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Côte d’Ivoire : Entre renforts militaires et légions de mercenaires, la France s’enfonce dans le bourbier ivoirien

Publié le lundi 8 décembre 2003 à 12h18min

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Après plusieurs semaines de tâtonnement, de demi-mesures, de cafouillage, la France change de ton en décidant d’être plus ferme et de s’engager plus (autant militairement que diplomatiquement) dans la crise ivoirienne.

Si l’on peut apprécier positivement ce changement de posture qui donnera sans doute plus de lisibilité à la diplomatie française, l’on est en droit de s’interroger sur la pertinence de la position actuelle visant à soutenir unilatéralement le régime de Gbagbo. Car il est à craindre que l’Afrique de l’Ouest ne soit encore une fois sacrifiée sur l’autel des intérêts français et de Gbagbo.

« Nous avons exprimé notre inquiétude devant la détérioration de la situation en Côte d’Ivoire et marqué notre volonté d’être présents » dans ce pays annonçait le 12 décembre le ministre français des Affaires étrangères, en marge du sommet européen à Copenhague. « Nous avons également marqué notre appui aux autorités légitimes ivoiriennes et notre volonté d’appuyer un processus, c’est pourquoi nous avons décidé le renforcement de notre dispositif militaire et en même temps marqué la nécessité d’une solution politique » ajoutait Dominique de Villepin, sans doute agacé par les interrogations de ses pairs sur la gestion de la crise ivoirienne par la France.

Chargés de décrypter le discours ministériel, quelques hauts responsables de la diplomatie française, sous couvert de l’anonymat, ont fait des commentaires plus ou moins paternalistes aux relents néocolonialistes et mercantilistes. « Les autorités françaises ont sifflé le coup d’arrêt du match et la fin de la rigolade » soulignait l’un à l’AFP pendant qu’un autre confiait au quotidien « Le Monde » ( 13/12/02) qu’il ne s’agit pas de « sauver le pouvoir de Laurent Gbagbo mais la Côte d’Ivoire » et son cacao, laisse-t-on comprendre.

Pour justifier cette nouvelle position, Paris dresse le constat de l’échec des initiatives entreprises jusqu’ici et pointe les risques d’escalade que fait peser la multiplication des foyers de tension avec l’apparition de nouveaux mouvements rebelles. Preuve de ce nouveau ton de fermeté, Paris menace de manière à peine voilée certains pays voisins (le Libéria et le Burkina Faso selon le décryptage de la presse française) de vouloir déstabiliser la Côte d’Ivoire. Le porte-parole du Quai d’Orsay a ainsi qualifié d’ « inacceptables » les « atteintes à l’unité, à l’intégrité et la souveraineté de la Côte d’Ivoire » en s’adressant aux mutins et à leurs parrains.

Christian Dutheil de la Rochère n’y voit rien

Quels sont les éléments nouveaux qui permettent à la France, qui a depuis le début a soutenu que la crise ivoirienne était interne, d’adopter cette nouvelle position ? On attend de le savoir. Mais on note qu’un tel changement a lieu au lendemain de l’envoi d’un observateur français à Lomé pour suivre les négociations menées au nom de la CEDEAO par le Général Eyadema. Cet observateur, Christian Dutheil de la Rochère, qui est le cousin (même père, même mère comme on dirait à Abidjan) du ministre français des Affaires étrangères, aurait, dans un télégramme codé « secret défense » à l’attention de Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin et Dominique de Villepin, « écrit sans ambages que le responsable de la crise ivoirienne est bien le président Blaise Compaoré, qui veut mettre ’’l’un de ses frères’’ au pouvoir à Abidjan, à savoir Alassane Dramane Ouattara » (La Lettre du Continent n° 412 du 28 novembre 2002).

Dutheil de la Rochère a sans doute des preuves de ce qu’il avance. Mais expliquer de manière aussi lapidaire le mal ivoirien qui couve depuis des années et qui a explosé véritablement le 19 septembre après plusieurs autres accès de fièvre, n’est pas faire preuve d’une extraordinaire sagacité. Et l’auteur d’une telle déclaration n’en serait pas à son premier forfait avec cette analyse digne de la propagande quotidiennement servie dans le désormais tristement célèbre « Le National » de Tapé Koulou ou dans la « Voix » du Front Populaire Ivoirien de Laurent Gbagbo.

