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Nelson Mandela : au-delà des hommages retenir les leçons d’un homme politique réaliste (2/2)

Publié le mercredi 11 décembre 2013 à 01h39min

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Nelson Mandela : au-delà des hommages retenir les leçons d’un homme politique réaliste (2/2)

Au cours des deux décennies passées, l’Afrique du Sud a tourné la page de l’apartheid. L’ANC a remporté toutes les élections auxquelles elle a participé. Nelson Mandela a été élu président de la République avant de céder la place, en 1999, à son successeur désigné Thabo Mbeki qui, lui-même, a été remplacé par Jacob Zuma. Beaucoup a été fait ; beaucoup reste à faire.

Quand on revient sur la décennie qui s’écoule de 1990 à 1999, on est étonné par le réalisme de Mandela qui, sortant de prison, considère que ce n’est qu’une étape sur « le long chemin vers la liberté » et qu’il convient de ne rien céder au gouvernement en place qui a décidé de le libérer.

La libération de Mandela n’était pas la libération du peuple sud-africain. C’est le message qu’entendait faire passer le leader de l’ANC qui souhaitait maintenir la pression et militait activement pour que la communauté internationale – impatiente d’investir dans ce nouveau pays « émergent » - ne cède pas sur la question des sanctions économiques.

Le 30 juin 1991, l’apartheid est aboli. Mais son abolition ne permet pas, pour autant, de tirer un trait définitif sur l’histoire raciale de l’Afrique du Sud. Mandela en est conscient. L’ANC ne peut pas construire, seule, la nouvelle Afrique du Sud. La marge de manœuvre est étroite. La radicalisation de ses positions entrainerait rapidement une marginalisation, pouvant aller jusqu’à l’exclusion de la scène politique, du Parti national au profit des ultras du Parti conservateur. Mandela va jouer, alternativement, la carte des discussions et de la négociation d’une part, des manifestations et de la grève générale d’autre part. Objectif : une nouvelle constitution non-raciale et la mise en place d’un gouvernement intérimaire. Le prix Nobel de la paix va récompenser, en 1993, Mandela et Frederik W. De Klerk.

Le 9 mai 1994, Mandela est élu président de la République d’Afrique du Sud et le 11 mai il forme un gouvernement d’unité nationale comprenant des membres de l’ANC, du Parti national (le parti de De Klerk) et de l’Inkatha de Mangosuthu Buthelezi. En 1996, il se réduira à une alliance ANC-Inkatha avant d’être tout ANC.

Ce qui à mes yeux caractérisait Mandela c’était son réalisme. Il a toujours été en adéquation avec son époque. Y compris quand le régime au pouvoir à Pretoria a pris conscience, dès la décennie 1980, que le temps de l’apartheid était révolu dès lors que le monde devenait globalisé et l’économie mondialisée. Il n’est pas certain que Mandela aurait pu « exister » sans De Klerk ; mais il est certain que De Klerk devait « exister », même sans Mandela, les « lois de l’Histoire étant plus fortes que les appareils bureaucratiques » (« Mr De Klerk est allé plus loin que tout autre président nationaliste en prenant de réelles mesures pour normaliser la situation » a déclaré Mandela*).

Au nom de ce réalisme qui a été celui de Mandela, il faut démythifier le mythe et briser l’icône. Non pas que Mandela ne soit pas MANDELA. Mais parce qu’il est irréaliste de laisser penser que la libération d’un seul homme pouvait préfigurer la liberté d’un peuple. Au nom de Mandela, l’Afrique du Sud de Thabo Mbeki et de Jacob Zuma a été intouchable jusqu’à présent. Or, l’Afrique du Sud de ces deux là est bien éloignée de l’idéal affirmé par Mandela : « Je me suis battu contre la domination blanche et je me suis battu contre la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société démocratique et libre au sein de laquelle toutes les personnes vivent ensemble en harmonie et avec des chances égales »*

Mandela avait conscience de l’inanité de son image internationale : « Je regarde les choses avec philosophie, avait-il déclaré à Charles Lambroschini (Le Figaro – 17 juillet 1996). Je constate que les gouvernements occidentaux, qui aujourd’hui déroulent le tapis rouge, sont les mêmes qui hier me traitaient de terroriste ». Mais la médiatisation de « l’homme-légende », comme le qualifiait je ne sais plus quel journaliste français, aura permis à l’Afrique du Sud, en l’espace d’une décennie (1990-1999), de faire un bond en avant considérable que tous les commentateurs pensaient impossible en ce temps-là et dans un si court délai. C’est que Mandela, le réaliste, avait su endosser des habits qui n’étaient pas les siens, politiquement, socialement, diplomatiquement.

