Jusqu’où le « Pays des hommes intègres » a-t-il se désintégrer ? (9)
Le cadre est défini. Reste à mettre une photo dans le cadre. Et ce n’est pas le plus simple. Même si tout le monde est « conscient de l’urgence ». Ce sont les mots du préambule de « l’avant-projet de charte de la transition ». 24 articles qui ont tous été adoptés de manière consensuelle par l’AG qui a planché toute la journée du samedi 9 novembre 2014. Une AG composée de tous ceux qui, ayant peur du vide (et plus encore de l’armée), se sont empressés de se retrouver pour définir ce qu’ils pensent être le devenir d’un Burkina Faso nouveau.
C’est, d’abord, un président de la transition : un civil de « bonne moralité » ayant du « charisme », une « bonne notoriété nationale », « reconnu pour son engagement pour la défense des intérêts nationaux », possédant « une parfaite connaissance du fonctionnement des institutions » et « une bonne connaissance des relations internationales », apte à « conduire une nation et à gérer des situations de crise », « n’ayant pas soutenu le régime déchu et plus particulièrement le projet de révision de l’article 37 de la Constitution ». Cet oiseau rare ne pourra pas être « éligible aux élections présidentielle et législatives ». Il va être choisi par « un Collège de désignation » auquel sera soumise une liste de personnalités : trois personnalités par composante, la présélection permettant de ne retenir que trois candidats qui auront alors à passer un oral. Il faudra la majorité absolue pour être nommé président de la transition dès le premier tour ; sinon la majorité simple sera requise. Le débat a porté notamment sur le « verrouillage » de la « charte de la transition » afin que le « président de transition ne la révise pas pour être candidat aux élections à venir ».
Le « Collège de désignation » comprendra quinze représentants des partis politiques, quinze représentants des forces de défense et de sécurité et quinze représentants de la société civile. Mais personne ne dit quels sont les partis politiques représentés et comment se fera la répartition des sièges entre les partis. Pour les forces de défense et de sécurité, ce n’est pas moins problématique compte tenu des tensions qui les ont traversées au lendemain de la démission de Blaise Compaoré. Quant à la « société civile » (quid des syndicats, des religieux, des chefs coutumiers, etc.), je ne sais toujours pas ce que c’est ; pas plus que je ne sais ce qu’est la « communauté internationale », deux concepts à géométrie variable.
Le gouvernement* comprendra au maximum vingt-cinq membres qui doivent être représentatifs de toutes les composantes de la société (« femmes, jeunesse, syndicats et Burkinabè de l’étranger »). Il est établi que les « membres actifs des instances dirigeantes des partis politiques » ne peuvent être ministres de l’Administration territoriale, des Finances, de la Justice, de l’Economie, des Affaires étrangères, des mines, de la Défense et de la Sécurité. Les ministres doivent être, à l’instar du candidat « à la fonction de président de transition », des oiseaux rares : moralité, charisme, notoriété, etc. sans être pour autant « membres de l’organe dirigeant d’un parti politique » à l’exception des « représentants des partis politiques ». Les membres du gouvernement sont, eux aussi, inéligibles aux élections présidentielle et législative « organisées à la fin de la transition ». A noter que la charte évoque par la suite un Premier ministre sans que l’on ne sache rien sur son mode désignation, son profil…**.
Dernière institution : l’Assemblée nationale. 90 membres : 50 % de députés issus des partis politiques ; 50 % issus de la société civile*** ; son président sera élu par ses pairs. Bien évidemment, ce qui va sauver cette Assemblée nationale de transition, c’est que sa « mise en place » est fondée sur « le principe de large inclusion » qui doit être à la politique ce que le principe d’Archimède est à la physique : tout corps politique plongé dans une assemblée politique a un poids politique plus faible que son poids réel !