En 1999, le débat politique s’est emballé en Côte d’Ivoire sous les effets du concept tribalo-nationaliste de l’ivoirité et a débouché sur le premier coup de force militaire que connaissait ce pays. Le cafouillage dont fera montre la diplomatie française en essayant coûte que coûte de sauver Bédié démontrera que Paris avait une très mauvaise compréhension de la situation. Celui qui représentait la France en Côte d’Ivoire à l’époque où se mettait en place cette politique d’exclusion qui a abouti à ce coup d’Etat n’est autre que l’actuel observateur français à Lomé, M. Christian Dutheil de la Rochère.

Michel Dupuch, alors chargé des questions africaines à l’Elysée, reconnaîtra plus tard que Paris n’avait rien vu venir de cette crise politique. « Ma réponse est très claire. Je ne m’attendais pas, en quittant la Côte d’Ivoire (en 1994, NDLR), aux événements de 1999. J’ai bavardé à plusieurs reprises avec Christian Dutheil de la Rochère, qui avait pris ma suite à Abidjan et y a vécu la période 1994-1998. Nous avions bien vu qu’il y avait accumulation de difficultés. Mais cela était vrai aussi auparavant. Nous n’avons pas vu venir le coup d’Etat. Personne ne l’a vu venir. Ni même celui qui était en poste au moment au moment où cela s’est produit. Personne n’a rien vu. Personne n’a imaginé que le système s’effilocherait comme cela. Nous pensions tous qu’il y avait des structures un peu plus solides ... » avoue-t-il (La Dépêche Diplomatique du 19/11/2002). La diplomatie française est-elle une fois de plus victime d’une telle cécité ? Si c’est le cas, il faut dire que les gros intérêts que la France détient en Côte d’Ivoire, moteur de l’économie ouest-africaine, y sont sans doute aussi pour quelque chose. Gbagbo aurait fait chanter la France qu’elle ne se comporterait pas autrement.

Légitimité démocratique et stabilité des affaires : 5000 milliards de francs CFA par an, ça vaut des sacrifices

« Et si le pétrole expliquait tout ? » se demande l’hebdomadaire « Jeune Afrique Economie » (n° 346 du 4au 17/11/2002) qui nous apprend en effet que les enjeux de la crise ivoirienne ne sont pas que politiques et sociaux. Les hommes d’affaires français (qui passent pour être les véritables modulateurs de la politique extérieure de la France en Côte d’Ivoire) seraient dans une situation plutôt inconfortable. « Traditionnellement, les énormes potentialités économiques de la Côte d’ivoire ont d’abord bénéficié aux hommes d’affaires français qui, sans compétition véritable, raflaient la mise. Depuis l’avènement des ’’refondateurs’’ du FPI, en octobre 2000, la donne a changé. Le président, très peu au fait de la nébuleuse franco-africaine, s’est mis en tête de négocier les marchés publics avec les plus offrants et les mieux disant.

Des pratiques que tous les hommes politiques français ne semblent pas supporter. Surtout qu’elles contribuent à leur faire perdre du terrain face à leurs concurrents. Tels les américains Cargill et ADM, qui sont devenus des poids lourds de la filière café-cacao. » La Covec, une société de BTP chinoise aurait réussi en moins de deux ans, à réduire à une portion congrue la part des sociétés françaises Colas et Setao. Les britanniques par l’intermédiaire de la Standart Chartered Bank sont entrés dans le secteur bancaire, qui était à 76 % entre les mains de la Société générale, du Crédit Lyonnais et de la Belgolaise ».

Mais l’une des principales pommes de discord, selon le journal, se situe au niveau de trois secteurs vitaux pour la Côte d’Ivoire : l’eau, le téléphone et l’électricité, passés sous la coupe d’intérêts français au cours de la décennie écoulée. Chose que les « refondateurs », c’est-à-dire le régime de Laurent Gbagbo et ses copains profs, alors dans l’opposition, avaient dénoncée. Les contrats de concession et d’exploitation signés par le groupe Bouygues (eau et électricité) et France Télécom (téléphone) arrivent bientôt à expiration. « Et malgré les relances dont il a été l’objet, le président Laurent Gbagbo refuse de reconduire ces contrats. Arguant, à juste titre, qu’il faudra ouvrir à tous la compétition. Des sources proches du Palais indiquent que même l’Elysée serait monté au créneau pour ramener le numéro un ivoirien à de meilleurs sentiments. Peine perdue. Toujours selon les mêmes sources, l’américain ATT pourrait finir par rafler la mise pour le téléphone. Et Bouygues n’est pas assuré de racheter le deuxième opérateur ivoirien de téléphonie mobile, Télécel » nous apprend le bimensuel panafricain.

Du reste, ce sont ces combats souterrains qui, selon le journal, font dire à la rumeur abidjanaise que les Français, notamment les patrons de ces grands groupes, seraient pour quelque chose dans la crise. Le journal cite ainsi Toussaint Alain, l’un des conseillers du président Gbagbo qui a déclaré le 24 octobre dernier que « Les acteurs économiques ne doivent pas ce comporter en Côte d’Ivoire comme d’autres l’ont fait dans d’autres pays africains en s’impliquant dans le jeu politique, souvent même en finançant des guerres civiles pour préserver des contrats commerciaux. » On ne peut s’empêcher de penser ici aux tribulations de la société pétrolière française ELF au Congo. Car de pétrole, il en serait aussi question en Côte d’Ivoire, en plus des innombrables contrats et affaires en souffrance de Bouygues, Bolloré, et consorts. « Jeune Afrique Economie » révèle ainsi que la privatisation de la Société Ivoirienne de raffinage (SIR) repoussée depuis 1999 devrait avoir lieu en 2003. Et TotalFinaElf qui détient 25 % de son capital et contrôle 38 % de la distribution d’hydrocarbures dans le pays, est sur les rangs. De quoi huiler conséquemment la donne diplomatique.

La cagnotte de plus de 5000 milliards de FCFA que l’Hexagone brasserait en Côte d’Ivoire par an (soit près de 75 % de la richesse produite) vaut bien une messe et le sacrifie de quelques immigrés.

En tout cas on comprend mieux alors quand Dominique de Villepin insiste sur la légitimité de la France en Côte d’Ivoire dans la conjoncture actuelle. Ce que l’on comprend aussi mais que l’on accepte moins, ce sont les propos comminatoires contre les rebelles et les pays voisins censés leur venir en aide ; c’est la mise en cause directe des pays voisins de la Côte d’Ivoire. « Nous dénonçons donc les ingérences extérieures, c’est-à-dire toute action menée à partir des Etats voisins, livraisons d’armes, soutien en hommes. Et comme nous l’avons dit, nous en tirerons toutes les conséquences. » menace de Villepin (La Croix du 16/12/02) que l’on a rarement entendu dénoncer avec autant de fermeté la chasse aux porteurs de boubou et aux immigrés.

Cacao contre dignité

Commentant la décision de la France d’envoyer des renforts en Côte d’Ivoire, « Le Monde » nous apprend qu’« en sanctuarisant, dans les faits, la zone gouvernementale, le sud de la Côte d’ivoire « utile » et, en particulier , la « boucle du cacao » dans l’ouest, qui est aussi le fief du président Gbagbo, l’armée française sort définitivement de son rôle de force d’interposition, déjà ambigu auparavant. Depuis deux semaines, alors que le cessez-le-feu n’était plus respecté, les forces françaises se sont opposées aux violations de la trêve faites par les rebelles, tandis qu’ils « ouvraient la barrière », selon l’_expression d’un officier, dès lors que l’armée gouvernementale lançait des attaques, encadrées par une soixantaine de mercenaires, dont des Français... » (Le Monde du 13/12/02).

