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Périple de l’émir du Qatar : L’Afrique subsaharienne, variable d’ajustement diplomatique du Qatar ?

Publié le mardi 26 décembre 2017 à 16h50min

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Périple de l’émir du Qatar : L’Afrique subsaharienne, variable d’ajustement diplomatique du Qatar ?

C’est un événement diplomatique majeur. Voilà donc que le cheikh Tamim bin Hamad bin Khalifa Al-Thani, émir du Qatar, a entrepris le 20 décembre 2017 une tournée ouest-africaine : Dakar, Bamako, Conakry, Ouagadougou, Abidjan et, enfin, Accra. Visites au pas de course, en trois jours ; juste le temps de déposer un ou plusieurs chèques sur les bureaux des chefs d’Etat locaux.

Officiellement, il s’agit de visiter des pays ayant « un fort potentiel économique ». Doha ajoute : « Malgré les défis sécuritaires de certains ». Ce qui ne manquera pas de faire sourire tout autant les économistes que les diplomates. Les premiers noteront que les pays visités ne sont pas les mieux lotis, y compris en ressources minières ; les seconds tenteront d’oublier la mise en cause, voici quelques années, du Qatar dans le soutien à des groupuscules « islamiques radicaux » dans la bande sahélo-saharienne (l’émirat ayant alors demandé aux pays de la sous-région de bannir le terme « islamiste radical » pour stigmatiser les « terroristes » ; Ibrahim Boubacar Keïta, le président malien, évoquera dès lors des « gangsters-jihadistes »).

Tamim est monté sur le trône du Qatar le 25 juin 2013. Depuis, l’émirat a beaucoup perdu de son attrait auprès de « l’Occident ». A tel point que l’on a pu parler de « Qatar bashing » tandis que la « diplomatie sportive et culturelle » mise en œuvre par Doha laissait apparaître des failles (et parfois même des gouffres) démocratiques et sociales mais aussi géopolitiques. La chute des cours des hydrocarbures, l’accession au pouvoir de Donald Trump à Washington, la montée en puissance de Mohammed ben Salmane Al Saoud à Riyad et l’exaspération des « Occidentaux » vis-à-vis de la complaisance de certains régimes moyen-orientaux à l’égard des « islamistes radicaux » ont fait le reste. Parce qu’il fallait bien un bouc émissaire, le Qatar, déjà montré du doigt par ceux qui, autrefois, avaient une forte propension à lui trouver toutes les vertus, s’est trouvé, du jour au lendemain, isolé sur la scène géopolitique moyen-orientale : en juin 2017, quatre pays arabes ont rompu leurs relations diplomatiques avec Doha, dénonçant le soutien de l’émirat au terrorisme. En Afrique, hormis Le Caire, Nouakchott a également rompu ses relations diplomatiques avec Doha tandis que Dakar, Niamey, N’Djamena et quelques autres avaient rappelé leurs ambassadeurs pour consultation.

Salmane a 32 ans et Tamim 34 ans. C’est dire que, régnant par la « grâce de Dieu » et non pas par les urnes, ils ont vocation à durer. Ce qui les oblige, d’ores et déjà, dans une région naturellement gérontocratique, a affirmer leur leadership national et leur positionnement hégémonique régional. Avec d’autant plus de vigueur que leur puissance est liée à l’exploitation du pétrole et du gaz et que celle-ci est de plus en plus sujette à caution. Isolé sur la scène géopolitique moyen-orientale, le Qatar cherche donc ailleurs des raisons diplomatiques d’exister. Pas simple dans le contexte géopolitique actuel quand on est une capitale arabe et moyen-orientale. Tamim a donc choisi six capitales d’Afrique de l’Ouest pour rappeler au monde qu’il existe. Au nom de l’économie et non pas de la géopolitique. C’est du moins ce que veut nous faire accroire Doha.

Il y a quatre ans, les 27-28 décembre 2013, au lendemain de son accession au trône, Tamim avait été accueilli à Marrakech par Sa Majesté le Roi Mohammed VI. Avec tout le faste dont est capable le Royaume chérifien pour un émir du Golfe. Un émir qui allait offrir à Mohammed VI sa résidence d’Aourir, non loin d’Agadir, qui avait autrefois appartenu au prince saoudien Sultan Ben Abdelaziz, tandis que la chaîne Al-Jazira prenait ses distances vis-à-vis du Polisario. Doha ambitionnait alors d’être présent en Afrique de l’Ouest. Et y réussissait en surfant sur le dossier malien. Et dans cette affaire, Rabat – ou plus exactement Mohammed VI – pesait de toute son expérience « africaine ». Le souverain marocain, qui connaît l’Afrique subsaharienne mieux que son « collègue » qatari, sait jusqu’où il faut aller en matière de relations avec les pays africains. Ni trop vite, ni trop loin, tout en ménageant les susceptibilités extrêmes des uns et des autres.

