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Enquête à Orodara sur un conflit de parcelle (1/2)

3 juillet 2016, 13:41, par Jacques Zanga Dubus

Internaute Leste,
Tous mes remerciements pour votre apport dépourvu d’hypocrisie.
Voici une réflexion sur ce qui différencie foncièrement les coutumes sèmè et l’islam sunnite.
Le seul patrimoine culturel immatériel accepté par les musulmans est, à notre connaissance, Allah.
Il n’en est pas de même pour les religions animistes.

À cause du sang versé, et de la connotation négative du terme « fétiche » généralement appliquée aux autels sacrificiels, les dénigrements ne manquent pas au sujet des religions traditionnelles, dans les commentaires des Africains convertis aux religions du Livre. Ainsi, au sujet des rites sèmè, pour nombre de protestants, « leurs manières-là, c’est du Satan ! ». Ils oublient que le dieu de l’Ancien Testament, le dieu d’Abraham et de Jacob, réclamait le sang des bœufs par flots (voir Job) ; c’était un dieu vengeur et sans pitié, qui lançait sortilèges et plaies à toute occasion. Ce dieu là est aussi celui du Coran.

Les Sunnites, eux, retiennent leur langue, mais ont demandé aux autorités administratives qu’un arrêté soit pris pour que le rite du dwò n’ait lieu que la nuit, ce qui leur permettrait d’exercer leur “propre” culte la journée en toute tranquillité. Ainsi “sans doute” serait célébré par eux un culte de la lumière, et par les coutumiers, un culte des ténèbres. Ce manichéisme insensé est nuisible à la paix entre les communautés, il est diviseur et en cela diabolique au sens étymologique du terme [diable, du grec diabolos : qui désunit, qui divise ; ou calomniateur, selon une autre traduction, ce qui revient au même]. D’ailleurs, les coutumiers Sèmè sont les premiers à affirmer que les sorciers œuvrent la nuit, et les Sunnites les derniers à publier qu’Al-^icha‘, la prière de la nuit, devrait en principe durer toute la nuit, ce qui ne fait pas pour autant d’eux des sorciers !

Les oppositions fondamentales entre l’animisme et les religions importées

L’animisme des Sèmè (comme toute croyance selon laquelle des animaux, des éléments naturels ou des objets abritent des puissances surnaturelles et reflètent l’idée d’une indispensable fusion de l’homme et du monde qui l’entoure), diffère essentiellement des religions importées par la proximité du monde invisible qu’elle considère (génies et mânes des ancêtres) et le patrimoine culturel immatériel qu’elle mobilise. La plupart des religions traditionnelles ouest-africaines partagent néanmoins l’idée d’un dieu créateur plus lointain. Pour les Sèmè, c’est Diòno, ou encore Diònosô ou Diossò, “le grand d’en haut”.

Pour ceux qui croient au dieu des religions importées, “Il” a placé l’homme au sommet de sa création, au-dessus des animaux et des éléments naturels, placés là pour lui, pour qu’il en fasse ce que bon lui semble.

Ces deux conceptions du rapport de l’homme à son environnement et au monde sont radicalement opposées, contradictoires et inconciliables. Pour l’animisme, il s’agit de fusion avec la nature ; pour les religions du livre, il s’agit de la dominer. Et pour l’islam sunnite qui détient la sunnà, la vérité, il s’agit aussi de suprématie sur les autres religions, d’hégémonie.

La tolérance a-t-elle des limites ?

La société sèmè a été, est et sera toujours accueillante à l’égard de l’étranger : il est sacré et doit être bien reçu s’il est de passage [Nombreuses sont les histoires dans lesquelles un mendiant, un lépreux, se révèle être un génie bienfaisant venu proposer un pacte aux humains]. S’il reste, il est d’autant mieux accepté s’il est utile à la communauté, et davantage s’il s’y intègre complètement. La question est de savoir où se situe la limite de la tolérance, si l’accueilli décide de jouer son propre jeu aux dépens des coutumes de la communauté qui l’accueille.

Par ailleurs, la société sèmè a été, jusqu’ici, tolérante aux idées religieuses des autres. Anne Fournier, chercheur qui travaille depuis plusieurs années sur les sites sacrés et la coutume chez les Sèmè, précise : « Les religions animistes savent comment inclure certaines nouveautés, notamment des fétiches. Tant que les nouveautés viennent de sociétés qui fonctionnent sur le même principe, et qui partagent à peu près le même socle de croyances, cela ne pose pas de problème. En accueillant les nouvelles religions, les Sèmè ne pouvaient s’attendre à les voir revendiquer ensuite une exclusivité qui ne fait pas partie de leur propre mode de pensée ».