Cela veut dire que dans les faits, il y a longtemps que la France a pris partie. Le même quotidien nous apprend que plusieurs fois en septembre, le contingent français a ouvert le feu sur les insurgés pour les empêcher de descendre sur Abidjan. Il a aussi stoppé la progression des rebelles vers le sud, samedi 7 décembre.

En optant clairement pour le soutien à Gbagbo, la France sait qu’elle se met à dos les rebelles. Le secrétaire général du MPCI, le mouvement rebelle a averti que « Si monsieur de Villepin a choisi son camp, il est souhaitable qu’il n’engage pas son pays dans une guerre qui n’est pas celle des Français. Car il trouvera devant lui le peuple souverain de Côte d’Ivoire, qui n’acceptera pas un autre Rwanda, un autre génocide ».

Les reportages des envoyés spéciaux de la presse dans les zones conquises par les rebelles sont pleins de témoignages d’hommes et de femmes qui racontent leur misère, leur révolte face à l’exclusion, à la discrimination, aux injustices qu’ils endurent depuis des années à cause de leurs origines, de leur patronyme. Le témoignage de Lanciné Kourouma rencontré par l’envoyé spécial de Libération (13/12/2002) à Touba, zone tenue par le MJP en est un. A 57 ans, Lanciné Kourouma, chef des chasseurs traditionnels dozos, a rallié la rébellion avec ses hommes. « Nous, les Malinkés, sommes arrivés ici au XIIe siècle, et nos enfants vont avoir besoin de cartes de séjour pour vivre en Côte-d’Ivoire. Autant se battre et mourir. » prévient-il. Les rangs des rebelles fourmillent certainement d’hommes qui ont subi l’injustice dans leur chaire profonde, qui ont tout perdu, à commencer par la dignité et qui sont prêts à tout pour la reconquérir. L’exemple du Vietnam est là pour prouver que quand on est animé d’une telle foi, on peut déplacer des montagnes, ou à défaut, défaire une armée super équipée. Car ce sont des hommes meurtris dans leur chair et dans leur dignité que le contingent français veut contenir pour sauver la Côte d’ivoire utile.

De la légitimité de Laurent Gbagbo et de la responsabilité de la France dans les massacres

Laurent Gbagbo a été élu au terme d’un processus électoral, certes contestable comme il y en a tant en Afrique. Mais l’urne n’est pas une boîte magique à fabriquer des chefs d’Etat compétents. C’est au pied du mur que l’on reconnaît le maçon, et c’est à sa capacité à gérer le destin d’une nation que l’on reconnaît le vrai chef d’Etat. La nation ivoirienne est aujourd’hui naufragée, avec Laurent Gbagbo en capitaine déboussolé. Si l’armée ivoirienne, forte de quelques milliers d’hommes (qui refusent de combattre et de se sacrifier pour Gbagbo) est inopérante contre quelques centaines de rebelles, c’est qu’il y a un problème. Si Gbagbo est obligé de recruter des mercenaires pour sa sécurité, d’implorer le secours de la France dont il avait menacé de chasser les militaires au lendemain de sa prise de fonction en octobre 2000 et qui n’a pas été particulièrement « choyée » au cours de cette crise par les thuriféraires de son régime, c’est qu’il y a un problème de fond.

Si malgré tout cela, la France s’obstine à soutenir un régime manifestement en perte de vitesse, il lui faudra en assumer les conséquences. Expliquer aux Français pourquoi près d’un demi siècle après la fin de la colonisation, la France est obligée de se ranger aux côtés d’une partie de la population d’un pays indépendant contre une autre partie en révolte contre l’injustice. Et si jamais des soldats français tombaient sur le champ de bataille, le gouvernement français devra expliquer à la population française les raisons profondes de cette intervention qui semble avoir été faite sous la pression d’hommes d’affaires plus soucieux de stabilité (plus propice aux affaires) que de démocratie.

La France clame avoir saisi le Conseil de sécurité de l’ONU pour faire la lumière sur la violation des droits de l’homme en Côte d’ivoire. Elle devra aussi s’expliquer sur son rôle dans ces violations. Car l’armée française partie sécuriser les ressortissants français, s’est montrée plus apte à découvrir les charniers, comme celui de Monoko Zohi (près de Man) qu’à les empêcher. On sait en effet que ce charnier fait suite aux combats meurtriers pour le contrôle de la ville de Man. On sait aussi que ces combats ont eu lieu après la prise de l’aéroport de Man par les soldats français et sa rétrocession aux forces loyalistes qui se sont empressés de faire la chasse aux immigrés ouest-africains, considérés comme les complices des rebelles, et de les massacrer. La France a donc quelque chose à voir dans la commission de ces massacres.

On veut bien croire avec Dominique de Villepin (La Croix du 16/12/02) que « si la France n’était pas là, une catastrophe humanitaire aurait déjà eu lieu ». Mais on peut tout aussi bien se demander quelles sont ses motivations réelles, et quelles image elle veut donner d’elle quand son armée se retrouve à combattre, comme elle le fait désormais à visage découvert, des populations en rébellion contre l’injustice, aux côtés de mercenaires français (dont les compagnons du tristement célèbre Bob Denard), engagés pour la même cause. De Villepin conscient du grotesque de la situation avoue qu’il n’a pas les moyens juridiques de s’opposer aux agissements de ces chiens de guerre. Avec quels moyens a-t-on pu intercepter à Dar es-Salam l’escouade d’affreux qui volait au secours de Didier Ratsiraka il y a quelques mois ? Il est vrai que par la suite, on laissé ces bandits s’éparpiller dans la nature, une fois en France, sans doute pour ne pas avoir à leur demander de comptes. C’est cela la France ? !

Quand les Burkinabé étaient déportés en Côte d’Ivoire

Depuis le revirement de sa position et l’adoption de l’option militaire et d’ingérence active, la diplomatie française n’a de cesse de clamer que « La France est légitime en Côte d’Ivoire ». Pourquoi, au nom de ses quelque 20 000 ressortissants et de ses intérêts économiques le serait-elle et les pays voisins de la Côte d’Ivoire n’auraient pas le droit de s’inquiéter du sort fait à leurs ressortissants ?

Il est faux de dire que le Burkina Faso n’a rien à voir dans la crise ivoirienne. Il est impliqué, pas forcément comme l’en accuse le régime de Gbagbo mais au sens où plus de trois millions de Burkinabè ou d’Ivoiriens d’origine burkinabè, sont en danger. Pour moins que cela, n’importe quel pays digne de ce nom et soucieux des intérêts de ses ressortissants, le serait.

En fait, ce qui est considéré comme une volonté de déstabilisation de la Côte d’Ivoire par le Burkina n’est que la détermination des autorités burkinabè de garantir la sécurité et les intérêts de ses millions de ressortissants en Côte d’Ivoire. Et puis, comme le dit la boutade ouagalaise, si les soldats burkinabè étaient impliqués dans cette crise, il y a longtemps qu’elle serait terminée car le coup d’Etat avait peu de risques d’échouer. Enfin, beaucoup de Burkinabé n’ont pas tort d’éprouver de la révolte contre ce qu’ils qualifient de cynisme de la part de la France dans ce dossier quand on connaît les origines et les raisons de leur forte immigration en Cote d’Ivoire.

Il n’est un secret pour personne que ce qui oppose le Burkina à la Côte d’ivoire, ce n’est pas le simple plaisir d’empêcher Gbagbo de gouverner tranquille comme le laissent penser les autorités françaises mais la question foncière. Le Burkina n’a ni le droit, ni le pouvoir de s’immiscer dans l’élaboration des lois en Côte d’Ivoire, mais il ne peut non plus regarder, sans réagir, des injustices monstrueuses faites à ses ressortissants, tout comme à ceux des autres immigrés en Côte d’ivoire. Que la Côte d’ivoire décide d’une réforme agraire, c’est son droit.

Mais que cette réforme agraire vise à exproprier, sans autre procès les millions d’immigrés (dont majoritairement des Burkinabé) qui ont acquis leurs plantations à la sueur de leur front, les Burkinabé ne peuvent l’accepter. Le comité paritaire de conciliation que le Burkina Faso a proposé de mettre en place après les affrontements de Tabou en 1999 qui ont vu le massacre de plusieurs Burkinabè et l’expulsion de plusieurs milliers vers le Burkina, dépouillés de tout, n’a jamais vu le jour par manque d’une réelle volonté de la partie ivoirienne.

On s’étonne que la France qualifie et condamne ce qu’elle appelle « ingérence et interférence » du Burkina dans les affaires ivoiriennes alors qu’elle n’a pas hésité à voler au secours de ses 20 000 ressortissants et des intérêts de ses multinationales. On s’étonne que la France montre du doigt le Burkina alors, que comme beaucoup d’autres pays européens, elle a condamné ce qui se passait au Zimbabwe avec l’expropriation des fermiers blancs. Alors que ce qui se passe en Côte d’Ivoire est pire. Pire car, à la différence des blancs zimbabwéens, les millions de Burkinabé en Côte d’Ivoire ne sont pas arrivés là bas en conquérants mais en victimes de la politique coloniale avec notamment le Plan Roume qui a planifié la mise en valeur des colonies françaises de l’Afrique de l’Ouest.

Forçats d’hier et d’aujourd’hui

Comme l’explique Domba Jean-Marc Palm, chercheur et ancien ministre burkinabè des Affaires étrangères (http://www.burkinet.com/print.php?sid=2074), l’immigration voltaïque en Côte-d’Ivoire a été voulue, suscitée et encouragée par la France, puissance tutélaire des anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest, dont l’ex-Haute-Volta et la Côte-d’ivoire. A sa création en 1919, la colonie de Haute-Volta comptait déjà 3 000 000 d’âmes, alors que l’ensemble de la population de l’AOF était estimé à 10 millions. La colonie voltaïque abritait donc près du tiers des hommes de toute la fédération ouest africaine française. L’importance démographique de la nouvelle colonie en fit le "réservoir de main-d’œuvre" de toute la fédération pour sa mise en valeur.

Ainsi la population voltaïque sera utilisée pour la construction du Dakar - Niger (25 276 travailleurs entre 1920 et 1924), celle d’Abidjan - Niger (41 477 travailleurs entre 1921 et 1929). L’office du Niger au Soudan (Mali actuel) mobilisa 6 000 familles entre 1937 et 1945. L’utilisation des Voltaïques au développement des autres colonies aboutit à la suppression de la Haute-Volta en 1932, parce que soit disant non-viable économiquement, et sa répartition entre le Niger (260 000 personnes), le Soudan (Mali, 712 000 personnes) et la Côte-d’Ivoire (2 019 000 personnes). La Côte d’ivoire a été ainsi le plus grand bénéficiaire de l’immigration voltaïque car outre la main-d’œuvre affectée à la construction du chemin de fer, les exploitations agricoles et forestières ont mobilisé 128 683 migrants entre 1934 et 1949.

Ces migrations étaient faites selon le principe des travaux forcés institués par l’administration coloniale. Les migrants étaient affectés non seulement aux travaux de l’administration coloniale (construction de routes, de chemins de fer, de bâtiments administratifs, etc.) mais aussi et surtout aux exploitants agricoles et forestiers privés français pour la mise en valeur de leurs plantations et de leurs concessions de bois.

L’administration coloniale française a ainsi délibérément créé un processus d’immigration forcée pour pourvoir les régions forestières en main-d’œuvre. L’objectif principal était de faire coïncider activités économiques et concentration de population. L’implantation et le développement d’une économie de plantation est ainsi liée à l’existence d’une main-d’œuvre abondante facilement et rapidement mobilisable. L’Etat ivoirien a conservé et perpétué l’économie de plantation. Il a, en conséquence, encouragé les mouvements migratoires en direction du Sud pour soutenir son économie.

