Jusqu’où le « Pays des hommes intègres » va-t-il se désintégrer ? (10)
C’est devenu un rituel quelque peu ridicule. Désormais, dès qu’une crise émerge en Afrique, il y a afflux, là où ça va mal, d’un tas de gens qui sont sensés apporter des solutions. Les trois rois mages de la Cédéao, les présidents du Ghana, du Nigeria et du Sénégal ont été les premiers à accourir à Ouagadougou.
Compréhensible. Ce sont trois pays membres de la Cédéao dont John Dramani Mahama est l’actuel président. Macky Sall a d’ailleurs été nommé facilitateur de la Cédéao pour la crise burkinabè. Il y a là, aussi, Kadré Désiré Ouédraogo, le président de la Commission de la Cédéao ; d’autant plus normal, là encore, qu’il est une personnalité burkinabè. C’est encore Macky Sall qui a annoncé que son compatriote, le professeur de droit public et ancien ministre des Affaires étrangères, Ibrahima Fall, avait été désigné par le président de l’UEMOA, Thomas Boni Yayi, comme médiateur de l’UEMOA pour le Burkina Faso. Le Togolais Edem Kodjo est l’envoyé de l’UA ; le Cap-Verdien, ex-président, Antonio Mascarenhas Monteiro est celui de l’OIF. En ce qui concerne l’ONU, c’est le Ghanéen Mohamed Ibn Chambas qui gère le dossier ; il est, depuis septembre 2014, l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest. Manquent encore les représentants de l’UE, de l’OCI… La sous-secrétaire d’Etat adjointe US pour l’Afrique, Bisa Williams, a fait également le déplacement dans la capitale burkinabè.
Parmi les « visiteurs » se trouve Mohamed Ould Abdel Aziz, président de la Mauritanie, président en exercice de l’Union africaine (UA) et coordinateur des activités du G5 du Sahel. Arrivé à Ouaga sur la pointe des pieds. « Nous sommes là pour accompagner nos frères burkinabè pour qu’eux-mêmes trouvent une solution qui soit une solution du Burkina aux problèmes du Burkina » a-t-il susurré, refusant de laisser penser que l’UA voulait s’immiscer dans les affaires du pays. C’est qu’elle n’y est pas en odeur de sainteté. Yacouba Isaac Zida et Roch Marc Christian Kaboré, président du MPP, l’ont envoyé aux pelotes avec ses menaces de sanctions (cf. LDD Spécial Week-End 0654/Samedi 8-dimanche 9 novembre 2014).
C’est aussi que les relations entre Nouakchott et Ouaga sont toujours délicates. C’est le ministre d’Etat, chargé des Relations avec les institutions et des Réformes politiques, Bongnessan Arsène Yé qui, le 2 août 2014, a représenté Compaoré à l’investiture du président mauritanien. En 2004, Ouaga avait été accusé d’être impliqué dans la tentative de putsch du 9 août à Nouakchott. Qui disait du Burkina Faso qu’il était « le bras armé de la Libye » et « l’agent du mal libyen » en Afrique de l’Ouest. Les deux pays vont aussi se trouver en « concurrence » lors de la « guerre » du MNLA contre Bamako puis dans le traitement de la « crise malienne ».
Le déplacement d’Abdel Aziz à Ouaga a donc, pour celui-ci, une saveur particulière, plus encore alors qu’il se situe après l’exil de Blaise Compaoré en Côte d’Ivoire. Il s’est agi aussi de réaffirmer la présence de l’UA sur le terrain alors que, de partout, surgissent des « facilitateurs » et autres « médiateurs ». Le ton tranchant de l’UA au lendemain de l’insurrection populaire n’était pas de mise et pouvait apparaître comme une « défense » inappropriée des chefs d’Etat africains qui s’éternisent au pouvoir* et une « accusation » des peuples qui disent « du balai ».
Dans sa déclaration liminaire lors de la réception d’Abdel Aziz, Zida – qui tendance à oublier qu’il n’est qu’un putschiste par défaut et se complait dans le cérémonieux – a fait profil bas : une armée « interpellée par les forces vives de la Nation », qui a « pris ses responsabilités » par « devoir patriotique » pour « préserver l’intérêt supérieur de la Nation » et a organisé « des concertations » en vue d’une « solution consensuelle » pour une « transition politique paisible ». Pour réussir, a-t-il dit, l’armée va avoir « besoin de la communauté internationale » et, en tout premier lieu, de l’UA. Pas un mot sur les sujets qui fâchent.
On notera cependant qu’il veut que « l’expérience burkinabè inspire et permette de faire l’économie des crises sociopolitiques dont nos fragiles nations devraient se passer pour aller définitivement vers la voie du progrès et du développement » ; autrement dit le Burkina Faso doit être à l’Afrique subsaharienne ce que la Tunisie a été au monde arabe : un déclencheur. Ce qui, bien sûr, ne ravira pas toute une flopée de chefs d’Etat africains du troisième âge. Il y a, aussi, dans ce discours, une référence mystérieuse. Zida cite le chancelier prusso-allemand Otto Von Bismarck : « Un pays fait son histoire mais subit sa géographie » (une citation que l’Afrique francophone adore et dont elle fait un usage abusif). Le Burkina Faso veut-il conduire seul la résolution de sa « crise sociopolitique exacerbée par les tentatives de modification de notre Constitution » alors que, du fait de son enclavement, il doit subir la « pression » de ses voisins ?
La Côte d’Ivoire a accueilli le président du Faso démissionnaire ; le Ghana préside la Cédéao ; le Bénin, qui préside l’UEMOA, a fait nommer le Sénégalais Ibrahima Fall comme médiateur ; le Mali, qui n’a toujours pas digéré la médiation de Compaoré, a d’autres chats à fouetter : les prévaricateurs qui ont mis les finances de l’Etat en coupe réglée ; le Niger, qui a ses problèmes, s’efforce de ne pas attirer l’attention. Reste le Togo. Qui doit beaucoup à Blaise mais pourrait voir le port de Lomé retrouver du tonus si le Faso, fâché par la complaisance d’Alassane D. Ouattara à l’égard de l’ex-chef d’Etat, faisait la grimace à celui d’Abidjan. Faure Gnassingbé a fait, ce mardi 11 novembre 2014, le déplacement à Ouaga pour y retrouver Macky Sall et discuter de la transition. Il surprend dans ce rôle. Fils d’un papa putschiste qui s’est éternisé au pouvoir (38 ans) dans des conditions anti-démocratiques et anti-droits de l’homme, Faure, en place depuis avril 2005, peut y rester longtemps, son père ayant fait abolir la limitation du mandat présidentiel et les députés togolais ayant, en juillet dernier, refusé de changer la donne. Pas exactement le profil pour « faciliter » la sortie de crise au Burkina Faso ; mais, pour paraphraser Bismarck : si on peut choisir sa politique, on ne choisit pas ses voisins !
Pour Zida, manifestement, la Cédéao vaut mieux que l’UA ; et c’est donc à Sall et Gnassingbé qu’il a rendu compte des amendements que l’armée entend apporter à la charte proposée par les partis politiques et la société civile (cf. LDD Burkina Faso 0446/Lundi 10 novembre 2014) : un « Conseil national de transition » (plutôt qu’une Assemblée nationale) présidée par un militaire et comprenant 60 membres (au lieu des 90 prévus) soit 15 de l’opposition, 15 de la société civile, 15 de l’armée et 15 de l’ancienne majorité. Il est acté par ailleurs que les projets d’instauration d’un Conseil national de défense et d’une Commission de réconciliation nationale et des réformes soient « supprimés ». Ouaga est à J + 11 après la démission de Blaise Compaoré ; la situation se décante, mais rien n’est encore résolu. Et, surtout, aucun leader n’a encore véritablement émergé au sein de la classe politique. Alors qu’il y a déjà profusion de « facilitateurs » et de « médiateurs ».
* Ben Ali, Moubarak et Kadhafi ont été dégagés de la scène politique africaine en 2011. Mais il reste encore trois présidents
« + 30 » : Guinée équatoriale, Angola et Cameroun, et six présidents « + 20 » : Ouganda, Zimbabwe, Tchad, Soudan, Erythrée, Gambie. Il faut ajouter à cette brochette le Congo où Denis Sassou Nguesso a réalisé deux séjours présidentiels de 13 et 14 ans, soit 27 ans au total, et, bien sûr, le roi du Swaziland qui est sur le trône depuis vingt-huit ans dans le cadre d’une monarchie absolue pour ne pas dire totalitaire. Ce tableau d’honneur fait par ailleurs l’impasse sur les héritiers installés au pouvoir au Gabon, en RDC, au Togo. C’est dire que ce qui vient de se passer au Burkina Faso est perçu comme particulièrement déstabilisant pour un bon paquet de pays membres de l’Union africaine, d’autant plus que là où ça bouge c’est, généralement, à la suite de la mort du titulaire, de crises politiques et sociales plus ou moins graves et de guerres civiles.
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique