Les héros de l’insurrection populaire : Touorizou Hervé Somé

Bien que résidant aux Etats-Unis d’Amérique où il enseigne, il a toujours été de tous les combats politiques dans son pays. On se rappelle même que la virulence de sa plume a parfois fait monter le mercure au cours des échanges entre forumistes sur Lefaso.net. Touorizou Hervé Somé, puisque c’est de lui qu’il s’agit, s’est ouvert à nous. Grâce à la magie du web, nous avons fait un tour d’horizon de l’actualité en amont et en aval de l’insurrection populaire que le Burkina Faso a connue. Une interview longue mais tout aussi riche avec cet enseignant connu pour « ne pas avoir la langue dans la poche. »
Lefaso.net : Qui est Touorizou Hervé Somé ?
Hervé T. Somé (H.T.S.) : Je suis né le 5 novembre 1963 à Dano, Province du Ioba. Je suis marié, père d’un garçon de 22 ans, d’une fille de 18 ans et de notre tout dernier de 10 ans. J’ai commencé ma carrière dans la fonction publique en 1990 comme professeur certifié de lycée au Burkina et dans mon dernier poste avant d’émigrer aux États- Unis, j’ ai servi en tant que conseiller pédagogique de l’ enseignement secondaire.nJ’ai enseigné l’Introduction au Droit Anglo-Saxon(IDAS) à l’ UFR/Droit de l’ Unité de Ouagadougou d’ octobre 1998 à juin 2002. Je suis enseignant-chercheur à Ripon College, une université d’élite dans la ville où est née le Parti Républicain. Ripon est une petite ville dans le Wisconsin, à 1heure de route de Milwaukee et à deux heures de Chicago et de Madison. Je suis très famille, fidèle en amitié, j’aime la communication directe sans hypocrisie et je dis toujours ce que je pense, j’aime les conversations avec les personnes pas coincées qui ont le sens de l’humour. Je suis catholique pratiquant, actif dans mon église et dans ma communauté. Comme loisirs, j’adore la lecture, je suis un passionné duTae Kwon Do (je prépare mon 3ème Dan), du Jijutsu (art martial des Samouraï et ancêtre du judo) et du footing.Voilà.
Quel est votre parcours ?
J’ai fait l’école primaire de la mission catholique à Dano (Dano- Garçons). Après mon entrée en 6ème, j’ai été orienté au Collège des Frères de Diébougou (maintenant Collège Pierre Koula) que j’ai fréquenté de 1977 à 1981. Après le BEPC, j’ai continué au Lycée Ouezzin Coulibaly pour le second cycle à Bobo où j’ai fait le Bac A4 en 1984. J’entre au Département d’anglais en octobre 1984 pour en sortir avec une maîtrise en littérature anglophone, Option Théâtre en 1988. J’étais classé en tête de liste des 3 sélectionnés (les deux autres étaient Millogo Jean Antoine et Bicaba Homère) dans le département d’anglais pour poursuivre le 3ème cycle en France mais ma bourse a été détournée au niveau de l’ex- Direction de l’Orientation et des Bourses (DOB). Je le dis pour dénoncer les magouilles qui avaient cours dans cette direction dont je suis certainement loin d’être la seule victime. Quand une porte vous est fermée, plusieurs autres restent aussi ouvertes. J’ai donc passé le concours des professeurs certifiés des lycées qu’on venait d’ouvrir en septembre 1989. Après la formation d’une année à l’INSE, je fus intégré comme professeur certifié des lycées en 1990 avec le CAPES. En septembre 1996, je suis reparti à l’école, à l’ENSK comme élève conseiller pédagogique de l’Enseignement secondaire. En 1998, nous sommes affectés au Ministère des Enseignements Secondaire, Supérieur et de la Recherche scientifique, mais sans bureaux, et désœuvrés.
C’est alors que je profite de ce temps d’oisiveté pour préparer une licence en Sociologie de l’Information au Département de Sociologie et d’Anthropologie de l’Université de Ouaga que je termine en 2001. Entre temps, en 2000, j’avais obtenu une bourse Fulbright de six semaines pour un stage de formation à l’Université d’État de New York à Buffalo. Un professeur s’est intéressé à mon projet final que j’avais écrit et m’avait encouragé à déposer ma demande pour le programme de Ph.D. en Social Foundations of Education (Sociologie de l’Éducation et Éducation Internationale Comparée). En 2002 donc, je suis reparti à Buffalo pour la thèse de doctorat que j’ai soutenue en octobre 2006. J’ai écrit ma thèse sur le financement de l’enseignement supérieur en Afrique francophone, notamment, sur les raisons derrière la résistance des étudiants de l‘Université de Ouagadougou au partage des coûts ou cost sharing. Depuis août 2005, j’avais eu un poste à temps plein à Canisius College, une université catholique dirigée par des jésuites à Buffalo. Je prépare actuellement à temps partiel un MBA en Project Management (Gestion des Projets) commencé en été de 2011 et je suis sur mon dernier cours, avec pour date de remise du diplôme en Juin 2015.
Lefaso.net : Vous êtes à mille lieues du pays mais permanemment dans le débat politique, d’où tirez- vous votre inspiration ?
H.T.S. : On n’a pas besoin d’une veine spéciale pour exprimer sa rage contre la direction que les choses prenaient dans notre pays. Notre pays a frôlé le pire. Ce n’est pas une histoire d’être catastrophiste. Quand je pense au fait que la bête a été vaincue si « rapidement », je me convaincs davantage que le peuple est vraiment fort et que quand il se met debout, c’est une vague dont la lame de fond peut emporter une fière montagne. S’il sait toujours se mettre ainsi debout quand il le faut, les dirigeants en viendront à comprendre qu’ils viennent au pouvoir pour servir et non pas pour se servir. Mais au fond, c’est Dieu et les ancêtres qui ont sauvé ce pays. Il est vrai qu’ils avaient élu le camp du peuple. Je suis croyant et je sais qu’ils ont compris nos soupirs, nos peurs. Et le peuple a triomphé de cette ordalie parce qu’il avait raison. Ceux qui se prenaient pour les Goliath sont tombés et se posent toujours la question aujourd’hui de savoir comment cela a pu leur arriver devant le peuple -David qu’ils méprisaient.