Les migrations voltaïques vers le Sud, initiées par la colonisation française et soutenue par les autorités de la Côte-d’Ivoire indépendante se sont poursuivies jusqu’à nos jours. L’histoire et l’économie se sont combinées pour drainer les Voltaïques devenus Burkinabè en 1984 vers la Côte-d’Ivoire avec, au cœur de cette combinaison, la recherche obstinée d’une main-d’œuvre abondante. Ce sont-là des pages d’histoire nécessaires pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

Les victimes deviennent les bourreaux

Le ressentiment et la colère des Burkinabé d’être payés en monnaie de singe, et par la Côte d’Ivoire, et par la France s’aggrave avec le souvenir d’être considérés presque comme des sous-hommes par ces deux pays, toujours sacrifiés à la prospérité de la France et de la Côte d’ivoire. Un ancien diplomate burkinabè, qui a vécu cette période d’iniquité révoltante, raconte comment les « cargaisons » de Voltaïques étaient « convoyés » en Côte d’ivoire.

En effet, les Voltaïques qui étaient réquisitionnés pour travailler en Côte d’ivoire venaient de toutes les régions du pays, escortés par des garde-cercles armés de fusils qui les faisaient trotter à la cravache jusqu’à la gare de Bobo Dioulasso. Là, ils étaient entassés comme des animaux dans les wagons à bestiaux considérés en trains marchandises. Et la voie étant unique, ils cédaient la priorité aux trains voyageurs et traînaient plusieurs jours sur le trajet. Ils étouffaient littéralement durant les attentes, mourant de faim et de soif, incapables de se soulager de leurs besoins naturels sauf sur eux-mêmes.

Ce sont donc des individus exténués qui arrivaient à destination, quand ils arrivaient vivants. Ceux qui étaient morts en route, on s’en débarrassait en les faisant enterrer par les vivants. Ensuite, on alignait les rescapés en rangs espacés. On passait entre ces rangs et on les désinfectait en giclant sur tout leur corps avec des pulvérisateurs, du grésil dilué de lait de chaux. Après une telle « purification », on remettait à chacun des employeurs venus pour cela son lot de travailleurs demandé et chacun acheminait son lot de « Mossi » (car tous ceux qui venaient de cette colonie étaient des Mossi pour les locaux) à pied ou par camion sous bonne escorte, tous blafards de chaux et puant le grésil comme des cadavres vivants, vers son chantier ou sa plantation pour une vie de bagnards.

Les archives de l’époque coloniale peuvent témoigner de ces récits dignes des trains de la mort d’Auschwitz. Des récits qui permettent de comprendre le complexe de supériorité des Ivoiriens envers les Burkinabé, les descendants de ces « Mossi » qu’ils appelaient à l’époque « Kanga » (esclaves), car ils avaient de la peine à croire que des gens qu’on traitait ainsi pouvaient être des personnes humaines normales comme eux. Ces récits permettent aussi de comprendre pourquoi « Mossi » est synonyme d’indignité en Côte d’ivoire et pourquoi les défenseurs de la thèse de l’ivoirité tiennent coûte que coûte à assimiler Alassane Ouattara à un « Mossi » pour le disqualifier dans la compétition à la magistrature suprême. Alors, accuser aujourd’hui le Burkina Faso d’ingérence dans les affaires ivoiriennes parce qu’il veut la justice pour ces hommes ou pour leurs héritiers, c’est, indécent, révoltant.

On accuse le Burkina d’avoir formé les rebelles. Mais personne ne se demande pourquoi une armée nationale peut produire autant de déserteurs en temps de paix. On accuse le Burkina d’avoir hébergé les rebelles, alors qu’il ne les pas kidnappés mais qu’il a obéi en cela aux règles internationales en les accueillant parce qu’ils s’y sentaient plus en sécurité. Du reste Laurent Gbagbo lui-même connaît bien ce chemin qu’il a emprunté déjà en 1982 avant de gagner la France muni d’un passeport voltaïque. Dans cette logique, que dire alors de l’Hexagone qui, à défaut d’accueillir toute la misère du monde, héberge les réfugiés politiques de presque tous les pays ?

On accuse le Burkina d’avoir formé les rebelles alors que ceux qu’on montre comme ayant transité par le Burkina passent pour être les soldats les plus aguerris de l’armée ivoirienne, qui ont participé à des missions militaires internationales et qui déjà organisé et réussi un coup d’Etat quelques mois plus tôt. On accuse le Burkina d’avoir fourni des armes (dont des chars et bien d’autres véhicules lourds) mais personne ne fournit les preuves de cette transaction alors que la zone, depuis la guerre du Liberia est particulièrement « surveillée » par diverses instances internationales.