Mandela « le rebelle » avait su devenir Mandela le « consensuel ». C’était bon pour l’Afrique du Sud. Quant aux grands leaders de l’ANC, ils ont vite sacrifié leur ligne politique au profit des lignes de crédit ! Le réalisme de Mandela, au lendemain de sa libération et dès son accession au pouvoir, lui fera prendre conscience que l’environnement économique et social en 1990 n’était plus celui de 1960. Son texte de référence était alors la Charte de la Liberté publiée en 1955 qui nationalisait les mines, les industries monopolistiques, les banques et institutions financières. La chance de Mandela (et de l’Afrique du Sud) a été que sa libération est intervenue alors que l’URSS prônait la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev (« Le seul dirigeant au monde qui ait eu le courage de déclarer ouvertement que le système auquel il a consacré sa vie connaît de sérieuses défaillances », dira Mandela - Le Figaro du 22 mars 1990).

Il y a eu concordance des temps sur laquelle le gouvernement De Klerk et Mandela ont su surfer. Marc Burger, alors ambassadeur d’Afrique du Sud à Paris, l’avait dit à Marchés Tropicaux (7 juin 1991) : « Les changements politiques qui s’opèrent actuellement ouvrent des perspectives à l’Afrique du Sud […] C’est pourquoi il convient, aujourd’hui, d’effectuer le bon choix qu’illustrent les pays caractérisés par des systèmes politiques et économiques garantissant la liberté et le choix individuels. Ce sont, en définitive, ces derniers qui, dans les économies de libre entreprise, représentent la démocratie économique et, en outre, l’allocation optimale des facteurs de production. Ici réside l’essentiel : avoir le courage de redécouvrir et d’accepter cette vérité-là, car elle est la condition nécessaire et indispensable à la solution des problèmes de l’Europe de l’Est et de l’Afrique ». Au début de la décennie 1990, le parallèle entre l’évolution des ex-pays socialistes, URSS et Europe de l’Est, et l’évolution du Sud s’imposait ; elle a été oubliée aujourd’hui même si la montée en puissance des mafias économiques et politiques en Russie comme en Afrique du Sud la réimpose plus que jamais.

Le « courage » qu’évoque Burger était, en 1991, celui du gouvernement De Klerk. Il sera, par la suite, celui de Mandela. Ayant accédé au pouvoir, il va mettre en œuvre, contre les syndicats, une politique de privatisation des activités de services (télécoms, transports, etc.) et ne va jamais prendre de décisions économiques sans avoir, auparavant, consulté le « groupe de Brenthurst » qui rassemble les grands patrons sud-africains. « Il est totalement irréaliste de croire qu’au bout de deux années seulement notre gouvernement aurait pu tout changer et que l’économie passerait sous le contrôle de ceux qui ne l’avaient pas : les Noirs, les métis, les Indiens », dira-t-il dans un entretien publié par Le Figaro (17 juillet 1996).

Mandela avait conscience que le chômage endémique (et historique) et le manque d’éducation des populations noires étaient un frein au développement du pays qui, du fait de l’apartheid, avait été maintenu en marge de l’économie mondiale ; du même coup nombre d’entreprises industrielles étaient technologiquement et managérialement obsolètes.

Hélas, dans le même temps, il lui était difficile de s’opposer à un mouvement politico-social basé sur le principe : « Ôte-toi de là que je m’y mette ». Ils y sont. Mais qu’ont fait de l’Afrique du Sud les actuels responsables politiques ? Un pays « émergent » diront les nouvelles « élites » sud-africaines. Quand la population vit encore dans l’espérance de l’idéal « chéri » par Mandela : « Une société démocratique et libre au sein de laquelle toutes les personnes vivent ensemble en harmonie et avec des chances égales ».

* Discours du Cap – 11 février 1990.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche DIplomatique

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