Une autre question est de savoir où se situe la limite de la tolérance s’il ne s’agit pas d’un accueilli, mais d’un membre de la communauté qui ne joue plus le jeu de sa propre communauté, mais celui d’une religion importée pour générer autour de lui une communauté parallèle afin qu’elle le soutienne, et que soit accordé davantage de crédit à ses visées personnelles, aux dépens de sa communauté d’origine.

Les Sunnites prêchent la tolérance dans les statuts de leur mouvement national, mais les faits témoignent du contraire, la presse en a rempli des colonnes. Au niveau strictement local, en 2016 les Sunnites de la mosquée du quartier Kouarino ont voulu empêcher les fidèles de la mosquée shiite du quartier Sogo de fêter Mouloud, la naissance de Mahomet.
Plus subrepticement, comme c’est arrivé à Monsieur S…, enseignant, musulman shiite entré dans la mosquée sunnite du quartier Kouarino pour y prier, dès qu’il a été repéré comme non-sunnite [par les quelques poils qu’il a juste sous la lèvre inférieure, et sa façon de prier, les bras le long du corps], sans être chassé ouvertement il a été poussé, par chaque nouvel arrivant, jusqu’à se retrouver dehors !

Qu’est-ce qui rend le lieu investi par les Sunnites si important pour les Sèmè ?

Historiquement, c’est là où s’est très longtemps tenu le marché, ainsi que son fétiche qui en protège les activités et évite les troubles inhérents à toute concentration humaine ; quand le marché a été déplacé en centre-ville, son fétiche l’a suivi, laissant sur place trois autels auxquels les Sèmè coutumiers sacrifient en des occasions particulières. En l’an IV de la révolution, il avait été question d’y faire une auto-gare, en laissant accessible aux coutumiers la zone qui les concernait. Cette “sollicitude” à l’égard de la religion traditionnelle autochtone peut étonner, de la part de révolutionnaires décidés à balayer les forces “arriérées et rétrogrades” du pays. Ce qui étonne aujourd’hui, c’est que cette simple reconnaissance de la liberté “universelle” de culte est refusée aux Sèmè par des musulmans qui prétendent, par ailleurs, prêcher la tolérance.

Nous n’avons pas “vu” les autels, car pour voir, encore faut-il savoir ce que l’on cherche ! Le dièron, chef du village, nous a dit : « si vous avez cherché des amas pierreux, vous ne pouviez en trouver, et il y a un fétiche que vous ne pouviez pas voir, car c’est un végétal ; les deux autres sont également discrets, mais si vous cherchez bien dans les herbes, vous les trouverez ». Voici, dans l’ordre où il nous les a présentés, les noms et fonctions des puissances associées aux autels sacrificatoires :

– Moukronkòno (le caillou de la vieille femme), là où repose l’esprit de l’ancêtre des Sèmè du quartier Kouarino, à proximité de l’endroit où se trouvait sa concession, et à qui la communauté sèmè (toutes composantes confondues) fait appel et sacrifie chaque année à la veille du rite de dwò (les Lô, pour l’administration néocoloniale) ;

– Djòmò tobrà Tien (le dieu Tien qui rassemble les foules), à qui les Sèmè sacrifient chaque 40 ans, en ouverture et en clôture du Donoble ; cette puissance travaille à la cohésion des populations, c’est une entité qui rassemble, et invite aussi des non-Sèmè à venir s’établir chez eux, sans aucune distinction que ce soit, à condition qu’ils respectent les coutumes sèmè, à défaut d’y adhérer.

– Tênsò, ou Kiênsò (le grand caïlcédrat) est la puissance devant laquelle se prennent toutes les grandes décisions, après une réflexion de chaque instance des autorités coutumières dans son propre vestibule ; l’arbre n’est plus là, mais l’autel oui, et les grandes décisions s’y prennent toujours.

De ces trois entités, aucune n’a pour but de désunir, bien au contraire, Djòmò tobrà Tien est même le rassembleur par excellence. Mais c’est aussi un juge, et un punisseur pour ceux qui le déshonorent, ou le provoquent outrageusement.