La cause était tellement juste que je me suis dit, « tuund tenga yinga, tuund saka kuum » (La patrie ou la mort, nous vaincrons ! en langue nationale mooré, ndlr). C’ est pourquoi je ne séchais jamais devant l’écran de mon ordinateur car ma plume s’abreuve dans l’encrier de la patrie. Et cet encrier ne peut être vide. Ce que j’écris vient de mes viscères. Je m’assois souvent pour réagir de façon anonyme à un écrit pour cinq minutes et me voilà parti pour une heure, et en une heure, je suis à une page, deux pages, même trois pages. Alors, là, il ne me reste plus qu’à ajouter quelques paragraphes avec une introduction et une conclusion comme nos professeurs nous l’ont enseigné pour une bonne argumentation. Et je signe de mon nom pour montrer qu’on ne se cache plus, que le régime de Blaise a dépassé les bornes et bien entendu, le jour de l’accouchement, il n’y a plus de honte ni de peur. L’anonymat a son rôle dans la communauté virtuelle, mais je parie que Blaise tremblait quand il voyait de plus en plus de citoyens agir à visage découvert. Cela l’a aussi affecté psychologiquement au moins. Cela veut dire qu’on n’avait plus peur de « sa mort » qu’il avait le pouvoir de donner et qu’il maniait comme un épouvantail pour tenir son peuple en laisse. Et devant quelqu’un qui ne se pose plus de question de savoir s’il va mourir ou vivre, tu as quelle arme encore puisque c’était sa peur qui faisait toi, ta force ?
En plus du fait qu’on n’a pas besoin d’être une lumière pour crier sa rage contre les agissements du gouvernement, j’aime personnellement écrire. Je voulais être journaliste ou professeur dans ma vie. J’ai choisi la deuxième option après quelque chose que j’ai vécu dans ma vie et qui a été un véritable traumatisme. Déjà à ma 6ème, j’avais été admis dans le comité de rédaction du journal du collège dénommé L’Écho de la Bougouriba. Le dernier numéro de l’année scolaire 1977-1978 a d’ ailleurs été censuré car j’avais produit un article qui n’avait pas plu aux scouts dirigés par Bassono Jean (ancien haut- commissaire du Bazèga) qui était en 3ème à l’époque. Or, ils étaient très puissants à l’école. Si Django, le frère directeur, trouvait que l’article pouvait fâcher les scouts et qu’il ne fallait pas le publier, le directeur de publication, le frère Salvador, l’économe, insistait pour qu’il soit publié. J’y avais dénoncé le fait que certains des scouts les plus avancés faisaient laver leurs habits par les plus jeunes. Je trouvais que c’était de l’esclavage et je voulais dénoncer cela. Mal m’en prit. Finalement, cela a créé une tension vive au plus haut sommet du collège et le journal a été suspendu pour de bon. J’ai reçu des menaces à l’époque, et n’eût été la sagesse de Bassono Jean, j’allais vivre le calvaire. Il m’a protégé pendant le reste de l’année (nous étions déjà en mai). J’ai compris de façon intuitive comment le métier de journaliste pouvait être dangereux, sans avoir les mots pour le formuler à l’époque.
Lefaso.net : Que gagnez- vous en retour ?
H.T.S. : Je gagne beaucoup en retour. Je ne vais pas vous le cacher. Je ne suis pas de ceux qui vous diront qu’ils n’y gagnent rien, dans ce qu’ils font, mais continuent de le faire quand même. Si je n’y gagnais rien, j’allais arrêter parce que je suis un agent émotionnel mais aussi rationnel. Mais ce que je gagne n’est pas matériel. Les écrits que j’ai produits ne jouent pas pour ma promotion professionnelle parce que la production scientifique a ses règles.Et mes écrits n’ont aucune prétention scientifique. Lefaso.net n’est pas un espace où, du reste, il faille utiliser un langage d’initié.
Je répète souvent à mes étudiants qu’un enseignant doit être un agent du changement ; Il n’est pas un distributeur automatique de connaissances désincarnées. Il est celui qui laisse un legs à la génération qui vient, il travaille sur des âmes en agissant sur les émotions et le mental. Un forumiste du camp de Blaise a eu à dire dans un post que j’étais très dangereux pour la jeunesse. J’ai pris cela pour le meilleur compliment parce que, au regard de ce que le pouvoir voulait faire contre le peuple, contre la jeunesse, il fallait expliquer clairement aux jeunes que ce gros fouet que Blaise, le CDP et alliés coupaient, c’était surtout destiné à eux les jeunes, la relève de demain. Le legs dont je parle n’a pas besoin d’être spectaculaire comme une boule de diamant qu’on découvrirait. L’enseignant, sans être un surhomme, doit s’efforcer d’incarner un certain type de citoyen, de se battre pour des valeurs. Ce n’est peut- être pas spécifique à l’enseignant, mais je crois que l’enseignant est un éducateur et son rôle social est de premier plan.On dit souvent que les enseignants parlent trop. Or, c’est le monde qui est peuplé de trop de sottises et l’enseignant se veut le messager, lui à qui on confie ce qu’on a de plus précieux, nos enfants. Voilà pourquoi nous sommes des « bavards » malgré nous. Mais le Verbe est transformateur.
L’enseignant est comme le taon qui pique les gouvernants-bœufs afin qu’ils ne dorment pas sur leurs lauriers, si lauriers il y avait, et afin qu’ils se rappellent toujours que les gouvernants doivent être au service du public et que c’est un service public, le gouvernement, pas un club d’amis, pire, un gang, qui se permettent tout entre eux, et rien pour les autres.
Lefaso.net : Avez-vous des ambitions politiques ?
H.T.S. : Je n’ai pas d’ambitions politiques pour moi- même, j’ai une ambition politique pour mon pays. Mais je me dis qu’il ne faut pas s’asseoir et laisser des aventuriers politiques disposer de notre pays comme ils l’entendent. C’est notre silence qu’ils interprètent comme étant un blanc-seing à leurs agissements. Plus on occupera l’espace public, plus ils sauront qu’on les suit de près et qu’ils doivent rendre compte. Pour moi- même, je m’épanouis très bien dans ma carrière qui me permet d’interagir avec les jeunes par l’enseignement et de contribuer de façon modeste à l’avancée de l’éducation par mes travaux de recherche. L’ambition pour le Burkina, que le Burkina rejoigne franchement le concert des nations démocratiques sans finasser, parce que le monde a changé et nous aussi, on a vu la lumière. Il n’y a pas encore eu un modèle de démocratie achevée mais nous pouvons construire une espèce de démocratie politique, sociale et économique où la justice n’est pas les bâtiments de la cour de justice prompte à embastiller les voleurs de poulets, alors que les gros voleurs se voient dérouler le tapis rouge. La cour de justice doit être plutôt le lieu où la substance du droit est dite.Il n’y a pas de démocratie sans une justice juste.
J’ai publié une opinion sur Lefaso.net où je postulais que la citoyenneté n’est pas un nom mais un verbe qui se conjugue à la forme active. Comment peut-on être un citoyen si on ne s’intéresse pas à la marche de sa société ? La politique est chose trop sérieuse pour la laisser aux seules mains des politiciens de carrière qui ne sont pas toujours les meilleurs en moralité. Mais on aurait tort de croire que tous ceux qui réalisent leur citoyenneté en agissant ont des ambitions politiques au sens où ils ambitionnent d’être présidents, ministres ou députés.