Seront institués un Conseil de défense et de sécurité nationale et une Commission de la réconciliation nationale et des réformes. Il est même établi que « la communauté internationale accompagne le Burkina Faso tout au long de la période de transition en lui apportant son aide et son soutien politiques et financiers pour une transition démocratique, civile, apaisée et [bien évidemment] inclusive ». La charte est révisable ; la transition est de douze mois à compter de sa validation par le Conseil constitutionnel (elle ne dit rien des autres institutions : Conseil constitutionnel, Conseil économique et social, etc. ; seront-elles mises en sommeil, dissoutes ou maintenues en l’état). Enfin, les Burkinabè de l’étranger vont bénéficier d’un « ministère » mais sont privés de participation aux élections législatives et présidentielle de novembre 2015.
Ce projet de « charte de la transition » est-il viable ? A vouloir ménager la chèvre et le chou, à prôner la démocratie tout en lui tordant les deux bras, à penser « Ouaga » sans prendre en compte le poids politique et social des provinces, en agitant des concepts vides de sens (société civile, communauté internationale, etc.), le « Pays des hommes intègres » risque d’accoucher d’un régime d’exception qui n’aura rien d’exceptionnel. Voilà une insurrection populaire qui prend des allures de révolution raplapla où tout le monde est chef ; enfin, plus exactement, le chef de ce mouvement, on le recherche. Le cadre est défini. Mais il n’y a pas de photo dans le cadre. C’est la raison pour laquelle resurgit celle de Thomas Sankara. Cyril Bensimon, dans Le Monde (daté du samedi 8 novembre 2014), écrivait : « Les enfants de Thomas Sankara tiennent leur victoire et une revanche sur l’Histoire ». Les « enfants de Sankara » ? Plutôt ses orphelins. Ceux qui étaient dans les rues de Ouaga en cette fin octobre 2014 ne savent rien de la révolution sankariste. Ceux qui l’ont vécu sont ceux qui, pour l’essentiel, ont été au pouvoir ces dernières décennies ou ambitionnent de l’être désormais.
De Sankara, icône africaine, pour la génération du 30-31 octobre 2014, il ne reste que le mythe. Mais pas l’enseignement. Moins encore la réalité des années 1983-1987. Conseil de l’Entente, CDR et tout le reste… qui ont tellement formaté la « génération Compaoré » qu’une chape de plomb a été posée sur ces années-là où l’armée était au pouvoir et le minimum démocratique totalement confisqué. Dans L’Humanité de ce matin (10 novembre 2014) – qui ne cesse de se délecter de la chute de « l’autocrate » Blaise Compaoré – le député Alexandre Sankara déclare au sujet de son homonyme : « J’étais fier d’entendre ses slogans, de voir ses posters dans toutes les marches de l’opposition depuis 2011 ». Sauf, bien sûr, que Sankara est mort le 15 octobre 1987, il y vingt-sept ans et qu’il faut en avoir pas loin de cinquante, aujourd’hui, pour avoir vécu, significativement – autrement dit à l’âge adulte – cette époque. Celle d’une révolution menée par des leaders porteurs d’un projet de société et qui ont inventé le Burkina Faso sur les ruines de la Haute-Volta. Où sont les leaders aujourd’hui ? Où est le projet de société ? Il ne reste, pour l’instant, que les ruines !
* A noter qu’à la suite du débat, mené ce lundi 10 novembre 2014, on évoque désormais, « vu l’urgence de la situation », « un réaménagement de l’ancien gouvernement » réduit à moins de 25 membres.
** La version finale de la charte précise cependant que, à l’instar du président et du gouvernement de transition, le premier ministre ne sera pas éligible aux « futures élections qui suivront directement la période de transition »
*** Finalement, il a été proposé 40 sièges pour les partis affiliés au chef de file de l’opposition, 30 sièges pour la société civile, 10 sièges pour les forces armées et 10 sièges pour « les autres partis politiques ». Il était prévu, dans le projet initial, que les membres de l’Assemblée nationale de transition ne puissent pas être candidats aux élections présidentielle et législatives mais cette clause a été supprimée dans le projet final.
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique