« L’urbanisation au Burkina Faso risque d’être un grand échec », prévient l’architecte Francis Kéré
Francis Kéré, cet architecte burkinabè vivant à Berlin en Allemagne, pierre après pierre, continue de bâtir l’image de son pays dans l’architecture mondiale. On ne compte plus le nombre de prix qu’il a remportés. Le journal français, Le Monde, dit de lui qu’il réinvente avec brio les techniques traditionnelles, captive des auditoires sophistiqués aux Etats-Unis, enseigne en Suisse, construit en Chine…
A 51 ans, le Burkinabè est le premier Africain, à se voir confier la conception du pavillon d’été 2017 de la Galerie Serpentine, haut lieu londonien de l’art contemporain. Pour tous ses travaux, Francis Kéré était en lice pour le très prestigieux prix Pritzker, Nobel d’architecture. Par le truchement du net, il a bien voulu répondre à nos questions. Entretien avec un ambassadeur plein dont les œuvres parlent plus forts que lui-même.
Lefaso.net : Quelle est votre actualité, sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?
Francis Kéré : Le bureau est très occupé en ce moment en raison des nombreux projets en cours. Au Burkina Faso, la fin du chantier du Lycée Schorge à Koudougou approche : le corps principal de l’école est terminé et la construction du parking, du jardin et du potager avance. Nous avons hâte de voir le projet complet. L’extension de la Clinique de Léo est également presque terminée et nous nous apprêtons à lancer le chantier des logements pour les médecins et pour les patients en guérison.
En même temps, au bureau de Berlin nous affinons un projet pour la Fondation Mama Sarah Obama au Kenya dont la construction débutera bientôt. Nous travaillons aussi à un grand projet qui se construira ici à Berlin : un pavillon pour performances théâtrales dans les hangars historiques du fameux aéroport berlinois de Tempelhof, en collaboration avec la Volksbühne, une institution dans le monde du théâtre allemand.
Plusieurs projets d’installations et d’aménagements intérieurs en Europe sont en cours et nous permettent d’être au cœur de la visibilité sur la scène architecturale. En particulier, nous avons récemment été sélectionnés pour représenter l’édition 2017 du Pavillon de la Serpentine Gallery à Londres, qui ouvrira ses portes en juin. C’est un honneur pour nous d’avoir la chance d’exprimer notre vision de l’architecture dans un contexte si prestigieux et international !
Parlez-nous de l’exposition à la Pinakothek des Modernes à Munich, intitulé "Francis Kéré : Radically Simple’’…
Il s’agit d’une grande exposition monographique qui retrace toute ma carrière d’architecte : depuis la première école de Gando, en passant par les autres projets au Burkina Faso, comme le Village Opéra à Laongo et la Clinique de Léo. Tous les projets africains y sont représentés, par dessins, images et maquettes : le Parc National du Mali, le Centre pour l’Architecture en Terre de Mopti, les logements de Tete au Mozambique et bien d’autres.
Une structure en barres d’armature présente toutes les installations que nous avons dessinées pour la Royal Academy of Arts de Londres, pour le Musée Louisiana de Copenhague, pour Camper au sein du Campus Vitra, tout comme pour la Biennale de Venise, pour Philadelphie et Milan. Les projets européens et en cours y sont montrés, comme par exemple l’aménagement du Musée International de la Croix Rouge de Genève et le théâtre de Tempelhof à Berlin. Une section entière est dédiée à la nouvelle Assemblée Nationale du Burkina : c’est un projet qui me tient à cœur et auquel je veux donner beaucoup de visibilité internationale.
Est-ce une première et comment l’exposition est accueillie par le public ?
L’exposition connaît un succès exceptionnel : elle a brisé tous les records pour le nombre de visiteurs, ce qui a poussé le musée à en prolonger l’ouverture jusqu’à fin mars. La presse a également publié des critiques enthousiastes et plusieurs médias l’ont d’ailleurs nommée meilleure exposition de l’année ! Ce succès est absolument remarquable dans un pays comme l’Allemagne, qui a donné vie au modernisme et qui a une culture architecturale incomparable.
Quels sont vos objectifs en organisant cette activité ?
L’exposition a été organisée par le directeur du Musée de l’Architecture de Munich, Andres Lepik, que j’ai rencontré pour la première fois en 2008. A l’époque, il a été le premier à vouloir faire connaître mon travail aux Etats Unis, au MoMA de New York dans le contexte d’une exposition nommée « Small Scale, Big Change », qui signifie « Petite Echelle, Grand Changement ».
Andres Lepik croît qu’il est temps de rendre hommage à l’architecture sociale, durable et bioclimatique, qui est l’architecture qui répond aux besoins de notre époque. C’est pourquoi il a lancé cette exposition monographique sur mon travail. Pour moi, c’est une chance d’avoir pu constater combien de mes projets ont été réalisés en seulement 10 ans !
Vous êtes un nom bien connu dans le domaine de l’architecture pour avoir remporté plusieurs prix. Dites-nous, M. Kéré, quels sont vos futurs projets ?
En ce moment, nous travaillons sur plusieurs projets qui nous occuperont dans les prochaines années. Parallèlement, je continue aussi mon activité d’enseignant à l’Accademia di Architettura di Mendrisio, en Suisse, qui me passionne et que j’essaye d’utiliser pour jeter des ponts de savoirs, de techniques et d’expériences, entre le Burkina Faso et l’Europe. Par mon travail et celui de mon équipe, nous nous efforçons de pousser notre recherche toujours dans de nouveaux contextes.
Au Burkina, votre pays, votre nom a été associé au projet d’érection d’un musée sur le site l’ancienne assemblée nationale après l’insurrection populaire. Où en êtes-vous ?
Pour ce projet, j’ai été appelé à rejoindre un groupe d’intellectuels et d’artistes autour du Professeur Luc Marius Ibriga, pour repenser notre Assemblée Nationale, détruite par les révoltes de 2014. L’Association « Mémoire et Conscience », qui regroupe, entre autres, des personnalités comme Smokey, Youn et Gaston Kaboré, a pour objectif fondamental de faire construire une Assemblée Nationale qui tienne compte des valeurs de la démocratie et qui intègre un Musée à la mémoire de ceux qui ont perdu leur vie durant la lutte populaire pour un Burkina démocratique.
Pour ce, j’ai exploré une structure architectonique qui reflète les valeurs de la transparence et de la démocratie, de l’implication du peuple dans les décisions communes et non pas seulement d’une élite de quelques décideurs isolés du monde réel. Le projet qui est émergé de cette recherche est déjà connu sur la scène internationale car je l’ai présenté à l’occasion de la récente Biennale d’Architecture de Venise, tout comme dans l’exposition de Munich.
Les critiques ont déjà réagi en qualifiant ma recherche de bouffée d’oxygène. C’est une chose très positive étant donné que ma motivation première, en rejoignant l’association "Mémoire et Conscience", n’était pas de faire réaliser mes propres idées mais plutôt de lancer à travers ma recherche un débat intellectuel sur la conception de projets d’une telle envergure politique. Vous savez, aujourd’hui, il n’est plus concevable que des projets tels que la construction de l’Assemblée Nationale, qui concernent la destinée de toute notre nation, soient traités à l’anonyme et que les marchés relatifs soient attribués de gré à gré sans concours ni débats publics ! Ce serait ignorer la vocation du peuple qui exige désormais une plus grande transparence dans tous les projets qui touchent leur quotidien et leur avenir.
Je suis convaincu qu’il faut prendre au sérieux le processus de démocratisation qui a été établi dans notre pays à travers un combat des masses, et ceci dans tous les domaines ! Cela concerne particulièrement le processus de reconstruction de l’Assemblée Nationale qui incarne la structure la plus emblématique pour notre démocratie.
C’est aussi et justement la position de l’association "Mémoire et Conscience" et surtout celle de son Excellence Salif Diallo, président de l’Assemblée Nationale, qui soutient notre initiative en lui confiant la tâche d’organiser une série de concours nécessaires. Je partage pleinement l’idée de lancer un concours d’architecture sous forme d’appel à idées, afin de recueillir la participation de tous les citoyens burkinabè et de la diaspora, et je suis content que son Excellence félicite l’initiative du groupe « Mémoire et Conscience » de bâtir un « musée vivant » dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale.
Vous aviez à l’idée de créer un centre de recherche en architecture où des étudiants des quatre coins du monde pourraient étudier. Est-il toujours d’actualité ?
Pour l’instant, il s’agit d’un projet en évolution : j’ai déjà amené plusieurs groupes d’étudiants de la Suisse et d’Harvard au Burkina Faso et en Afrique pour mener une recherche pratique qui aboutisse à des constructions réelles. C’est ainsi que la construction de l’Atelier Gando et du Pavillon de Tete au Mozambique ont commencé.
Malheureusement, tout d’abord l’épidémie d’Ebola et ensuite les alerte attentats, ont empêché mes étudiants de voyager en Afrique dans les dernières années. Mais je compte recommencer très bientôt et j’espère que ce projet aboutira un jour à une structure physique de diffusion du savoir.
En tant qu’architecte de renommée internationale, comment appréciez-vous l’architecture au Burkina Faso ces dernières années ?
Merci pour le compliment ! En tant que personne dans une situation privilégiée, il est toujours facile de prononcer des critiques envers les autres, chose que je ne voudrais pas faire. Je voudrais souligner que notre pays, le Burkina Faso, est confronté à un besoin croissant en logements dans les zones urbaines. Il appartient à nous tous, architectes, clients et décideurs politiques, de travailler ensemble pour faire face à ce processus, ou l’urbanisation risquera d’être un grand échec.
Dans vingt-cinq ans, Ouagadougou, notre capitale, sera la ville qui connaîtra la plus haute croissance de sa population dans le monde entier : il faudra donc apporter de nouvelles solutions que l’architecture actuelle ne reflète pas. La politique de lotissement, qui consiste à créer de nouvelles zones d’habitation en attribuant une parcelle à chaque individu, est une mauvaise réponse : d’une part, elle détruit les terres qui servent à nourrir la population, d’autre part elle crée des conflits entres les populations urbaines et les communautés voisines. De plus, elle coûte très chère en termes d’infrastructures comme les routes, l’apport d’eau et celui d’électricité.
Je pense que le Burkina Faso regorge de créativité et si nous savons comment exploiter ce potentiel, nous pourrons rendre service aux populations en créant une architecture contemporaine urbaine, dense et humaine.
Vous êtes beaucoup orienté vers l’architecture écologique, quels sont ses avantages pour un pays comme le Burkina Faso.
Il est connu que le Burkina Faso manque de ressources fossiles ; nous devons importer notre énergie de l’étranger. Il est donc évident qu’une architecture qui tienne compte du climat et des conditions socioculturelles et économiques, qui exploite les matériaux locaux et nos traditions, soit nécessaire : elle permet d’économiser de l’énergie et des ressources tout en fournissant le confort climatique des espaces sans besoin d’avoir recours à la climatisation artificielle.
Un dernier mot aux jeunes pour qui vous êtes un exemple et souhaitent emprunter vos pas ?
Je suis né dans une communauté pas très privilégiée : mon père a eu la sagesse de m’envoyer à l’école, où mon oncle m’a appris à travailler très dur. C’est grâce à ce que j’ai pris avec cœur et beaucoup de force et volonté que j’ai pu concevoir des idées qui sortaient de la masse ; cela m’a permis d’obtenir des bourses et de gagner des prix, toute chose qui ont lancé ma carrière.
Ce que je peux dire aux jeunes de mon pays c’est que la chance ne suffit pas et qu’il faut se battre, s’engager pleinement et savoir exploiter les opportunités qui s’ouvrent à eux au cours de leur vie. C’est seulement ainsi que la chance leur sourira et qu’ils pourront réaliser leurs ambitions.
Interview réalisée par Tiga Cheick Sawadogo
Lefaso.net