Telle que posée, votre question appelle des précisions de ma part. Voudrait- on dire que tous ceux qui se sont mobilisés pour faire partir Blaise, qui sont blessés et qui ont même perdu la vie avaient des ambitions politiques ? Je doute fort. Cette question pourrait renvoyer à une conception instrumentale de la politique, celle qu’il nous a été donné de voir depuis 1960, avec le court mais riche intermède révolutionnaire entre le 4 août 1983 et le 15 octobre 1987où le pays n’était pas riche, certes, mais où la pauvreté était au moins partagée et l’arrogance, vitupérée et ostracisée. Parler même d’ambitions politiques me projetterait dans le futur et voudrait dire que j’ai agi par calcul aujourd’hui pour préparer un demain politique.
J’ai une conception terre-à- terre de la politique. Tout est politique dans le sens noble du terme, à telle enseigne même que le personnel est politique. Même les décisions personnelles que l’on entreprend ne peuvent pas échapper à cet impérialisme du politique qui pénètre tout et le colonise. Un exemple banal.
Il y a des gens qui aiment le gazon. C’est un choix personnel, allez- vous me dire. Allez à Ouaga 2000 et vous verrez de véritables micro-climats et des piscines sont pleines pendant qu’à quelque 2 kilomètres de là des femmes veillent toute la nuit dans l’attente de récupérer quelques gouttes d’eau d’un robinet qui n’arrête pas de siffler de l’air chaud. Si le riche qui ne peut se passer de sa verdure et de sa piscine pleine et la ménagère qui doit sacrifier son sommeil pour aller à la chasse à l’eau réfléchissent bien, ils verront que leur choix ou leur situation particulière est politique, c’est-à-dire qu’ils sont reliés à la manière dont les affaires publiques sont gérées, organisées et distribuées. Le gazon est vert par un choix personnel mais il a des ramifications politiques. Et il a même pu être vert parce qu’une personne a pu se procurer le pouvoir d’avoir d’abord un terrain viabilisé à Ouaga 2000, d’ avoir du gazon et de le rendre vert en l’arrosant à grande eau, en plus, pas forcément par le vol, mais par exemple en réussissant à l’école qui est aussi le lieu des inégalités. C’est une simple question d’économie politique, ici.
Donc, je n’aurai pas d’ambitions politiques particulières, puisque j’ai toujours été actif dans les grands moments de la vie de ce pays, même si je le fais avec l’« invisibilité » qui correspond mieux à mon tempérament. J’ai toujours été de la politique (non partisane mais active) comme des milliers de burkinabè d’ailleurs. A chaque fois que vous critiquez la vie chère, les nids de poules dans votre six- mètres, que vous revendiquez la justice pour Sankara, Dabo Boukari, Norbert Zongo, Nébié Salifou, etc., n’allez pas loin. C’est la politique comme ça, déjà. Que l’on appartienne à un parti politique ou pas (et j’encourage les jeunes à investir les partis politiques pour apporter le changement alternatif), que l’on appartienne à un syndicat où à une organisation de la société civile à proprement parler, que l’on joue à l’impossible neutre (encore que je n’aime pas ceux qui croient être neutres, ils sont à la limite, très dangereux), on entretient un lien avec le politique.
Je devine, en filigrane, que vous voulez parler de poste électif à travers votre question. Cela me permet d’envoyer une pique à cette façon réductrice de concevoir la politique au Burkina où l’on pense que la politique, c’est pour occuper nécessairement des postes et que le summum bonum de l’engagement politique, c’est d’être conseiller municipal, maire, député ou ministre. Ça fait partie, j’en conviens, mais on peut faire la politique sans occuper un poste électif et autres, et si on fait la politique parce qu’on veut occuper un poste, on fait la politique pour la mauvaise cause et la mauvaise raison. C’est plutôt la politique alimentaire, le belegmtaaba polontiki (En langue nationale mooré, ndlr) qui permet à des politiciens de promettre ce qu’ils ne peuvent pas délivrer, comme promettre de donner du riz à tout le monde (vous connaissez la fameuse anecdote du meeting du RDA à Ouahigouya, mouiwan, mouiwan, c’est –à- dire, « du riz, du riz », que mes petits- fils les Yadsé m’ en excusent !).
Regardez par exemple le Balai Citoyen. Ce n’est pas un parti politique. Mais il a contribué à faire chuter un régime qui est politique. Comment peut- on faire tomber un régime politique sans s’investir dans l’espace public, sans s’inquiéter de la direction dangereuse que le pays a prise, sans se mêler de la manière dont la cité est gérée ? Il est seulement apolitique au sens où il ne vise pas la prise de pouvoir, et n’est sous l’empire d’aucun parti politique, comme d’ ailleurs les syndicats. La politique n’est pas un sale mot, du reste. C’est avoir une vision et un projet pour sa société, même si c’est la politique des partis qui peut souvent conférer à la politique ses lettres d’ignominie, sa laideur, parce qu’elle répudie la morale. Or, on ne peut pas chercher le bien de la majorité en étant un voleur ou un assassin, un repris de justice, même si on a fini de purger sa peine. Du reste, ce n’était même pas dans l’esprit de Machiavel de concevoir la politique comme excluant la morale. Il ne faisait que décrire la réalité d’une Italie fracturée par des principautés. Il ne prescrivait rien, il ne dépeignait que ce qui est sur la table. Nous sommes, pour la plupart, des mauvais interprètes de Machiavel. C’est dommage que les gens en concluent qu’il ne faut pas confondre la politique et la morale. La bonne morale est politique et la bonne politique est morale.
J’ai très peu de patience pour l’injustice et l’arbitraire. Je suis un adepte de la justice sociale parce que tous autant que nous sommes, nous sommes égaux en matière de dignité. Je ne me suis jamais tu devant l’injustice et l’arbitraire, que ce soit dans ma vie de tous les jours comme dans ma carrière. Je me révolte facilement devant les cas d’injustice, d’abus de pouvoir. Quand j’ai commencé ma carrière, je n’étais pas encore titularisé mais je n’avais pas ma langue dans la poche. Je n’étais pas le chouchou de certains proviseurs, surtout ceux qui voulaient se comporter en chefs de village. Quand on cesse d’avoir la flamme de l’engagement citoyen, quand on devient indifférent devant l’arbitraire et l’injustice sociale en croyant protéger sa petite tête, on a cessé d’être un humain. Blaise a donné une nouvelle vie aux Burkinabè qui étaient devenus amorphes. Il nous a réveillés de notre sommeil cataleptique. Il était temps. Nous nous sommes redéfinis comme des citoyens qui aiment leur patrie à tel point que nous acceptons de mourir pour elle. Nous lui sommes reconnaissants au moins pour cela.
Lefaso.net : Comment avez- vous vécu l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 au Burkina Faso ?
H.T.S. : J’aurai rarement senti une joie pareille. La joie, elle était intense, indescriptible. Blaise arrive au pouvoir dans des conditions calamiteuses et effroyables un jeudi soir. Il en est chassé et exit la scène de façon piteuse et pitoyable un jeudi matin au fait. La boucle est bouclée. Et le hasard n’existe pas. Grand moment pédagogique pour ceux qui prennent le pouvoir pour leur chose. Mais en réalité, j’étais convaincu que Blaise avait perdu le pouvoir le mardi 28 octobre déjà, quand j’ai vu la statue de l’homme déboulonnée et trainant à terre à Bobo. J’ai compris que c’était fini pour l’homme. Je crois au mythe ou à la réalité qui veut que Bobo (Bobo Dioulasso la capitale économique du Burkina Faso, ndlr) soit le « Bolibana », le terminus des mauvais présidents qui font souffrir leur peuple.
Le 30 octobre, les choses sont allées tellement vite ! Mais avant, le 29 octobre, j’ai passé presque toute la nuit à Skyper avec des amis à Ouaga. J’ai même passé trois heures sur Skype avec, appelons-le Ousseyni, mon Petit- Fils. Il me racontait au menu toutes les barricades qui s’érigeaient dans les quartiers et cela ne faisait que confirmer ma prémonition que le pouvoir de Blaise était fini comme je l’ai pressenti à la vue de la statue en bronze massif brisé en morceaux. Pour moi, ce n’était plus un symbole. C’était la réalité comme ça. Dans la nuit du 29 au 30 octobre, j’ai eu moins de 4 heures de sommeil mais je me suis levé très léger et très frais. Mon adrénaline m’avait requinqué. Après ma toilette, je jette un coup d’œil sur lefaso.net, c’est mon rituel chaque matin avant d’aller aux cours, et qu’est-ce que je vois déjà ? La photo d’une Assemblée Nationale dévastée. Ça y est. La Bastille était prise. Je ne préconise pas les destructions des biens, mais les biens ne sont pas plus importants que l’avenir de tout un peuple. J’appelle ma femme pour qu’elle vienne constater rapidement les dégâts parce que moi seul je ne pouvais pas vivre cet événement – là. Et je fonce en classe. J’avoue que je ne pouvais pas vraiment me concentrer le 30 pour enseigner puisque je devais suivre les événements heure par heure, sur le net et en appelant des amis au téléphone.
Le lendemain, la contestation s’est poursuivie et Blaise a jeté l’éponge. La chance pour moi, à Wisconsin, ici, c’est que nous sommes à 5 heures derrière le temps GMT si bien que grâce aux journaux en ligne, nous sommes souvent informés plus tôt que ceux qui sont au pays, sauf qu’ il nous manque aussi le contexte, bien évidemment, puisqu’ on ne peut pas tout dire dans les écrits. Très tôt, j’ai envoyé un email collectif à tout le corps professoral de mon université. Ils m’ont beaucoup supporté quand ils ont appris que mon frère a été blessé dans la marche du 28 octobre. Et en classe, j’ai recalibré mes cours pour en faire un cours de citoyenneté sur la nécessité de l’activisme politique et social, avec le Burkina Faso comme exemple vivant. J’ai envoyé un des cours en powerpoint à mon ami Sidi Sidibé à Strasbourg, un autre engagé qui a souvent contribué sur lefaso.net. Et comme les américains ne sont pas très bien informés sur ce qui se passe en Afrique, les étudiants ont aimé. Rien qu’à l’idée qu’un président puisse faire 27 ans au pouvoir, c’est un scandale pour eux. Et quand j’ai présenté les films de Sankara et Blaise et expliqué qui était quoi pour l’autre et finalement ce qui est advenu de Sankara et ce que Blaise a fait de son pouvoir en 27 ans, ils n’avaient aucune sympathie pour ce dernier. En tout, le vendredi 31 octobre, c’était « Journée Portes Ouvertes sur le Burkina Faso » dans mes classes. En général, les américains et les autres africains qu’on rencontre, tu sens un changement dans la manière de te regarder. Je crois que les burkinabè ont reconquis leur dignité gaspillée. On nous prend au sérieux, en tout cas, on nous prend plus au sérieux. Et c’est bon pour l’égo, pas de fausse modestie.
Lefaso.net : Le dénouement est- il à votre goût ? Quel regard portez- vous sur la transition telle qu’elle est conduite ?
H.T.S. : Je ne vois pas le dénouement comme un point final, c’est- à dire, comme juste le départ de Blaise Compaoré. Le dénouement doit être perçu comme un processus qui se déroule sur 12 mois. Ça aurait pu être pire. J’avais dit dans mon article du 23 octobre que si Blaise tue un seul burkinabè, il allait prendre immédiatement l’hélico car son pouvoir serait fini. Il est parti mais j’aurais aimé qu’il soit arrêté, non pour le violenter ni l’humilier (sa chute l’a suffisamment fait et il l’aura cherché), mais pour les besoins de l’enquête parce que des militaires ont tiré sur des burkinabè qui n’ont fait qu’exercer leur droit constitutionnel à la désobéissance civile. Blaise mort dans cette révolte aurait plus gagné que le peuple. Le bourreau pourrait ressembler à une victime. Il y a des circonstances où la mort vaut mieux que l’humiliation, mais son sang aurait sali celui des martyrs et la cause du soulèvement populaire. Dans cette exfiltration, la France en portera la mauvaise conscience. Par principe, ce n’était pas son rôle. Elle s’est mêlée de nos affaires. Blaise n’est pas français et elle ne peut pas aimer Blaise plus que nous ses frères et sœurs, même s’il a détruit la morale dans ce pays, désorganisé son économie et son administration qu’il a politisée à outrance et saccagé son armée qui reste à être reconstruite.
Le peuple burkinabè a pu mettre des institutions de transition en place sans la tutelle des puissances étrangères. Les militaires aussi ont compris qu’on ne peut plus tolérer un régime militaire qui va jouer au messie. Nous les voulons là où ils doivent être : dans les casernes et en train de garder nos frontières et s’occuper de notre sécurité intérieure. C’est déjà beaucoup. Parce que eux, ils agissent militairement comme l’avait dit l’ex- Président Saye Zerbo. Le Lieutenant Colonel Zida a bien fait en lâchant symboliquement le pouvoir arraché de haute lutte par le peuple, même s’ il aurait mieux gagné dans le long terme s’ il n’était pas revenu pour occuper le poste de Premier Ministre, ce qui confine un tantinet à un certain penchant pour le pouvoir. Mais c’était suffisamment bon à prendre, dans l’ ensemble. C’est juste une appréciation personnelle. C’est tout à notre mérite, ce que nous avons eu jusque- là, dans ce processus.