Tous les 40 ans, les pouvoirs changent de main et de génération
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Chez les Sèmè, le Donoble est un grand rituel collectif d’initiation qui a lieu tous les quarante ans et opère le renouvellement de la société par la promotion d’une nouvelle génération d’initiés et le renouvellement des autorités coutumières du dwo de chacun des quartiers. Ce grand rituel collectif aurait dû avoir lieu la dernière fois en 1985, mais parce que les révolutionnaires avaient empêché la tenue du dwo l’année précédente, leur présence l’année suivante pour la préparation d’un nouveau lotissement, puis la guerre de Noël entre le Mali et le Burkina, ont été autant d’éléments qui ont le repoussé le Donoble en 1986. Les préparatifs du prochain Donoble ont déjà commencé.

Voici le témoignage d’un jeune adulte Sèmè, considéré comme initié dans le Donoble parce qu’il est né dans les trois ans qui ont suivi le dernier en date : « La coutume qui a lieu tous les 40 ans est une cérémonie très importante pour les Sèmè. C’est au cours de cette cérémonie que tous les jeunes concernés sont véritablement instruits des conduites à tenir, des valeurs qu’ils devront défendre. Comment vivre en harmonie avec son cadre de vie (la nature, les hommes…), tels sont les enseignements qui leurs sont donnés. Les jeunes sont tenus de faire 3 mois dans la brousse loin de leurs familles pour apprendre à être utiles aussi bien aux hommes qu’à la nature. Et aussi apprendre tout le contenu de la culture sèmè. Lorsque leur enseignement est terminé, et le jour du terme fixé, c’est sur le site que le mouvement sunnite a investi que la cérémonie devrait se terminer, pour sacrifier au fétiche du Donoble. En aucun cas, le lieu ne peut être déplacé. »

Selon Anne Fournier, « Il est généralement possible de déplacer rituellement au moins certains autels, chez les Sèmè comme ailleurs. Il s’agit cependant d’une procédure exceptionnelle qui nécessite l’accord de la puissance honorée à l’endroit considéré, et le paiement d’une amende rituelle qui peut être très coûteuse. »

Le dièron, chef du village, nous a assuré que si ces trois fétiches avaient pu être déplacés, ils l’auraient été, et les Sèmè n’auraient pas engagé autant de tractations à l’amiable pour les sauvegarder. Il y avait de l’amertume dans sa voix : le sentiment que l’échec d’une conciliation amiable – en fait une fin de non-recevoir, exprimée par le recours du mouvement sunnite à une procédure judiciaire – représentait pour lui un terrible gâchis.

Sauvegarde du patrimoine culturel immatériel au Burkina Faso

Le patrimoine culturel immatériel est le creuset de la diversité culturelle et le garant du développement durable, comme le soulignent la Recommandation de l’UNESCO sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire de 1989, la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle de 2001, et la Déclaration d’Istanbul de 2002 adoptée par la troisième Table ronde des ministres de la culture.

L’une des idées les plus récentes, pour la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire, est le projet de reconnaissance et de promotion de personnes déclarées « Trésors vivants » en raison de leurs connaissances et de leur savoir-faire. Très séduisante sur le papier, et relativement facile à appliquer si les personnes en question sont assimilables à des artistes, cette idée peut poser des problèmes très délicats quand la notion de sacré et un aspect cultuel sont associés à leurs activités, ce qui est souvent le cas. En effet, un rituel n’est pas fondamentalement un spectacle, ce qui s’y joue n’a pas toujours vocation à être montré et expliqué à tous. De plus, qui pourrait se prétendre compétent pour sélectionner les « Trésors vivants » sur les “bons” critères, et qui pourrait assurer que désigner ainsi quelques vedettes aiderait réellement au maintien d’une culture vivante ?

En 2014, le Burkina Faso a bénéficié d’un fonds pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, intitulé « Inventaire et promotion du patrimoine culturel immatériel au Burkina Faso ». L’inventaire s’est déroulé dans les régions des Hauts-Bassins et des Cascades en 2014, et plusieurs départements de la province du Kénédougou, dont Orodara, en ont profité, mais le “nombril de la culture sèmè” n’a pu être inventorié à cause de la mosquée sunnite qui s’y dresse.

Si la promotion du patrimoine immatériel au Burkina passe uniquement par l’inventaire de leurs sites sacrés et la reconnaissance de leurs « Trésors vivants » sous la houlette de l’Unesco et de l’Etat, on peut certainement s’inquiéter pour les Sèmè. Il faut souhaiter pour la sauvegarde de leurs coutumes qu’ils se décident à être davantage sur le qui-vive quant aux agressions qui cherchent à les atteindre. Sinon, ils risquent fort d’être réduits à se transformer en simples groupes folkloriques, porteurs de masques magnifiques, et aux danses spectaculaires.

Jacques Zanga Dubus


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