Le Mali aura été, en quelque sorte, le révélateur des ambitions « africaines » du Qatar. On se souvient que Doha s’était opposé à l’opération « Serval » et que, dans le même temps, les rumeurs s’étaient faites insistantes sur son soutien aux « rebelles » du Nord-Mali. Par ailleurs, le médiateur officiel dans le dossier malien n’était autre que le président du Burkina Faso. Blaise Compaoré n’était pas un inconnu pour le sultanat. Il avait participé, à Doha, du 28 novembre au 2 décembre 2008, à la conférence internationale de suivi sur le financement du développement et s’y était rendu ensuite, en visite d’Etat, du 12 au 14 avril 2010. Il y était retourné pour une visite d’amitié et de travail à l’occasion de la signature de « l’accord de paix de Doha » (13-14 juillet 2011) concernant le Soudan et la rébellion de sa province du Darfour. A Doha, Djibrill Bassolé, ministre d’Etat, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération régionale sous la présidence de Compaoré, avait ses habitudes. Il a été médiateur en chef conjoint de l’ONU et de l’UA sous l’égide du Qatar dans le cadre du dossier du Darfour et envoyé spécial du secrétaire général de l’OCI (Organisation de la coopération islamique) pour le Sahel. La proximité entre Doha et Ouaga – même si Blaise Compaoré trouvait les Qataris bien pingres ; un jugement également porté par l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) dont le Qatar est membre – et la primauté du Burkina Faso dans la résolution de la crise malienne étaient des données que ne méconnaissait pas Mohammed VI. Pas question d’être médiateur à la place du médiateur pour le roi du Maroc. Mais pas question non plus de refuser, à l’occasion, le rôle de facilitateur.

C’est ainsi que Mohammed VI va multiplier les gestes et les déplacements à Bamako tandis que Dioncounda Traoré fera le déplacement à Doha alors qu’il était président du Mali par intérim. Ibrahim Boubacar Keïta, aussitôt élu, s’y rendra en visite d’amitié et de travail (22-24 janvier 2014) à la tête « d’une forte délégation d’officiels du gouvernement et du secteur privé ». Il y aura alors, en ce temps-là, autour du « dossier malien » une permanence des contacts entre Mohammed VI, Tamim et le duo Compaoré/Bassolé. Rabat/Ouaga/Doha, c’était alors la ligne de fortification qui défendait le « corridor sahélo-saharien » au profit du Mali dont les soubresauts (et c’est un euphémisme) de 2012-2013 auront permis au Maroc et au Qatar de jouer une carte africaine subsaharienne. Une ligne dont j’ai expliqué, en son temps, qu’elle passait aussi par Berne, la capitale de la Suisse qui entretient des relations privilégiées avec le Qatar. « Nous sommes tous les deux de petits pays riches, entourés de voisins plus grands », expliquait Martin Aeschbacher, qui a été le premier ambassadeur suisse à Doha en 2013 (jusqu’alors c’était l’ambassadeur au Koweït qui gérait la relation avec le Qatar).

Après le dossier du Darfour (qui impliquait, on l’a vu, le Burkina Faso via Djibrill Bassolé), c’est donc le dossier du Mali qui a permis au Qatar d’apparaître non plus comme un « agresseur » (ou, tout au moins, un soutien logistique aux « rebelles » du Nord-Mali) mais comme un « facilitateur » dans le sillage d’un Maroc dont l’engagement contre « l’islamisme radical » ne pouvait être mis en doute (tout au moins en ce qui concerne Mohammed VI).

2014-2017. Trois années se sont écoulées depuis que le Mali a retrouvé une configuration constitutionnelle « normale ». Trois années pendant lesquelles le Qatar a été « bashé » (si je puis utiliser ce néologisme) par « l’Occident » avant de se retrouver dans le collimateur de ses voisins moyen-orientaux. Et voilà que Tamim débarque en Afrique de l’Ouest avec son chéquier à la main. Ce qui satisfera les uns et les autres, les capitales africaines aimant à jouer des contradictions géopolitiques des « mieux lotis » qu’ils soient « occidentaux », moyen-orientaux ou asiatiques.

Ainsi, Dakar, dont la proximité avec l’Arabie saoudite est ancienne, a rappelé son ambassadeur à Doha pour consultation. Un temps. Très court. Rappelé le 7 juin 2017 au nom de la « solidarité agissante », il a regagné Doha le 21 août 2017 au nom de la « solidarité islamique ». Mais il est vrai que le Sénégal a sous le coude le dossier Karim Wade, dont l’emprisonnement pour « enrichissement illicite » avait été dénoncé par Doha, ce qui avait été considéré comme une ingérence insupportable dans les affaires sénégalaises. Depuis, malgré une condamnation à la prise ferme confirmée en appel, le fils de l’ex-président Abdoulaye Wade, a été libéré et s’est installé au… Qatar. Le Mali, lui aussi, a tiré un trait sur les accusations qu’il portait en 2012 contre les « ambulances bourrées d’armes » expédiées dans le Nord-Mali par le Croissant-Rouge qatarien ; ce que son responsable d’alors, le marocain Rachid El Krouty, « démentira avec force ». Le Burkina Faso, je l’ai dit, a eu une relation diplomatique dense avec le Qatar dans le cadre de ses médiations. La chute de l’ancien régime, la mise en cause de Bassolé dans la tentative de coup d’Etat militaire de 2015 (alors qu’il était encore, à cette époque, représentant spécial de l’OCI pour le Mali et le Sahel) n’a pas changé la donne diplomatique. Le président Roch Marc Christian Kaboré s’est rendu à Doha en mai 2017, son pays devant accueillir en 2018 le Sommet de l’organisation de la conférence islamique des femmes et le Qatar devant financer le projet de construction de l’autoroute Ouagadougou-Yamoussoukro.

En dehors de l’axe Dakar/Bamako/Ouaga – un axe sahélien et majoritairement musulman – Conakry est un passage obligé dès lors qu’Alpha Condé préside l’Union africaine et que la Guinée est, essentiellement, une exploitation minière. Condé a, par ailleurs, refusé de prendre position dans « la guerre froide » entre l’Arabie saoudite et le Qatar considérant que c’était une « question bilatérale ». Abidjan et Accra, les deux dernières destinations de Tamim, sont elles aussi moins géopolitiques et plus économiques. On notera cependant que Alassane D. Ouattara s’était rendu à Doha dès mai 2013 (avant donc l’accession au trône de Tamim) et qu’il aurait confié à… Nicolas Sarkozy le lobbying de la relation Côte d’Ivoire/Qatar. Quant au président ghanéen, Nana Addo Dankwa, il a été invité à Doha voici quelques semaines seulement (en novembre 2017), Accra n’ayant pas encore d’ambassade à Doha mais figurant, dans le panthéon démocratique qatari, comme un « modèle d’Etat de droit ».

On notera encore que trois pays (Burkina Faso, Côte d’Ivoire et Ghana) sur les six visités par Tamim ont reçu, très récemment, la visite de Emmanuel Macron. Qui s’est, par ailleurs, rendu début décembre à Doha pour y signer d’importants contrats notamment de vente d’armement. Qui peut penser que les entretiens franco-qataris n’ont pas porté, aussi, sur la situation qui prévaut dans les pays d’Afrique de l’Ouest que l’émir visite actuellement ? Et que le président Macron n’ait pas coaché son ami l’émir sur la façon d’être qu’il lui convenait d’adopter pour mettre de son côté ces pays d’Afrique de l’Ouest ! Macron peut bien affirmer « que la France ne choisit pas un camp contre un autre » dans le contentieux qui oppose le Qatar à l’Egypte et à certains pays du Golfe, les 11 milliards d’euros de contrats signés lors de son récent déplacement dans l’émirat pèsent lourd dans la balance… diplomatique. Tout comme pèseront lourdement les dons et autres contributions financières que l’émir du Qatar ne manque pas de promettre lors de son déplacement africain.

Les pays moyen-orientaux n’étaient guère enclins jusqu’à présent, du fait de leur histoire et de leur manière d’être, à se préoccuper de ce qui se passe sur le continent africain. Y compris dans les pays à majorité musulmane. La crise que traverse la péninsule arabique (séparée de l’Afrique que par le Sinaï et la mer Rouge) sur fond d’opposition sunnites-chiites, de lutte ou de soutien aux organisations terroristes et de résurgence de la question de Jérusalem comme capitale d’Israël explique que la relation avec les pays africains est devenue une variable d’ajustement de la diplomatie arabe. Lors du vote à l’Assemblée générale des Nations unies d’une motion condamnant la décision de Washington de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël, un seul pays en Afrique, le Togo, a voté « contre » alors que le reste du continent s’est très majoritairement prononcé « pour » (le Bénin, le Soudan du Sud et l’Ouganda se sont abstenus).

Jean-Pierre Béjot
Cernay (France) – 22 décembre 2017

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Vos commentaires

  • Le 26 décembre 2017 à 22:53, par Amadoum En réponse à : Périple de l’émir du Qatar : L’Afrique subsaharienne, variable d’ajustement diplomatique du Qatar ?

    J’ai cru que nous, Africains, avions compris que le developpement de notre continent ne se realiserait que par NOUS, nos PROPRES EFFORTS. Aucune aide, quelle qu’elle soit ne developpera un pays a la place des fils et filles de ce pays. Allez lire Dr. Dambisa Moyo !
    Tout peuple qui n’aura pas compris que le "consommons ce que nous produisons et produisons ce que nous consommons" est le debut et la fin de tout vrai developpement ; passera une eternite dans la misere, sous toutes ses formes.
    C’etait l’Occident, mais depuis l’effondrement du Mur de Berlin et la nouvelle donne geoplolitique, nous sommes en train de tourner dans la confusion totale, a la recherche d’un "DEVELOPPEUR".

    Loin de moi l’idee de denigrer quelque pays que ce soit, mais si c’est le Quatar qui est devenu notre nouveau "developpeur", ah la, notre cas est clair !
    Au cours des presque soixante dernieres annees, que n’vons-nous pas essaye ? Nous avons poursuivi le developpement base sur toutes les formes d’aide exterieure, de la generosite pure et simple des autres a toutes les autres recombinaisons de la generosite avec d’autres.leviers. Les resultats sont accablants.
    Apres le vote aux Nations Unies sur la resolution sur Jerusalem, les USA ont mis tous les pays en garde : "nous n’oublierons pas les pays qui ont vote pour la resolution !" Est-ce que ceci est une maniere digne de vivre ?

    Retournons a notre experience de la revolution. Comme toute entreprise humaine, la revolution avait des derives graves. J’en ai vecues quelques unes. J’ai contribue a la Bataille du Rail avec ma bourse d’etudiant ; j’ai achete 10 kg de haricots verts a l’UCOBAM ; les loyers mensuels d’une des courts de mon pere ont ete verses a une caisse pendant une annee. Cette revolution nous a laisse queqluqe chose.
    Qu’avons-nous a perdre a compter sur nous meme pour une breve periode de 5-10 ans ? Absolument rien !,

    Portez-vous tous bien et passez les quelque derniers bons jours de 2017 en bonne sante !

  • Le 27 décembre 2017 à 10:10, par kwiliga En réponse à : Périple de l’émir du Qatar : L’Afrique subsaharienne, variable d’ajustement diplomatique du Qatar ?

    "Qu’avons-nous a perdre a compter sur nous meme pour une breve periode de 5-10 ans ? Absolument rien !"
    Ben, Amadoum, votre analyse me parait tout à fait pertinente, si ce n’est pour les quelques nantis qui verraient inéluctablement leur niveau de confort s’abaisser, si le Faso faisait le choix de la dignité.
    Par contre, la grande majorité de la population y gagnerait vraisemblablement en qualité de vie et surtout en fierté.
    A vivre pauvrement, assumons en le choix, autant que se soit avec la tête haute.
    J’ai déjà évoqué ici à de nombreuses reprises, l’impérieuse nécessité pour un pays de produire, de transformer ses matières premières, or aujourd’hui, force est de constater que le pays ne propose comme avenir à sa jeunesse, qu’une fonction publique improductive et déjà largement encombrée.
    Je suis d’obédience sociale et comme tel, ai toujours milité pour la prise en charge des services de base (éducation, santé, sécurité,...) par l’état.
    Toutefois, chez nous, l’emprise du fonctionnariat à atteint un paroxysme qui nous place dans un cercle vicieux, dont il sera extrêmement difficile de sortir.
    Pour finir, un grand bravo à l’auteur de l’article, c’est net, documenté, intelligent.
    Sans parti pris, j’eusse préféré qu’il s’agisse de J.Pierre Ouédraogo.

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