Néanmoins, on peut encore mieux faire. Il ne faut pas qu’on oublie une chose. Blaise Compaoré ayant dirigé ce pays pendant 27 ans ne doit plus être perçu comme un individu mais comme un système. Le disque mou, le MSDOS « virussé » du système Blaise est installé en nous tous, malgré nous. Il faut qu’on travaille à nettoyer le pays du système Blaise Compaoré. La bête est morte mais pas enterrée et attention aux odeurs du corps en décomposition. Ça peut intoxiquer. Ce n’est pas l’individu qui faisait mal au pays. C’est le système qu’il a secrété. En général, la transition a eu du mérite. Regardons le verre comme à moitié plein. Mais force est de constater qu’avec les derniers développements, les responsables de la transition doivent faire attention. Ils ne doivent pas avoir peur des critiques. Sans les critiques, ils vont se perdre parce que quand tu es un lutteur dans l’arène, tu ne peux plus voir lequel des pieds de l’adversaire il faut saisir. C’est nous qui sommes hors de l’arène qui pouvons les guider, et sans frais pour eux. Parler déjà de critique facile n’est pas signe qu’on soit disposé à recevoir de bonne grâce le feedback qu’on renvoie de l’action gouvernementale. Diriger, c’est comme enseigner. Aucun cours ne peut être parfait. Il faut donc éviter d’être sur la défensive quand on attire l’attention sur certaines décisions qui pourraient être le prélude à des dérives graves.
Heureusement que le Président s’est rattrapé dans sa dernière sortie avec la société civile. Nous ne voulons plus les nominations qu’on va être amenées à contester, nous ne voulons plus les investissements publics personnalisés, nous ne voulons plus d’officiels qui voient le moment venu de s’enrichir. Nous voulons une transition frugale pour respecter la lutte de tout le peuple. C’est indécent, c’est immoral et c’est inacceptable parce qu’on reprochait la gabegie à l’ancien régime, et pire, des familles pleurent toujours leurs enfants qui sont tombés en se battant contre un régime qui avait mis les intérêts d’une famille, d’un clan avant ceux des populations.
Nous avons besoin de plus de cohérence, de clairvoyance et de transparence dans l’action gouvernementale. Le Premier Ministre et le Président doivent se concerter d’ abord pour parler d’une même voix en public. Quand ils se contredisent, c’est cacophonique, et ça fait moins crédible. On doit savoir aussi combien un ministre gagne. C’est comme ça, dans les grandes démocraties. Obama touche 400 mille dollars par an et Hollande touche autour de 25 mille euros par mois. C’est notre argent à tous et on a le droit de le savoir. Nous ne voulons pas de ministres ni de députés clochards mais le train de vie de l’état doit refléter la pauvreté de notre pays. Sinon, ce n’est pas de gaieté de cœur que la rue va donner de la voix, avec le risque de donner la fâcheuse impression que la révolution burkinabè est immature et est animée par une jeunesse grincheuse. Ça ne nous honore pas car notre marché en bourse des valeurs de la citoyenneté est haussière.
Sur un autre registre, est-ce qu’il était réellement nécessaire de suspendre des partis qui ont honte même de paraître en public au regard de leur comportement ? Si on les avait suspendus même aux premières heures du soulèvement populaire, cela aurait été justifié parce qu’après tout, ils se sont attaqués à notre constitution et c’est le plus haut crime contre la nation. Mais nous parler d’inclusivité, leur prévoir même dix places dans le CNT pour ensuite les suspendre pour des motifs que tout le monde ne voit pas, c’est un non sequitur. « Pa lebrbeye, rawa ! » Et si les partis sont donc suspendus, que faisaient encore leurs membres dans le CNT ? Des nominations ont donné lieu à des contestations, le gouvernement est revenu sur sa décision. C’est bien de revenir sur sa décision si une erreur a été commise mais en suspendant des partis comme le CDP et l’ADF, on leur a fait un joli coup de pub parce que soudain, ils ressemblaient à des victimes, eux qui ont failli torpiller le peuple. C’est tout à l’honneur du gouvernement d’être flexible et de revenir sur des décisions à problème. Mais quand c’est répétitif, ça sape l’autorité de l’État. Il faut que le gouvernement mette plus de soin dans le type d’hommes et de femmes à nommer.On dit que des nominations ont des relents confessionnels. Si c’est vrai, ce n’est pas un bon précédent parce que le Burkina n’a pas connu de problème religieux grave. Il faut éviter que cela arrive. Et si ce n’est pas vrai, d’ où vient alors la perception que certaines nominations sont motivées par l’appartenance religieuse ? Il faudrait que le gouvernement examine cela sans complaisance. Il ne suffit pas d’écarter ces « bruits » du revers de la main.
Mais une question autrement plus grave qui demeure, c’est la question RSP. J’ai des appréhensions, en toute honnêteté. Il faut que l’on en parle maintenant. On n’a pas besoin d’un régiment entier de 1000 personnes pour garder un président, surtout que la présidence n’est pas située sur une frontière. C’est anachronique. Tant que le RSP sera là, on aura du mal à croire sincèrement que le système Blaise sera démantelé et notre transition sera toujours entre leur main, en réalité. Blaise nous a servi sa démocratie hybride. Il ne faut pas nous donner une transition civile hybride avec l’ombre du RSP qui plane sur tout. Ce n’est pas rassurant. Ce qui est sûr, si on veut être sincère, un Régiment de Sécurité PRÉSIDENTIELLE ne se justifie pas dans une démocratie. La raison de leur réticence (le RSP), c’est l’idée qu’ils vont perdre leurs avantages matériels (les ‘vloppes, les missions) et symboliques (les honneurs, le fait de se voir comme la femme préférée du président, etc.). On peut redéfinir la mission du « RSP » de sorte que la perte de leurs avantages ne soit pas sentie comme une chute. Mais de sorte qu’ils ne soient plus au service d’un individu et qu’ils ne créent pas le sentiment de frustration chez les autres militaires qui ne sont pas moins méritants qu’eux. En tout cas, il faut résoudre la « Question RSP » pas seulement par un changement de sigle tout en préservant la paix sociale et en recyclant les aspects positifs d’un tel corps comme son opérationnalité. Mais opérationnalité pourquoi ? Pour qui ? On peut la redéfinir, cette opérationnalité, la réorienter vers des buts plus collectifs, plus généreux, pas au service d’un homme en tout cas. Hommes et femmes du RSP, vous êtes nos frères et sœurs. Aidez- nous à asseoir une vraie démocratie car vos enfants vont aussi en bénéficier puisque tous vos enfants ne seront pas commandos. Quel réel pouvoir peut avoir un président civil si le RSP est là et n’a pas oublié qui l’a fait et de temps en temps grommelle comme pour dire qu’il est toujours là ? Le dernier mouvement d’humeur m’a beaucoup intrigué et me fait penser que nous ne sommes pas totalement sortis de l’auberge comme on serait amené à le faire. Oiseau de mauvais augure ou pas, en tout cas, j’ai des appréhensions.
