacques Dessalines, né quelque part en Afrique**, esclavagisé, a succédé à Toussaint Louverture déporté en France dans la prison du Fort de Joux dans le Jura où il a trouvé la mort le 7 avril 1803. Dessalines avait la ferme détermination d’aller jusqu’à l’indépendance de son peuple, quitte à mourir dans cette quête existentielle. Il ignorait le plan d’extermination prévu par le camp d’en face. Dessalines est un réaliste. Toussaint Louverture qui était de loin plus diplomate que lui n’est-il pas mort de mauvais traitement en France ? Son propre sort ne serait certainement pas meilleur en cas de défaite. La guerre totale est donc inévitable. Son mot d’ordre est d’ailleurs d’une grande limpidité : « Koupe tet, boule kay ! » « Coupez les têtes et brûlez les maisons ! » de tous les colons esclavagistes.

Vertières est l’ultime bataille d’une guerre qui dure déjà depuis près de 10 ans. Les 23 000 soldats français décimés par la fièvre jaune et la férocité des combats ont entretemps été renforcés par 10 000 combattants. Les révolutionnaires africains déterminés à ne pas retourner dans l’esclavage, infligent des dommages majeurs à l’armée impérialiste.

Ce matin du 18 novembre, le reste du corps expéditionnaire de la France ne compte plus qu’un peu plus de 2000 combattants. L’armée des Africains compte ce matin 27 000 soldats prêts à mourir pour la liberté et pour que l’Humanité se réconcilie. Dessalines veut en finir. Son objectif est clair : prendre la ville de Cap dans le Nord d’Haïti qui était bien défendue par 7 forts dont celui de Vertières. Le Fort de Vertières est situé sur une colline. Dessalines donne des ordres précis à son état-major pour vaincre les défenses.

Il est 6 h du matin, les hostilités ont déjà débuté depuis bientôt deux heures. Les boulets de canons pleuvent de part et d’autre. Les balles sifflent. Des corps de combattants et de chevaux gisent un peu partout. Une odeur de poudre est dans l’air, le temps est lourd, la chaleur suffocante. Les blessés sont nombreux. La bataille fait rage. Les Français infligent beaucoup de dégâts grâce à leur position en hauteur. « Dessalines veut empêcher la concentration des feux des forts sur un point unique du champ de bataille. » C’est alors qu’un homme précédemment connu pour son courage, son audace et son ardeur au combat va s’illustrer une nouvelle fois en cette journée historique. François Cappoix dit Capois-la-Mort, commandant de la 9e demi-brigade. Son ordre initial était le suivant : « Le plus entreprenant des généraux indigènes, devra, méprisant l’artillerie des forts, se glisser entre eux avec ses troupes et attaquer la Barrière-Bouteille. » Il était à la manœuvre quand un contre-ordre l’arrête.

Général François Cappoix est le héros de Vertières

Le Général Cappoix doit désormais « occuper la butte Charrier voisine de Vertières et plus élevée. » Pour y parvenir, il faut passer par une route puis par un pont. Capois-la-Mort comme en son habitude, se lance pour engager à outrance ses troupes en direction de l’ennemi. Sa demi-brigade est en partie décimée par le tir des canons depuis le fort. Mais Cappoix est un homme de résultat. Il engage un nouvel assaut. Ses hommes sont encore fauchés, au pied de la colline, par la mitraille. La puissance de feu de l’ennemi est forte. Cappoix se réorganise et pour la troisième fois, il lance de nouveau ses forces à l’assaut de la cible. Hélas ! la réaction de l’ennemi est toujours virulente, mortifère. « La butte de Charrier, par sa hauteur domine tous les ouvrages de défense du Cap. » Pas question pour l’armée française de perdre son contrôle qui les priverait de l’avantage de l’altitude. L’échec n’est toutefois pas une option pour Cappoix. La victoire est la seule qui vaille. L’avenir de l’humanité se joue en ce moment-là : mettre fin à trois siècles d’esclavage. L’enjeu en vaut la peine. Il dépasse la vie de Cappoix. Toujours devant sa demi-brigade, « Cappoix à cheval, l’entraine avec sa fougue ordinaire, quand un boulet lui enlève son chapeau [garni de plumes] : “En avant ! En avant !”, crie-t-il quand même. Un second boulet renverse son cheval. L’intrépide Cappoix, prestement relevé, brandit son sabre et aux cris répétés de “En avant ! En avant !”, il s’élance une fois de plus à la tête de ses hommes. »

Pendant ce temps, depuis le Fort de Vertières, le Général de Rochambeau, entouré de sa garde d’honneur, suit le déroulement de la bataille et les prouesses militaires du commandant des troupes adverses. « La bravoure si éclatante émeut la garde d’honneur » qui applaudit. « Un roulement de tambour se fait entendre. Le feu cesse. » En fait, le temps qu’un messager de Rochambeau, à cheval s’approche vers Capois-la-Mort, et d’une voix forte, il crie : “ Le capitaine-général Rochambeau envoie son admiration à l’officier général qui vient de se couvrir de tant de gloire ! ” Ce geste chevaleresque honore certes le commandant français de l’Expédition de Saint-Domingue, mais il illustre le fait qu’il a compris que cette guerre ne sera pas gagnée par la France. La soif de la liberté que Cappoix a montrée face à la mort ne laisse pas de doute sur la détermination générale à ne plus retourner dans la servitude. Les hostilités reprennent. Cappoix reçoit du renfort.

Les descendants des Africains occupent la stratégique butte de Charrier. « Rochambeau lance jusqu’à sa garde d’honneur pour en déloger les indigènes ; sacrifices inutiles. » L’armée indigène « s’y cramponne et y dresse une batterie qui met à mal le fort de Vertières, contraignant les français à l’évacuation. »

Vers 15 h, une forte pluie tombe comme pour saluer ces hommes et ces femmes qui ont versé leur sang pour que la liberté triomphe. La journée de bataille a pris fin. Les Africains sont victorieux. Le Général François Cappoix est le héros de Vertières. Il est un héros de l’humanité.
Dans la fraîcheur de la nuit du 18 au 19 novembre, le Général de Rochambeau évacue toutes les fortifications. Lui qui voulait vaincre cette armée et massacrer par la suite toute la population et n’épargner uniquement que ceux qui ont 7 ans et moins, avait été défait. Le génocide programmé des 500 000 Haïtiens n’aura pas lieu.

Le 19 novembre au matin, un officier français, porteur d’un message se rendit au quartier général de l’armée indigène sur un cheval et porta le message suivant : « Le Capitaine-général Rochambeau offre ce cheval comme une marque d’admiration pour l’ « Achille noir » pour remplacer celui que son armée française regrette d’avoir tué. »
Même dans la défaite, ce fut un honneur de guerroyer contre l’homme Noir incarné en François Cappoix alors âgé de 37 ans. À 48 ans, Donatien de Rochambeau était aussi conscient qu’il était partie prenante de l’écriture d’une page de l’Histoire. Il est fait prisonnier par les Anglais avant son retour en France pour aller sur d’autres champs de bataille.

L’Afrique doit recommencer à gagner des guerres. Nous ne pourrons faire l’économie du sang pour nous libérer

Des révoltes d’esclaves, il y en a toujours eu partout. Des esclaves qui amorcent et réussissent une révolution, c’est unique. Une page d’histoire a été écrite à Vertières. La puissance impérialiste, colonialiste et esclavagiste a perdu la guerre. Aimé Césaire écrira plus tard : « Haïti [est] où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité. » Sans doute, depuis la chute de l’Égypte contre l’armée perse conduite par Cambyse II, une armée de Noirs, donc d‘Africains, n’a gagné une guerre contre une puissance militaire de premier plan. En Haïti, Dessalines et ses compagnons ont vaincu la première puissance militaire en ce début du 19e Siècle. L’Éthiopie a dû gagner des victoires dans la Péninsule Arabique, cependant, elles ne sont pas de même ampleur.

L’Afrique doit recommencer à gagner des guerres. À tous les Africains et Afro-descendants qui rêvent d’un autre monde : la révolution est forcément sanglante. Si la domination des autres ne nous est plus acceptable, si nous voulons disposer de nous-mêmes, faire nos choix et assumer les conséquences, nous devons être prêts à faire face à l’adversité quoi que cela nous coûte. Les manifestations et les sit-in n’ont jamais libéré un peuple et les coups de gueule sur les réseaux sociaux n’ont jamais contraint un prédateur oppresseur à lâcher sa proie. Même si nous voulions juste réduire la domination des autres, être prêts à mourir pour cela est un minimum attendu de nous. Sinon, ayons la décence de subir sans jérémiade.

En dehors de Nathalie Yamb, « La Dame de Solchi », personne dans notre camp parmi ceux qui ont une parole publique, ne semble réaliser que nous ne pourrons faire l’économie du sang pour nous libérer. Personne, n’appelle à la formation de milices, ni de contingents, ni de volontaires panafricains combattants pour aller défendre le Sahel contre toute force jugée hostile. 5,5 % des 500 000 habitants d’Haïti étaient alignés ce matin-là à Vertières.

En 2020, le Burkina, le Mali et le Niger comptaient chacun environ 6 millions de jeunes âgés de 20 à 39 ans. Soit entre 30 % et 33 % de la population totale. C’est à peu près les mêmes statistiques dans tous les pays d’Afrique au sud du Sahara. Techniquement, le Burkina, le Mali et le Niger peuvent chacun aligner au moins 500 000 combattants armés. Chacun d’eux peut mobiliser, toujours dans les 6 000 000 de l’échantillon (20 à 39 ans), 1000 000 de personnes qui vont soutenir l’effort de guerre. Imaginons en plus que la jeunesse panafricaine décide de ne pas « trahir sa mission historique » et de s’engager sur le terrain. Une moyenne de 500 combattants volontaires par pays, sur 30 pays africains, peuvent se mobiliser pour libérer la terre de Modibo Keita et de Thomas Sankara, soit un contingent de 15 000 panafricains, prêts à montrer que l’unité dont N’Krumah a rêvé est possible.

Avec un tel engagement, n’importe quelle organisation terroriste ou étatique sera vaincue dans le Sahel. Certains engagés mourront hélas, ils rejoindront nos ancêtres et seront reçus là-bas par ces illustres personnages qui ont su s’engager un jour pour que l’Afrique gagne et que l’Humanité triomphe. Une offre intérieure de défense est obligatoire. Ce n’est pas une question de matériels ! « L’abondance des moyens traduit l’incompétence des chefs » dixit Thomas Sankara.

Une demi-brigade c’est entre 1500 et 3000 hommes composés de professionnels et de volontaires. C’est ce nombre que Cappoix a dû renforcer pour venir à bout de son ennemi retranché. En 2011, l’OTAN avait 130 000 combattants en Afghanistan sans compter les effectifs des armées privées et des espions. Que l’on ne se trompe guère, même en 2021, peu importe le niveau de technologie militaire, le nombre et la qualité des combattants sont des facteurs essentiels. Ils le seront encore pour longtemps. C’est du moins ce que disent les experts et c’est aussi ce qui préoccupe certains quant à la vitalité démographique des Africains.

Avec un million et demi de combattants (soit 2,5 % de la population des trois pays endeuillés), le Sahel sera nettoyé et débarrassé de toute force hostile. Peu importe qui est cette force et qui la soutiennent. Si nous continuons à refuser de mourir pour notre liberté, le Sahel et toute l’Afrique, demeurera le terrain d’affrontement des impérialistes de l’Orient et de l’Occident jusqu’à ce que l’un y prenne le dessus ou, comme cela a déjà été fait, qu’ils s’entendent pour un nouveau partage du gâteau Afrique. Tel est l’enjeu.

Quand l’histoire d’Haïti sera mieux connue et que les Africains s’approprieront cette autre partie de leur histoire, toutes les académies militaires d’Afrique honoreront et célébreront les exploits de Capois-la-Mort, de Jean-Jacques Dessalines, d’Henri Christophe, d’Alexandre Pétion, de Jeanne Lamartinière, de Mme Sanite Bélair, etc. et du génie de la stratégie militaire que fut Toussaint Louverture. Que dire de tous ces combattant.es anonymes né.es esclaves ou enlevé.es d’Afrique qui, avec leurs chefs ont redonné la preuve que des Africains, lorsqu’ils sont unis et mobilisés, peuvent, eux aussi, vaincre n’importe quelle armée, fût-elle la première puissance militaire.
Puisse notre ancêtre, Capois-la-Mort, nous inspirer en ces temps de questionnements et d’appréhensions.

Patinnema
Novembre 2021.

* Titre inspiré de Amin Maalouf qui pose une question similaire : « Depuis quand des Arabes ont gagné une guerre ? » in Le Dérèglement du monde. 2010.
** D’autres sources, disent qu’il est né esclave à Saint-Domingue.
Source : Histoire d’Haïti, Dr Jean-Chrysostome Dorsainvil, Tome 1 – 1492-1915.

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