Certes, les Etats ont des intérêts, et pas des amis a dit un grand homme français mais il y a des limites. Et si ces accusations à peine voilées et ces menaces sont le prétexte trouvé par la diplomatie française pour justifier son appui à un régime aux abois qu’elle croit indispensable pour préserver ses intérêts, il y a à craindre que l’on ne soit pas encore sortis de l’ornière.

Une solution globale et définitive peut-elle passer par Gbagbo ?

La France dit avoir consolidé son engagement en Côte d’ivoire avec trois missions selon Dominique de Villepin : « 1. un appui aux autorités démocratiques et légitimement élues. 2. La volonté de préserver l’intégrité et la souveraineté de la Côte d’Ivoire. 3. Un soutien à tous les efforts de médiation régionale ». Ce qui est le plus tangible pour le moment, c’est le sauvetage du régime de Laurent Gbagbo.

Paris clame que Laurent Gbagbo a été élu démocratiquement et légitimement alors que tout le monde connaît les conditions « calamiteuses », selon son propre qualificatif, dans lesquelles cette élection a eu lieu. C’est même curieux de constater que ceuxqu’onaccuse aujourd’hui de le déstabiliser sont ceux qui l’ont soutenu. Blaise Compaoré qui a été pendant des années son plus fidèle soutien politique et financier et Charles Taylor qui a été le premier à reconnaître son élection et à se déplacer à Abidjan pendant que la communauté internationale se demandait encore s’il fallait l’adouber ou pas.

L’isolement dans lequel Gbagbo se retrouve aujourd’hui est la conséquence de son incompétence à diriger la Côte d’Ivoire. En embouchant la trompette de l’ivoirité, le social-démocrate, membre de l’International socialiste qu’il est, ne pouvait pas aboutir à d’autres résultats. Si la France a échoué jusque là à faire comprendre à Gbagbo la nécessité d’une solution politique, elle a peu de chance de réussir à ramener la stabilité et la paix en se rageant à ses côtés. Gbagbo s’est trop compromis avec le système, la politique de l’ivoirté, pour pouvoir y changer quelque chose. Après l’échec de Bédié, de Guéi, qui avaient misé sur cette politique d’exclusion, on attendait autre chose de l’opposant de 30 ans, professeur d’histoire, autre chose qu’une reconduction du tribalo-nationalisme qui a pris racine dans le pays depuis le début de la lutte de succession à Houphouët Boigny.

Les faux fuyants de la diplomatie française

La solution de Chirac qui est de soustraire le président ivoirien à l’influence néfaste des faucons de son entourage pour un sommet de la dernière chance à Paris (Jeune Afrique/L’Intelligent du 16/12/2002) risque d’être un faux fuyant car il lui faudra bien revenir chez lui, au milieu de ces faucons, pour mettre en œuvre les engagements éventuels qui auraient été pris. Et en la matière, Gbagbo a trop compris que les engagements ne lient que ceux qui y croient. Le fait que la rencontre de Bamako entre Gbagbo et Compaoré ait été suivie immédiatement par un appel à la mobilisation générale sous les drapeaux et la signature d’un document controversé et inutile entre les partis politiques, est éloquent.

Au total, l’on constate que pour le moment, le seul gagnant, en plus de Gbagbo (qui bénéficie d’un sursis), c’est le président togolais, le général Gnassingbé Eyadema. Il a réussi à faire de la diversion et à détourner l’attention internationale du processus démocratique dévoyé qui est en cours chez lui et même réussi à arracher un satisfecit de Jacques Chirac qui, selon Jeune Afrique/L’Intelligent, est décidé à lui renvoyer l’ascenseur sous une forme ou une autre, à l’occasion de la présidentielle de 2003. Tout un symbole. Que les Togolais, et tous les ouest-africains apprécieront.

Alain Ki-Zerbo (akizerbo@yahoo.fr),
citoyen burkinabè
Décembre 2002

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