Lefaso.net : Au lendemain de l’insurrection il y a eu la guerre des terminologies. Insurrection pour certains, soulèvement populaire pour d’autres, alors qu’un troisième groupe préfère qu’on parle de révolution. Quelle est votre préférence ?
H.T.S. : Qui sommes-nous pour dicter aux gens comment ils doivent désigner leur réalité ? Qu’est-ce que ça peut bien me faire si certains appellent l’Être Suprême, Namwin, Wennaam, Allah, God ou Dieu, etc. ? Ce qui est sûr, nous avons triomphé, le peuple a triomphé. Tant que nous parlons du même signifié, les signifiants ne sont pas très importants. Ici, nous devons éviter de tomber dans le doctrinaire sectaire et le dogmatisme exclusif. Nous avons réussi à nous défaire d’une dictature qui avait des ambitions dynastiques. C’est grâce à la mobilisation verticale et horizontale de notre peuple. Je suis sûr que même si c’était une partie de l’armée qui s’était insurgée contre Blaise, cela n’aurait pas été facile. Elle risquait d’être matée. D’ailleurs, pendant que le régime attendait une armée pour se justifier dans la répression dont il s’était donné les moyens, il a vu apparaître un peuple aux mains nues, des jouvenceaux imberbes et des jouvencelles à peine pubères hurlant leur rage. Quelle justification pouvait- il avoir pour massacrer une population aux mains nues ? Donc, pour moi, la guerre des terminologies est une fausse guerre et une fausse science. Faisons l’économie des querelles byzantines qui nous poussent à chercher à discuter du sexe des anges. Ça me rappelle encore cette guéguerre entre la RDP (Révolution Démocratique et Populaire) et la RNDP (Révolution Nationale Démocratique et Populaire). Ça ressemblait, à s’y méprendre, à une querelle de lycéens ou d’amphi inachevée. Nous n’allons pas répéter le même exercice à productivité nulle. Acceptons donc que les gens désignent les choses comme ils le sentent. Quand on luttait contre Blaise, on ne s’était pas posé des questions quant au nom du bébé quand il serait né de la lutte. Maintenant qu’il est né, notre préoccupation n’est pas le nom, mais de savoir s’il est en bonne santé. Nous ne devons pas oublier l’arbitraire des mots que nous utilisons. Un bon ivrogne qui sait ce qu’il veut, tout sauf du lait, ne s’occupe pas des étiquettes sur la bouteille. C’est le contenu de la bouteille qui le rend high ; c’est ce qui l’intéresse. Qu’est-ce qu’on aurait gagné de plus si une terminologie l’emportait sur les autres ?
Lefaso.net : Comment appréciez-vous la contribution de la presse à ces événements ?
H.T.S. : Je suis fier de la presse burkinabè de façon générale. C’est une presse qui a de la substance. On sentait qu’elle était du côté du peuple, même si elle devait faire attention à ne pas subir les fourches caudines d’un régime qui prend ombrage de toute critique sur sa vision de l’article 37. Il ne faut pas oublier qu’on a vu un juge constitutionnel tué et abandonné sur la voie publique dans un pays qui se targue d’être démocratique. C’est dire que le régime pouvait manier l’épée à tout moment et il fallait être vigilant. Même nous qui sommes à l’étranger et qui ne cachons pas nos sentiments, nous ne devons pas être naïfs. Nous ne sommes pas totalement à l’ abri. Cette presse continue d’accompagner la transition à sa façon en nous permettant de critiquer de temps en temps certains aspects qu’on gagnerait à améliorer. Lefaso.net, en particulier, a joué un très grand rôle dans ce combat patriotique. Une toute petite suggestion. Je trouve que le format actuel des discussions ne permet plus l’interactivité qu’on avait jusqu’ en juin 2014. Si on pouvait revenir à l’ancienne formule où il suffisait de cliquer sur un post pour y répondre, ce serait plus commode.
Pour revenir à la presse en général, que les autorités de la transition sachent que le jour où personne ne va les critiquer, qu’elles sont finies ce jour- là. En tant que membres du gouvernement ou du CNT, vous ne voyez qu’une perspective. La bonne foi ne suffit pas. Nous aussi les « spectateurs » actifs, on ne voit que notre perspective. Acceptez qu’on critique. C’est de la consultation gratuite, parfois de meilleure qualité même que celles des conseillers nommés à ce propos ne peuvent faire car eux, ils ne veulent pas donner de conseils qui fâchent puisqu’ ils sont payés pour ça et peuvent craindre pour leurs postes. Prenez notre perspective et ajoutez- la à la vôtre que nous ne savons pas toujours. Donc, vous devenez plus riches que nous et vous pouvez agir dans un meilleur sens. D’une façon générale, la presse s’acquitte formidablement de son rôle de 4ème pouvoir, sauf une certaine presse parasitaire que personne ne lit mais qui continue à se publier sur du papier glacé, ce qui est inversement proportionnel à sa qualité. Il y a bien sûr une certaine presse d’égout mais de façon générale, la presse, et surtout la presse en ligne qui a mes faveurs pour son don d’ubiquité, sème la bonne graine de l’ éveil politique citoyen qui va de pair avec l’adoucissement des mœurs politiques. La presse a fédéré la communauté des insurgés que nous formions bien avant les 4 Glorieuses, le 28, 29, 30 et 31 octobre. Parce qu’une chose est d’avoir la conscience politique aiguisée et une autre est d’avoir le sens de la mesure car le monde n’est pas construit par les ultras. La presse a très bien joué le rôle de balance entre la nécessité de refuser la dictature familiale et le danger de tomber dans le chaos. Si tout le monde joue sa partition, on ne va pas tomber de Charybde en Scylla, et c’est Blaise qui va maigrir, lui qui nous souhaitait le chaos après lui. La presse bien comprise fait partie de mes héros. Le peuple vous doit une fière chandelle.
Lefaso.net : Quel devrait être le rôle des acteurs de la société civile ?
H.T.S. : Il paraîtrait prétentieux de vouloir donner des leçons aux acteurs de la société civile. Du reste, les acteurs de la société civile n’ont pas attendu de quelconques leçons de quiconque pour mouiller le maillot alors qu’ils auraient pu joindre la meute et manger les quelques miettes qui tombent de la table du Roi Ubu. Je vais donc réaffirmer ici l’évidence : qu’ils jouent toujours leur rôle de société civile. Qu’ils n’oublient pas que la société civile, ce n’est pas la société politique. Qu’elle ne soit pas une société politique à l’intérieur mais seulement habillée des atours trompeurs de la société civile au dehors. On le saura. Ils sont la sentinelle de la tour de garde et on les prend au sérieux parce qu’ils constituent ce tampon entre la sphère privée (les intérêts privés) et le gouvernement (ici même les partis politiques, sont dans le même camp que le gouvernement puisqu’ ils aspirent à remplacer les gouvernants du jour, ils sont de la société politique).
Maintenant j’ai un problème qui apparaît comme une aporie. Les acteurs de la société civile qui entrent dans le gouvernement, fût- il de transition, peuvent donner l’espoir qu’ils vont infléchir les décisions dans le sens qu’ils veulent. Mais en même temps, une fois qu’ils sont dans le gouvernement ou au CNT, sont- ils encore de la société civile, stricto sensu, puisque la société civile, ce n’est pas le gouvernement ni les partis politiques, ni les intérêts privés, et vice versa ? Être acteur de la société civile, ce n’est pas occuper une position figée pour toujours à telle enseigne qu’on est toujours de la société civile même quand on a intégré le gouvernement. On a vu comment Zoumana Traoré de l’USTV a eu « les dents cassées » en entrant dans le gouvernement de Lamizana après la grande grève de décembre 1975. Le pouvoir, c’est aussi l’impuissance. Et le gouvernement, c’est comme une société secrète. Si vous entrez dans la confrérie des sorciers au village, il y a généralement un prix à payer. Donc, que les acteurs de la société civile qui sont entrés dans le gouvernement aujourd’hui, fassent très attention pour ne pas se brûler les ailes. Ils peuvent y perdre leur virginité et leur innocence et même leur crédibilité s’ils n’exercent pas l’auto-réflexion.
Lefaso.net : Si vous aviez à décider de l’avenir du Burkina Faso, quelles seraient vos priorités ?
H.T.S. : Le Burkina Faso est un pays pauvre enclavé. J’entends des gens répéter cette formule insipide que tout est prioritaire, oubliant que c’est la meilleure façon même de ne donner priorité à rien car si tout est prioritaire, alors rien n’est prioritaire non plus, toutes choses étant égales par ailleurs. Par rapport à nos réalités, tout ne peut pas être prioritaire avec le même sens de l’urgence. On n’a pas besoin d’un « Échangeur du Nord » à Ouagadougou avec la même urgence qu’on a besoin d’un forage pour les habitants d’un village sans eau potable avec les maladies hydriques qui sont légion. J’ai lu un article sur Bayiri de Cynthia Benao où elle ne contenait pas sa colère face à une femme de Korgo qui serait morte en couches parce que la pirogue qui devait la transporter à l’autre côté de la rive pour son évacuation à Ouagadougou était hors d’usage. Elle a donc perdu la vie en voulant donner la vie.
L’éducation vient en tête dans mes priorités. Je ne suis pas d’ accord avec le Général Marc Garango quand il disait que l’éducation n’est pas un secteur productif. Le secteur de l’éducation ne fabrique pas des vélos pour qu’on sache exactement combien de vélos ont été fabriqués à la fin de l’année fiscale. Cela complique la définition de la fonction de production de l’éducation mais l’éducation est le secteur le plus productif par excellence. Je suis sûr qu’il en conviendra avec moi aujourd’hui. En 1960, le Ghana et la Corée du Sud étaient au même niveau de développement, cà la différence que la Corée du Sud est dépourvue de ressources naturelles. Aujourd’hui, la Corée du Sud fait partie des 15 nations les plus prospères. Le Ghana est en pleine émergence, comparé à ses pairs africains, mais est bien loin derrière la Corée du Sud. Bien sûr, la Corée du Sud a bénéficié de fonds d’investissements directs massifs mais la qualité de son système éducatif a atteint cette masse critique qui a permis le décollage économique. L’éducation, quand elle est bien faite, sert aussi la démocratie et les droits de l’homme, donc le progrès, et mieux, le développement, pas seulement la croissance. On ne saurait vraiment parler de démocratie sans éducation et sans une éducation réfléchie, pas une éducation-alphabétisation de masse comme ce qui a cours actuellement. Comment peut- on voter si on ne peut pas lire et comprendre le programme politique d’un candidat ? Dans ce cas donc, voter pour le fils ou la fille du village ou voter celui qui me donne à manger et à boire le temps d’une campagne semble être le seul vote de remplacement, puisqu’on pousse le cynisme jusqu’à dire que tous les politiciens sont pareils. On pense souvent que les paysans sont naïfs parce qu’ils ne peuvent pas parler notre patois d’intellectuels. Autant donc que les politiciens paient au moment des élections puisqu’ils vont manger seuls après. Derek Bok disait que si vous croyez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance. J’ai bien l’impression que le Burkina Faso s’essaie à l’ignorance quand j’essaie de regarder l’état triste de nos universités délabrées où les professeurs sont les moins bien payés de la sous- région, où des étudiants viennent occuper des places à 4 heures du matin pour des cours qui commencent à 10 heures, etc. Pourtant, l’éducation sert aussi la cause de la santé dont je m’en vais parler de suite.
La Santé : « Lafi la boumbou ». Un peuple malade ne peut pas produire. En plus, c’est un peuple malheureux. Au Burkina, la santé n’est pas pour tous et cela n’est pas acceptable. La commercialisation de la santé fait que la médecine préventive est un mythe. Les décès dus à une courte maladie sont de plus en plus nombreux et proviennent du fait que les gens n’ont pas les moyens d’écouter leur corps, ou de faire un bilan médical tous les ans, surtout pour les femmes et les hommes d’un certain âge. Tant qu’on peut se lever, on circule, jusqu’au jour où le système n’en peut plus. On te transporte aux urgences pour constater que c’est trop tard. L’une des solutions est qu’on ne peut pas vendre la santé tout comme si c’était même un produit de consommation de luxe. Et en plus, la santé fait partie des nouveaux droits humains, comme le droit de respirer de l’air pur.
La justice : Si vous voulez savoir si un pays est sur la voie viable du développement, jetez aussi un coup d’œil sur sa justice (est-ce que le droit est bien dit pour tout le monde ?), en plus de son système éducatif (la qualité de ce que les enfants apprennent et où finissent les produits de cette école), et si les gens mangent à leur faim et les routes.
Une politique sérieuse des routes
J’ai servi à Nouna dans les années 1990. La seule compagnie qui existait à l’époque, c’était la Transafricaine (une compagnie de transport qui n’avait qu’un véhicule « Rapide » de 22 places), une compagnie très utile. On mettait une heure pour arriver à Koudougou distante de 100 km de Ouaga et pour le reste du trajet, on mettait 10 heures pour faire Koudougou- Dédougou-Nouna longue de 180 km (comme Ouaga- Boromo). Pourtant, c’est une région aux potentialités agricoles indiscutées. A elle seule, cette région pourrait nourrir tout le pays. Cela m’amène à l’agriculture. Mais comment produire si on ne peut même pas évacuer ce que l’on produit ? Il nous faut des routes pour le développement.
L’agriculture
Manger fait partie de la dignité de l’être humain. On ne peut pas être un peuple indépendant et continuer d’importer du riz de Thailande et du Vietnam. On a vite oublié la pénurie de riz dans ces pays qui nous a affectés en 2005. En plus, c’est une fuite folle de devises. Si j’étais à la place des décideurs, je mettrais moins l’accent sur la culture du coton qui n’a pas de bouillie. Si c’est pour avoir un peu de cash, le haricot pourrait bien remplacer le coton, je mettrais même l’accent sur le maïs. Le géant nigérian serait preneur et même s’il y a mévente, on les mangerait ici au pays. On aime le benga et le tô national. Mais là, c’est toucher à une question sensible de l’économie extractive en Afrique. Ce n’est pas pour rien que la SOFITEX ne relève pas du Ministère de l’Agriculture mais directement de la présidence.
Lefaso.net : Un mot de la fin ?
H.T.S. : Il est temps qu’on change cette idée que la politique est du commerce qui se nourrit en fait de déprédations et qu’ on y entre pour améliorer son présent et garantir son avenir et celui de ses enfants, de son clan et de ses amis comme si les autres et leurs enfants avaient moins droit à ce que nous estimons être bien pour nous. C’est pourquoi tant qu’il n’y aura pas une loi sur le délit d’apparence dans ce pays, on n’est pas vraiment au sérieux par rapport à la lutte contre la corruption, à l’enrichissement illicite et à la mauvaise gouvernance. Nous voulons des gens qui soient riches, mais pas en pillant les autres. Ce n’est pas impossible. Seulement c’est la richesse qui va diminuer, encore que personne n’en mourra. Les américains n’ont pas une moralité supérieure aux africains. Ils ont seulement des pratiques institutionnelles qui découragent l’accaparement systématique et malhonnête des ressources par des individus. On n’est pas contre les riches. Moi-même je ne suis pas un fakir et j’aspire à être riche aussi, mais mettons la manière dans nos aspirations. C’est tout ce qu’on demande.
L’homme est presqu’ainsi fait. S’il peut faire certaines choses sans être rappelé à l’ordre, il y a de fortes chances qu’il le fasse puisque cela n’entraîne pas de conséquences. Pensons un peu à comment beaucoup de gens agiraient si on avait cet anneau magique de Gygès qui nous permettait de faire ce que l’on veut sans être vus, donc sans être attrapés et punis. Or, il est clair qu’en laissant faire, on instaure une mentalité de sauve-qui-peut mais malheureusement personne ne pourra se sauver tout seul. Il y a eu beaucoup de croissance au Burkina Faso, je le concède, mais je ne suis pas sûr que le développement ait suivi, encore qu’il faille diviser ces acquis par 27 ans, pour avoir une idée de proportionnalité. On dit souvent que les îlots de prospérité dans une mer de misère, ça n’existe presque pas puisque nous sommes liés en tant que communauté nationale, régionale et même globale. Des fils invisibles nous lient tous.
Je demande aux autorités actuelles et celles qui vont venir après de ne jamais oublier la leçon que le peuple vient d’administrer au pouvoir de la 4ème république et que personne ne veuille ruser avec la démocratie et la justice sociale. Sinon, il nous restera une insurrection, une révolution, ou un soulèvement populaire à faire. Ce gouvernement n’a pas été chassé du pouvoir parce que le chef de l’exécutif s’appelait Blaise Compaoré. C’est par ces actes que le peuple a compris que s’il ne se débarrasse pas de ces gens- là, c’en est fini de lui. C’est par instinct de survie. Donc, les mêmes causes produiront les mêmes effets. Et la meilleure armée, c’est le peuple. Il vaut mieux l’avoir avec soi. Le peuple a droit à sa révolte si les gouvernants oublient que le peuple est le mandant de leur pouvoir. Tu viens au pouvoir, après deux mandats, tu pars. Qu’est-ce qui est même compliqué dans ça ? Le pouvoir qu’ils ont, il ne vient ni de Dieu car c’est un pouvoir temporel ni d’aucune force autre que le peuple, quand le plus souvent ce n’est même pas un pouvoir usurpé par la force de la baïonnette. Même si les dirigeants n’ont pas peur du peuple, qu’ils le respectent au moins. Et s’ils ne veulent pas le respecter, que le peuple les y oblige.
C’est grâce aux impôts de ce peuple – là que nous tous on est ce qu’on est aujourd’hui. Je demande aux dirigeants, actuels comme futurs, de mettre l’intérêt commun au centre de leur préoccupation, de moraliser la vie publique et l’exemple ne vient que d’en- haut. Il y a eu trop d’égoïsme dans ce pays. On a permis à des individus de voler, de piller et même de tuer et on dit que la justice suit son cours. C’est quel élève qui suit toujours son cours et dont on ne voit jamais les cahiers, les devoirs et la moyenne ? Donc, la confiscation des biens dans les mains de quelques individus ajoutée à l’absence de justice nous préparait une forte explosion sociale car la fracture sociale est nette avec cet égoïsme, tout pour moi, pour ma famille et mon futur. Et patatras, ce qui devait arriver, arriva.
Cet égoïsme est allé avec un dérèglement de l’intégrité du burkinabè. Le burkinabè qui était modeste et simple s’est lancé dans certaines façons de vivre au-dessus de ses moyens qui ne peuvent pas nous porter bonheur. Je suis fier de notre jeunesse mais elle n’a pas toujours eu des modèles sains à imiter puisque la valeur de l’homme à un certain temps dans ce pays, c’est ton avoir. On s’en fout de ton être. L’importance de l’effort ? Mais tu penses que le milliardaire d’à côté s’est foulé la rate pour être là où il est ? Qu’importe si tu brûles même ton village pour être riche, c’est toi qu’on va traiter comme un naaba (Roi, dans la tradition moagha, ndlr). On ne s’en sortira pas comme ça en mettant l’avoir au- dessus de l’être. Donc, que nos dirigeants aillent sincèrement à la démocratie et à la moralisation de la vie publique par exemple en commençant à payer aussi l’impôt comme tout citoyen et en se souvenant du fait que le Burkina n’est pas un pays pétrolier. Pourquoi des travailleurs payés au SMIG paieraient l’impôt, alors que des dignitaires qui ont au moins le million ne le font pas ? Nous attendons fortement du gouvernement de transition qu’il nous laisse une loi sur le délit d’apparence car le peuple voit clair maintenant dans la boue, que nos joies et nos douleurs soient partagées. Et que plus rien ne soit comme avant. Très sérieusement.
Entretien réalisé par Cyriaque Paré
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