Enquête à Orodara sur un conflit de parcelle (1/2)

Un mouvement sunnite local a obtenu en 2005 l’attribution d’un terrain “réservé” où avait été érigée une mosquée, puis, plus tard, une école franco-arabe.
Mais le Donoble, coutume sèmè (siamou pour l’administration néocoloniale) qui revient chaque 40 ans, approche, et les Sèmè veulent récupérer ce terrain car Djòmò tobrà Tien, la divinité propre à cette coutume, s’y trouve. Aucune conciliation à l’amiable n’a abouti, et c’est l’impasse. La justice républicaine peut-elle trancher ?
Les Sèmè, a priori tolérants et accueillants, ont laissé s’établir et s’exprimer les religions importées, dont l’islam malgré l’agressivité de son prosélytisme par haut-parleurs interposés. En 1998, à l’initiative d’un musulman sunnite, Barro Diongwalé Siriki, la construction d’une mosquée a commencé sur une zone proche du centre-ville, revendiquée désormais par les autorités coutumières comme étant le “nombril” de leur culture sèmè.
À l’époque, les Sèmè coutumiers ont laissé faire. Pourquoi ? Parce que la construction s’est arrêtée, par manque d’argent, ou à cause du décès du musulman sunnite ? D’après le dièron (chef du village), les vieux de l’époque n’avaient pas suffisamment conscience du danger. Ce n’est qu’au fil des ans, refus après refus lors de tentatives de conciliation, que la tension a monté et qu’ils ont pris conscience que les jeunes générations, davantage instruites et engagées politiquement, ne sont pas ou plus disposées à se laisser agresser culturellement, aussi certains vieux craignent-ils désormais de ne plus pouvoir maîtriser l’impatience des plus jeunes, quand d’autres sont peut-être disposés à ne pas la maîtriser, mais à l’utiliser pour obtenir un résultat que leurs aînés n’ont rien fait pour obtenir.
Comment un mouvement sunnite s’est approprié une réserve coutumière d’un hectare et demi
Techniquement, après 1986, rien ne s’opposait à son attribution, le terrain était considéré comme réserve sans destination particulière, sur les plans consultables en Mairie ou aux impôts, par suite d’une modification des plans antérieurs pour servir l’idéologie de la révolution d’août 1983. Il faut pouvoir comparer les deux plans pour prendre la mesure de la volonté des révolutionnaires d’affaiblir les pouvoirs coutumiers, et de modifier l’approche, par le biais des plans administratifs, du concept même de tradition.
Avec cette modification, plus de notion vague d’un énigmatique “habitat traditionnel” qui aurait pu laisser supposer l’existence d’un quelconque patrimoine culturel immatériel. La révolution était matérialiste, scientifique, et seul le peuple était sacré ; désormais, les réserves porteraient clairement la mention de leur destination : “espace vert”, “jardin public” ou l’ironique mention “lieu sacré”, pour marquer les réserves où les “coutumiers” avaient construit, non pas des lieux de cultes, mais ce que bon leur semblait. Et les réserves qui ne porteraient aucune mention particulière seraient soit des réserves administratives, soit des réserves sans destination prévisible jusqu’à une demande d’attribution, pour y implanter des commerces, une école ou un lieu de culte, voire l’implantation d’une ONG, le coût d’attribution variant beaucoup selon la destination prévue, de 15 F le m2 pour une école à 1.000 F le m2 pour un commerce ; et le coût pour un lieu de culte se situe entre 150 à 250 F le m2.
Le premier lotissement, fait en 1969, ne concernait que certains quartiers de la ville, et son plan est introuvable tant à Orodara qu’à la Direction régionale de l’urbanisme, mais il a été conservé dans les archives d’un défenseur de la culture sèmè. Sur ce plan initial, toutes les réserves coutumières portent une mention “T”, avec une légende “T pour habitat traditionnel”, sans les distinguer, qu’elles soient à usage coutumier (constructibles, habitables par des humains, mais non fragmentables en parcelles distinctes), ou à usage cultuel (non constructibles et non-habitables par des humains). Le gommage de cette mention “T”, sur les réserves non bâties au moment du lotissement de 1986, ainsi que la suppression de la légende, les a libérées de leur caractère coutumier.
L’administration locale venue ensuite n’ignorait pas cette atteinte aux pouvoirs coutumiers, mais pourquoi revenir sur cet “affranchissement” s’il permettait de servir d’autres intérêts ? Et pourquoi enquêter sur l’éventuel lien d’une réserve apparemment libre avec le patrimoine culturel immatériel, c’est-à-dire cultuel de l’ethnie autochtone, avant de l’attribuer à un autre mouvement religieux ? L’idéologie rampante des années Compaoré, Laissez-moi faire ce que je veux, et je vous laisse faire ce que vous voulez, a permis ce genre d’opération éthiquement douteuse à laquelle le maire CDP de l’époque s’est prêté, ou plus vraisemblablement plié, pour obéir à une directive d’El Hadj Djiguenaba Barro, puissant relais provincial du pouvoir Compaoré, et musulman sunnite. À ce double titre, il est légitime de supposer que Djiguenaba Barro a été l’instigateur du rapt de cette réserve coutumière au bénéfice du mouvement sunnite. Par ailleurs, il faut savoir que l’intermédiaire unique entre la communauté musulmane sunnite locale et les différentes instances de l’administration (Haut-commissariat, Mairie, Service des impôts), nécessairement francophone et arabophone, a été Monsieur Zeba, enseignant, jusqu’à ce qu’il soit déféré l’an dernier pour liens présumés avec des djihadistes.
Pourquoi avoir construit une mosquée à cet endroit ? Il ne manquait pourtant pas de réserves en terrain “neutre” dans ce chef-lieu de province, pour y implanter une mosquée et une école franco-arabe. Nous verrons plus loin dans cette enquête qu’assurément, le but de cette opération était de saper les bases de la religion, et de la culture sèmè.
Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage
“Rien ne saurait justifier l’attitude de ces dits coutumiers, hormis le mépris pour leur communauté”, dit l’acte d’appel au jugement de non recevabilité de la plainte du mouvement sunnite, pour “trouble têtu de la propriété”, contre Coulibaly Krin, coutumier et forgeron de son groupe de dwo au quartier Kouarino, à ce titre intermédiaire incontournable entre les coutumiers de ce quartier et les chefs (coutumiers, ou de village), mais simple maillon de l’ensemble complexe et hétérogène appelé “autorité coutumière”.
Selon l’acte d’appel, “depuis l’année 2009, ils [les Sunnites] voient leurs activités troublées de façon intempestive par quelques dits membres de la communauté coutumière”. Cependant, l’acte d’appel n’en cite que deux sur une période de cinq années :
“En 2009, ils ont empêché la prière du vendredi par le fallacieux prétexte qu’ils auraient appris que les femmes sunnites allaient venir à la mosquée, chose qui consiste à braver l’interdiction de leur coutume qui voudrait que pendant la période concernée, aucune femme, aucun enfant ne sorte de la maison”.
C’était la période de la coutume du dwo, qui se déroule successivement, d’un quartier à l’autre, et dont la durée varie de 36 h à 60 h. Au quartier Kouarino, le dwo dure une nuit, une journée, puis une deuxième nuit. Pendant la période du dwo, toutes les ouvertures des cours doivent être temporairement condamnées [ce qui se fait avec les moyens du bord] pour que femmes et enfants y restent et ne puissent rien en voir. Si une femme ou un enfant doit malgré tout se déplacer pendant cette période, ils doivent devenir aveugles le temps du déplacement, un panier recouvert d’un pagne sur la tête ; certain(e)s de font guider au moyen d’une corde qu’ils ou elles tiennent en main, même si ce n’est pas la règle. Les autorités coutumières ont proposé aux Sunnites que, pour les prières de la journée du dwo, leurs femmes se déplacent ainsi ou, exceptionnellement, prient à la maison, mais les Sunnites ont refusé.
“En 2014, les lampes extérieures à la mosquée et l’école franco-arabe, une barrique et plusieurs bouilloires restées dehors ont été prises pour cible et que n’eut-été l’intervention de la gendarmerie, le Directeur de l’école et sa famille auraient été molestés”
Cela s’est passé le jour du dwo de cette année-là, pour la même raison de la venue des femmes. Nous n’avons vu d’installation électrique sur aucun des bâtiments, et n’avons pas eu l’occasion de rencontrer le Directeur de l’école franco-arabe, mais le chef du village, s’il ne conteste pas les faits, ne comprend pas pourquoi ils sont reprochés à un individu unique, quand le dwo concerne tous les coutumiers.
L’acte d’appel précise ensuite que “ces attaques ont vite fait place à des réclamations qui, au départ, étaient présentées sous la forme de simples sollicitudes [sollicitations ?], [et] qu’il s’agit de l’injonction à eux faite par les dits coutumiers de leur laisser un pan de leur parcelle”.
Selon les autorités coutumières rencontrées, elles n’ont pas demandé grand-chose, si peu de la superficie (entre 1% et 2 % des 15 447 m2) qu’il est difficile de comprendre pourquoi les Sunnites ont refusé le sacrifice d’une étroite bande à l’arrière du long mur de l’école, qui plus est en bordure de terrain ; sauf si la “sollicitude” devenue réclamation a, en effet, un motif grave et important pour les Sèmè, suffisamment important pour qu’on s’y intéresse tout particulièrement, ce que nous ne manquerons pas de faire dans la suite de cette enquête.
“Que face à leur refus, ils [les Sèmè] ont même entrepris de planter des arbres dans leur enceinte pour ainsi, disent-ils, délimiter leur partie”. Arbres que les Sunnites ont arrachés, pour marquer leur esprit de conciliation et de tolérance.
Peut-on se plaindre de “trouble de la propriété” sans existence légale ni possession d’un permis d’exploiter ?
Il est curieux… ou inconsidéré voire intrépide, mais pas sans conséquence, d’aller à la justice comme le fait Monsieur Traoré Kalifa au titre de président d’un mouvement sunnite local qui n’a aucune existence légale ! En effet, le n° de récépissé fourni dans l’acte d’appel (n° 2013-000474/MATS/SG/DGLPAP/DAOSOC, du 26 avril 2013) n’est pas celui de la création d’un mouvement sunnite local, mais celui d’une modification de l’organe dirigeant du Mouvement sunnite du Burkina Faso, dans lequel le nom de Traoré Kalifa ne figure pas, ni la reconnaissance d’un quelconque mouvement sunnite local d’Orodara.
En outre, l’arrêté brandi comme un titre de propriété dont disposerait le mouvement sunnite n’en est pas un, ce n’est qu’une attestation provisoire, pour s’être acquitté des droits d’attribution. Il n’y a donc pas trouble de la propriété.
Et les Sunnites n’ont pas de permis d’exploiter dans la mesure où le site n’a pas été clôturé, et qu’ils n’ont pas réalisé les 300 millions (environ) que le dossier d’instruction déposé prétendait qu’ils allaient investir, dans la construction d’une mosquée et d’un collège d’enseignement technique franco-arabe. En lieu et place d’un collège d’enseignement technique, une simple école à trois classes avec bureau attenant a été construite. Difficile dans ces conditions d’atteindre 300 millions en investissement, à moins de creuser un puits et de faire constater par huissier que 250 millions y sont jetés, recouverts d’une couche de béton !
Gageons que les autorités coutumières sèmè, quel que soit le jugement rendu le 29 juin prochain à la Cour d’appel de Bobo-Dioulasso, défendront désormais leur patrimoine culturel avec force et conviction, ce qu’elles ont manqué de faire pendant très longtemps. Souhaitons que cela puisse se faire aussi paisiblement que possible, malgré l’intolérance intrinsèque de leur adversaire.
Souhaitons aussi qu’au terme de cet affligeant épisode, des Sèmè se décideront à réclamer que le droit républicain, qui interdit tout haut-parleur à moins de 300 m d’une habitation, s’applique pour la paix des populations. Un tel jugement ferait jurisprudence, et contraindrait peut-être les mouvements religieux musulmans à davantage d’humilité, au lieu de se comporter agressivement comme ils le font par leur théâtre braillard.
Jacques Zanga Dubus
ozdubus@gmail.com
[Nous avons commencé cette enquête après avoir été contacté par des Sèmè inquiets. Entre-temps, l’un d’entre eux a tenté de faire paraître le contenu d’une pétition que les autorités coutumières ont envoyée au ministre de l’administration territoriale, de la décentralisation et de la sécurité. Une deuxième partie de l’enquête traitera des coutumes traditionnelles des Sèmè]