Westgate Mall de Nairobi. Des shebabs venus d’ailleurs utilisant des technologies occidentales.
Le caractère durable de la prise d’otages au sein du Westgate Mall de Nairobi ouvre la porte à tous les fantasmes. Il faut bien occuper le temps qui s’écoule lentement et oblige les « envoyés spéciaux » à ressasser toujours la même information : « Nous n’avons pas d’information précise ». Pas plus que d’images d’ailleurs depuis celles diffusées le samedi, lors de l’évacuation des clients qui ont pu s’échapper. Combien de morts, combien de blessés, combien de terroristes, combien d’otages encore entre leurs mains, que font les Israéliens dans cette affaire… ? Les questions restent sans réponse.
Mais l’information en continu dicte sa loi : il faut bien avoir quelque chose à raconter. Heureusement, les shebabs ont prévu le coup ; et les voilà qui communiquent sur les réseaux sociaux, via leur compte twitter, sur le nombre d’otages encore détenus, sur leur nationalité, sur les armes employées… De quoi ajouter à la confusion dès lors que les autorités kenyanes disent tout et le contraire de tout.
Des terroristes issus d’un des pays les plus pauvres d’Afrique s’en prennent à un des symboles les plus emblématiques des pays riches : un centre commercial ! Ils utilisent non seulement des armes mais aussi les dernières technologies de communication et laissent penser, ainsi, qu’ils s’inscrivent dans un vaste réseau international. Ce qui peut étonner, en la matière, c’est l’étonnement des commentateurs. Plus encore quand ils évoquent la présence au sein du groupe d’attaque de shebabs « occidentaux ». On imagine un Américain, un Suédois ou un Australien quand il s’agit, d’abord, de ressortissants de la diaspora somalienne, ce qui n’est quand même pas la même chose ; mais explique, par ailleurs, que des cadres du mouvement soient aptes à utiliser les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Il y a quelques années, en 2011, Africa Defense Forum (ADF), magazine de l’état-major unifié des Etats-Unis pour l’Afrique, a consacré un article à ces « jeunes hommes originaires des communautés de la diaspora somalienne [qui] s’engagent dans Al-Shebab pour mourir ». Edifiant. La Chambre des représentants des Etats-Unis a d’ailleurs organisé des auditions publiques sur la question des dizaines d’hommes, de nationalité américaine et canadienne, qui sont retournés en Somalie pour rejoindre Al-Shebab. L’effondrement de la Somalie a provoqué un exode massif des populations ; vers le Kenya mais également la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et le Canada.
On estime ainsi que 10 % de la population a quitté le pays. Aux Etats-Unis, la ville de Minneapolis compterait 40.000 Somaliens-Américains. On notera que Minneapolis est la capitale du Minnesota, Etat frontalier de la province de l’Ontario au Canada. Qui compte également une forte communauté somalienne. Or, il semblerait que ces communautés aient des problèmes identitaires et des difficultés d’intégration ayant quitté la Somalie à la fin des années 1980 ou au début des années 1990 dans l’espoir d’un retour rapide qui n’a jamais été possible compte tenu de la détérioration de la situation sur le terrain somalien. C’est vrai plus particulièrement parmi les nouvelles générations qui disent subir l’ostracisme de la société, les lois anti-terroristes étant perçues, d’abord, comme anti-musulmanes.
C’est une aubaine pour les recruteurs qui surfent sur les « conflits identitaires » de ces jeunes hommes qui se disent ostracisés. Les Américains de l’ADF ont reconstitué ce qu’ils appellent « le chemin de la destruction ».
Ce sont des hommes sans profil particulier : des « élèves brillants » ou des « membres de gangs ». Ils ont subi « la prédication des religieux radicaux », ont visionné des « vidéos de You Tube » glorifiant l’action des combattants tels que Omar Hammami et leurs actes terroristes. Des réseaux, dès lors, vont se créer entre ces « jeunes gens désenchantés qui renforcent leurs vues extrémistes et s’encouragent mutuellement à adopter les opinions les plus radicales ». C’est alors qu’entre en jeu le « facilitateur » qui va organiser le voyage vers la Somalie via le Mexique et le Kenya. Les nouvelles recrues rejoindront alors la Somalie par la route. Selon la Commission de la sécurité intérieure de la Chambre des représentants des Etats-Unis, ce sont ainsi plusieurs dizaines de Somaliens-Américains qui ont rejoint les rangs d’Al-Shebab. Pour y combattre mais aussi pour y exercer des postes de responsabilité. Selon David Shinn, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Ethiopie, la majorité des membres du conseil exécutif d’Al-Shebab est composée « d’étrangers ». Des Somaliens de la diaspora mais également des Pakistanais, des Bangladais, des Ouest-Africains (notamment des Nigerians*). ADF souligne cependant que, « en réalité, les jeunes Somaliens-Américains sont davantage utilisés pour leurs compétences en informatique et pour la valeur qu’ils représentent en tant qu’outil de propagande ».
Tout n’est pas simple pour autant sur le terrain somalien. C’est qu’Al-Shebab démarque l’organisation des Talibans en Afghanistan, considérée comme un modèle. Mais les règles talibanes s’opposent parfois à la culture et aux structures claniques somaliennes. Le « djihad mondial » n’est pas l’objectif des chefs de guerre somaliens pour qui le mot d’ordre est : « Somalie d’abord ». Et la diaspora, qui via les transferts de fonds, assure près de la moitié du revenu des populations urbaines somaliennes, se lasse de financer directement ou indirectement un mouvement dont l’idéologie est étrangère aux préoccupations des populations. C’est pourquoi l’ancrage social de ce mouvement est faible ; sa puissance résulte de son armement et de l’emploi de la violence. Selon les Américains, le recrutement d’Al-Shebab a atteint un plus haut en 2008 lorsque les troupes éthiopiennes ont envahi la Somalie pour déloger l’Union des tribunaux islamiques qui y faisait régner la terreur. Depuis, Al-Shebab n’a cessé de perdre du terrain, au Sud, au Centre et au Nord. Sous la pression de la « communauté internationale » mais aussi de l’armée kenyane qui a pris le contrôle des territoires du Sud qui s’étendent de la frontière commune jusqu’au port de Kismaayo. C’était une zone d’ancrage essentielle pour Al-Shebab qui organisait son trafic à partir de ce port sur l’océan Indien.
Le Westgate Mall est une évolution au sein d’Al-Shebab. L’action menée n’a pas visé les troupes « étrangères » présentes en Somalie mais s’inscrit dans ce « djihad mondial » dans lequel il dit être engagé : une cible symbole de l’occidentalisation du Kenya ; un objectif civil** (ce n’est pas une ambassade ou une organisation internationale) au sein duquel ont été sélectionnés, dit-on, les non-musulmans ; un assaut minutieusement préparé (et qui n’est pas sans évoquer les actions menées autrefois par Carlos) ; un souci de mise en place d’un réseau international sous le label « Al-Shebab » ; une utilisation des NTIC : les assaillants ont, tout au long du processus (et sans doute au-delà), gardé la main sur une communication qui a échappé au gouvernement ; une absence totale d’état d’âme : des femmes, des enfants, des personnes âgées ont été les victimes de cet assaut. Une nouvelle page du terrorisme en Afrique vient d’être écrite : ce n’est plus Al-Shebab stricto sensu mais autre chose ; elle ouvre un nouveau chapitre qui risque fort d’être sanglant si les responsables politiques n’assurent pas, dès à présent, leurs responsabilités. Pas sûr qu’au Kenya, Uhuru Kenyatta soit le mieux placé pour assurer cette tâche.
*Je rappelle que Al-Shebab est considéré comme la « couveuse » du groupuscule terroriste Boko Haram. Les Somaliens assurent une formation des cadres de ce mouvement et entretiennent une connexion logistique étroite avec lui (cf. LDD Nigeria 010 et 011/Mardi 9 et Mercredi 10 juillet 2013).
** Selon African Defense Forum (ADF), « dans des enquêtes d’opinion destinées aux musulmans vivant en Grande-Bretagne, 12 % des musulmans âgés de 18 à 24 ans ont déclaré que les attaques terroristes contre des cibles civiles en Grande-Bretagne pourraient être justifiées et 13 % des sondés ont qualifié de « martyrs » ceux qui ont perpétré les attentats à la bombe du 7 juillet 2005 dans le métro de Londres ».
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique