ActualitésDOSSIERS :: Assassinat de Thomas Sankara : « Si la France était impliquée, le dénouement (...)

Depuis la réélection du président Roch Kaboré, la quête de réconciliation nationale a pris une allure importante et au même moment le dossier Thomas Sankara, qui divise les Burkinabè, vient de connaître un épisode déterminant avec la mise en accusation de quatorze personnes, dont l’ancien président Blaise Compaoré. Dès lors, l’on se demande comment les Burkinabè parviendront-ils à aménager les deux éléments cruciaux. Sur la préoccupation, nous avons tendu le dictaphone à un des avertis de ces quatre dernières décennies politiques au Burkina, Mousbila Sankara. Dans cet entretien, l’ex-ambassadeur du Burkina en Libye sous la Révolution donne également son point de vue sur les suspicions qui pèsent sur la France au sujet du drame 15 octobre 1987.

Lefaso.net : La mise en accusation, le 13 avril 2021, dans l’affaire Sankara… ; un programme ou une coïncidence avec le forum sur la réconciliation nationale qui se pointe à l’horizon ?

Mousbila Sankara : Tous les deux sont possibles. Mais, personnellement, je crois plus à la coïncidence qu’à un programme. La réconciliation a toujours été une nécessité, depuis un certain temps. Donc, quel que soit le pouvoir, il aurait eu à faire à la question de la réconciliation, de la cohésion sociale. Des indépendances à après, il y a eu des comportements qui ont entraîné la fissure à un certain moment.

Nous étions même arrivés au stade où, quand on va parler de Bobo, vous ne verrez que Nazi Boni, Ali Barro, des leaders politiques régionalisés, pour ne pas dire ethnicisés. Quand tu viens à Ouagadougou, ce sont Joseph Ouédraogo, Joseph Conombo, bref, les gens s’étaient appropriés, géographiquement, voire ethniquement, des composantes du peuple et cela enlevait à certains intellectuels, la possibilité de penser autrement : on pense Mossi, on pense Bôbô, Gourounsi, Mossi de telle ou telle localité, etc. Et même qu’au niveau de chaque ethnie, on pense à des sous-catégories (Gourounsi de Réo, Gourounsi de Léo, Bôbô de telle ou telle localité, Mossi de telle ou telle autre contrée, etc.). Donc, le problème de réconciliation nationale était-là.

La question était de savoir celui qui allait avoir le courage de l’aborder et dans quel cadre. Sinon, c’est une question qui est, de tout temps, d’actualité. Dès lors, tout autre problème viendra le trouver et cela va forcément créer une coïncidence. C’est la situation actuellement, je ne pense donc pas que ce soit programmé. C’est une coïncidence et ça rend plus compliqué la réconciliation. Ce sont des affaires pénales, pour la plupart, et à ce titre, dans la structuration du droit au Burkina, le Procureur est censé poursuivre qui que ce soit, s’il pense que l’intérêt du peuple a été lésé (le Procureur étant le garant de l’ordre public).

Sur ce dossier Sankara, on peut reconnaître le mérite des juges d’avoir posé leur acte, il y a des gens qui ne l’ont pas fait. On n’a pas dit d’accuser quelqu’un, mais au moins, se poser la question de qu’est-ce qui s’est passé ; la plainte contre X. Donc, il faut qu’on apprenne à apprécier chaque chose à sa juste valeur. On peut dire que politiquement, ceux qui sont là n’ont rien à se reprocher par rapport au dossier. Un autre élément qui peut justifier ce mouvement du dossier, c’est qu’il y a une pression qui est venue de l’extérieur. Tous ces éléments mis ensemble ont permis de faire bouger les lignes. Maintenant, espérons que les moyens suivent pour permettre à la justice de faire et terminer son travail.

Ne craignez-vous pas que des pressions viennent également de l’extérieur pour freiner l’élan…, si une puissance étrangère venait à être épinglée ?

Effectivement, il y a les puissances étrangères, et il y a aussi le fait que Blaise Compaoré est seulement à un jet de pierre du Burkina. Si nous ne voulons pas une intervention extérieure, nous ne pouvons pas l’extrader ici (parlant de Blaise Compaoré, ndlr). Dès lors, nous sommes obligés de nous appuyer sur les conventions entre pays pour aider à son extradition. Forcément, il faut que l’extérieur mette du sien, ne serait-ce que par l’application des conventions qui lient le Burkina à certains pays dont l’intervention s’avérerait nécessaire dans le processus.

On suspecte l’implication de la France. Votre analyse ou vécu vous conduit également à cette piste ?

Si la France était impliquée, ça n’allait pas se passer comme cela. Nous nous connaissons quand même assez pour essayer de voir la marque de chacun.

Pensez-vous que si la France était impliquée le dénouement aurait été autrement ?

Le dénouement aurait été plus intelligent. Jusqu’à présent, je ne vois pas quelque chose d’extraordinaire qui s’est passé le 15 octobre (1987). Quelqu’un qui voudrait tuer son ami n’aura pas besoin d’apport d’une tierce personne (puisqu’il jouit de sa confiance). La France s’en serait mêlée qu’elle aurait quand même porté des gants ; elle ne laisserait pas faire une bêtise pareille. Thomas Sankara est mort et enterré avec les autres, quel que soit le résultat du tribunal, on ne pourra jamais retrouver physiquement l’intéressé. Pourquoi poursuit-on ? C’est pour essayer de laver un peu sa mémoire ; on lui impute l’intention d’avoir voulu intenter un coup d’Etat, cette intention a eu pour conséquence, sa liquidation. Cela fait 30 ans qu’on est prêt à supporter qu’on ait tiré sur quelqu’un à qui on a prêté des intentions et on laisse circuler celui qui l’a fait. La poursuite vise donc à rétablir une situation républicaine, qui est que la loi doit s’appliquer à tous.

Mousbila Sankara, ex-ambassadeur du Burkina en Libye sous la Révolution

Pensez-vous que la justice a aujourd’hui agi de façon indépendante ?

Oui, parce que beaucoup d’acteurs du 15 octobre sont encore là, ils auraient pu l’empêcher. Ceux qui ont organisé le coup d’Etat, ceux qui ont mis en exécution, ceux qui ont aidé après à gérer dans le sens du pouvoir, etc., beaucoup sont là et auraient pu empêcher le tribunal d’avancer. Je pense que le tribunal a simplement décidé de jouer son indépendance.

Vous dites qu’on lui a prêté une intention de faire un coup d’Etat pour pouvoir le liquider. A contrario, une certaine opinion dit aussi que tous les deux camps avaient l’intention et que c’est le premier à dégainer qui a pris le dessus !

Effectivement, sauf qu’aucun de ceux qui tiennent cette déclaration n’a apporté un élément pour appuyer ce qu’ils disent. Or, nous sommes en justice, les sentiments et ressentiments ne sont pas des éléments de preuve.

Vous qui étiez du sillage, cette tension à en découdre était-elle palpable entre les deux camps ?

Je n’avais pas cette impression, mais je savais que ça pouvait arriver ; parce qu’avant que Hyacinthe Kafando et autres ne tirent sur Thomas (Sankara) pour le compte de Blaise Compaoré, le fusil du miliaire burkinabè avait déjà tiré sur d’autres Burkinabè, corps habillés. Et les tirs ne se sont pas arrêtés à Thomas (Sankara) et compagnie (dont on dit politiquement qu’il préparait un coup), il y a eu Lingani et Henri, le chef d’Etat-major et ministre de l’Economie, qui ont aussi été zigouillés sans procès. C’est pourquoi il faut faire le jugement pour ne pas banaliser la mort.

Aussi, il ne faut pas oublier que ce soit Thomas, Henri ou bien d’autres situations, il y a un lien, Diendéré, qui est la manivelle. Il a toujours été à la base de beaucoup de coups. Ceux qui ont été sur les lieux disent même qu’il aurait buté Blaise (Compaoré), n’eût été l’attitude de ‘’ le Lion’’ (Boukary Kaboré). Sinon Blaise devait partir aussi comme Thomas. C’est la réaction de Boukary (Kaboré) qui l’a sauvé. Donc, Diendéré rêvait toujours du pouvoir, jusqu’à ce que le putsch du 16 septembre 2015 vienne mettre fin à son rêve.

Voulez-vous dire qu’il avait l’intention de liquider les leaders ?

Oui, il allait le faire et Blaise Compaoré allait subir le même sort que Thomas. Ce sont les circonstances qui ne lui ont pas permis. A la tuerie du 15 octobre, ‘’Blaise était là, mais il dormait’’. Par contre, pour Lingani et Henri, il n’était même pas sur place au Burkina. Après, il y a eu le cas des Otice et compagnie, Diendéré voulait les liquider, mais Hyacinthe connaissant Diendéré, il a fui avec certainement la complicité de Blaise. Le 16 septembre 2015, il n’a pas réussi parce qu’il n’était plus en mesure de pouvoir entrer facilement en contact avec les chefs d’Etat.

A la remise du dernier lot des archives, l’ambassadeur de France au Burkina a, et comme pour répondre à ceux qui suspectent la France d’être impliquée…, déclaré : « La qualité de la justice burkinabè est telle que les éléments contenus dans ces dossiers d’archives françaises et portés au dossier d’instruction par le juge burkinabè ne doivent pas nous faire oublier que cette même justice a des moyens d’investigations propres ». Qu’est-ce que ces propos vous inspirent comme commentaire ?

Certes, la France redoutait que la Révolution burkinabè fasse des émules, ça les gênait, mais je ne pense pas que la France y soit pour quelque chose, comme le penserait. Sous la Révolution, que n’a-t-on pas dit de mal sur Houphouët-Boigny ? Quand on parlait de « hiboux aux yeux gluants », des « vieux crocodiles » …, c’était pour indexer les personnalités comme Félix Houphouët-Boigny. Et c’est là-bas (Côte d’Ivoire) tu vas courir pour aller te cacher (parlant de Blaise Compaoré) ?

Non, ce n’est pas la mentalité du Burkinabè. La situation que nous vivons avec la France est due simplement au fait que le dénouement du 15 octobre (1987) est un « ouf ! » aussi pour la France, tout comme pour bien d’autres puissances. Nous les gênions, c’est vrai, mais tout ce qui s’est passé, c’est ici, entre nous Burkinabè. Maintenant, après, pour avoir l’appui de certains pays, nous sommes allés jusqu’à faire la guerre à leur place. Nous aimons rejeter la faute sur les autres, on refuse de s’assumer.

Vous souligniez que les acteurs du 15 octobre sont toujours nombreux à être là. Partant de là, et prenant une entité comme l’Armée (au regard de la nature du drame), n’est-il pas nécessaire de préparer le terrain à ce niveau avant un quelconque jugement … ?

C’est vrai, mais ce que vous dites, c’est pour des gens avisés. Or, nous sommes en face de pouvoir qui gère au cas par cas : on est arrivé au pouvoir, toi tu fais ceci, celui-là fait tel autre, etc. Sinon, si vous regardez la liste de ceux qui sont accusés, il y a un élément, Ouédraogo Tibo Momunini (le colonel). Amener celui-là à la MACA (Maison d’arrêt et de correction des armées), l’enfermer avec Diendéré (Gilbert), je ne suis pas sûr que ça se passe bien. J’étais en prison avec lui, j’ai vu comment Diendéré lui a enchaîné les pieds et les mains, au point qu’il demandait permanemment de l’assistance. Moi, je lui disais toujours : si j’étais fort pour renverser Blaise, c’est par toi que j’allais commencer, et c’est toi, on t’amène ici pour enfermer. Il me disait qu’il ne me répond pas parce qu’il sait que je sais pourquoi il est-là.

Mousbila Sankara, ex-ambassadeur du Burkina en Libye sous la Révolution

Ouédraogo Tibo Momunini était donc un bras droit de Blaise Compaoré ?

Oui, c’est ce qu’on se disait. Mais la lutte pour voir qui va être la première ‘’femme’’ de Blaise Compaoré les a amenés à se neutraliser. Sinon, pour le 15 octobre, il a eu ses missions, mais apparemment ça ne s’est pas passé comme les gens le racontent. Donc, si effectivement on va à ce jugement là sans aménagement, ça peut détruire même notre Armée. C’est bien donc qu’on démasque les criminels du 15 octobre, mais si on réfléchit aussi, ce serait mieux. Ce d’autant que nos cadres et autres n’ont pas de couilles, si fait que leurs comportements risquent de tuer l’Armée.

Ils vont chaque fois livrer les porte-lampes (les subalternes, ndlr), alors qu’on n’a jamais fait un coup d’Etat pour donner à un soldat. Donc, s’il y a un jugement, qu’on juge aussi moralement cette Armée-là. Quel a été l’apport de la force qui était chargée d’assurer la sécurité de Thomas Sankara pour qu’on le tue comme cela ? On te confie la garde de quelqu’un, on le tue et toi tu gagnes des grades ! Quel est l’esprit derrière ? C’est cette irresponsabilité qui fait qu’on n’arrive pas à s’en sortir sur le terrain de combat. Il y a des comptes à liquider, que ce soit côté militaire comme civil. On est intellectuellement malhonnête. Ça a des conséquences sur la vie du pays.

La liste des accusés dressée est-elle objective ?

Elle est objective parce que ce sont des acteurs et témoins qui l’ont donnée. Personnellement, je ne connais pas quelqu’un qui aurait pu être là et qui n’y est pas là (c’est pourquoi je me tais). Mais j’aurais voulu qu’on demandât au responsable de la sécurité (du président) à l’époque comment ça s’est passé. Jusque-là, je n’ai jamais vu une sanction parce que quelqu’un a failli. C’est pourquoi cette fois-ci, il faut aller jusqu’au bout, nettoyer moralement.

Comment peut-on aménager cette affaire avec le processus de réconciliation nationale ?

Ça dépend pour le moment du juge, parce que le tribunal a ses règles. Mais, en tant que juge, rien ne m’empêche de chercher à voir qui était chargé de la sécurité du président (Sankara) ; que pense-t-il de ce qui s’est passé ? Après, je vais entendre le ministre de défense de l’époque et d’après. Au lieu d’aller chercher les documents en France, il fallait d’abord miser ici (et je pense qu’ils l’ont fait). Je ne sais pas ce que la France a comme documents secrets, outre le rapport de son ambassadeur ici à l’époque. La responsabilité est d’abord burkinabè, et ce n’est pas de Blaise seulement, c’est ce qui m’énerve.

On veut centrer ça sur lui, alors qu’il y a eu des civils qui ont animé des conférences, qui ont écrit, qui ont rédigé des rapports pour montrer qu’il y a des déviations. Ils ont créé, animé et nourri la situation avant et après le 15 octobre. Il n’y a qu’à lire les journaux du moment. Mais de tous ceux-ci, qui a été appelé ? Tous ceux-là sont là, ils sont cachés, ils ne veulent même pas qu’on se rappelle d’eux ou qu’on parle d’eux. On ne s’assume pas et cela a un impact négatif sur le pays. Sinon pour le cas Sankara, ceux qui ont tiré sont des Burkinabè, des armes sont détenues par des Burkinabè. On manque simplement de s’assumer, c’est tout !

Pensez-vous que Roch Kaboré a à gagner à ce que le dossier Sankara connaisse un dénouement sous son pouvoir ?

Oui, il gagnerait, parce que même moralement Roch (Kaboré) a besoin que tout soit clair. Certainement qu’il n’a rien à se reprocher dans le dossier. En tant que président, il a besoin que ce dossier aboutisse. Mais il y a des gens dans son sillage qui doivent certainement venir répondre de ce dossier. Le fait d’avoir consacré la séparation de la justice de l’exécutif est une bonne chose et le fait aussi d’avoir accepté avec Rawlings (Jerry) d’ériger sa mémoire (le mémorial Thomas Sankara, ndlr) me fonde à croire qu’il est sincère, parce que rien ne l’obligeait à le faire.
Oui, mais est-ce que l’opinion aussi n’y est pas pour quelque chose (les organisations de la société civile, à l’interne comme à l’étranger), et quand on sait que politiquement aussi, c’est plus bénéfique d’adhérer à un tel projet que d’en être indifférent !

Oui, vous avez raison, mais on peut aussi dire que l’opinion était là sous Blaise et même qu’elle était plus virulente. Donc, son apport (parlant de Roch Kaboré, ndlr) à la situation est appréciable. Il avait quelque chose à apporter, il l’a fait. Cela a été certainement rendu facile par son rapport avec le dossier (il ne se sent pas mêlé). Il a intérêt à donner des moyens suffisants pour son dénouement, s’il veut sortir par la grande porte.

Entretien réalisé par O.L
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