LeFaso.net, l'actualité Burkinabé sur le net
Proverbe du Jour : “Soyez un repère de qualité. Certaines personnes ne sont pas habituées à un environnement où on s’attend à l’excellence.” Steve jobs

Le Brésil prouve que l’émergence ne peut pas être que l’opulence pour les plus riches

Publié le mardi 25 juin 2013 à 18h39min

PARTAGER :                          
Le Brésil prouve que l’émergence ne peut pas être que l’opulence pour les plus riches

Ceux qui connaissent le Brésil savent que ce pays, aussi séduisant soit-il, est parmi les plus inégalitaires du monde. Jusqu’à la caricature. Il suffit de circuler dans Sao Paulo, la plus grande ville du pays (12 millions d’habitants), capitale financière, commerciale et industrielle, pour s’en rendre compte : c’est un univers de nurses, d’écoles privées, de voitures de luxe, de boutiques de marques, de résidences gardées par des hommes armés… tandis que la population est regroupée dans des ghettos insalubres où les services publics sont inexistants.

Inégalitaire socialement ; inégalitaire racialement. A tel point que l’on pourrait parler, paraphrasant Benjamin Disraeli, premier ministre anglais du XIXème siècle, de trois nations brésiliennes : à l’instar de ce qu’était le Royaume uni de la reine Victoria, il y a celle des « Riches » et celle des « Pauvres » ; mais aussi celle des « Noirs »*. On a fait de ce pays celui de la samba, du football et de la violence des favelas, oubliant ce qu’il était : une des toutes premières économies mondiales au sein de laquelle travaillent des légions de « sans droit » et de « sans terre ».

A l’instar de l’Afrique du Sud, son émergence sur la scène mondiale est liée (pour les médias, pour l’Histoire, c’est autre chose) à l’action d’un homme : Luiz Inàcio Lula da Silva, qui l’a présidé du 1er janvier 2003 au 31 décembre 2010, et dont le parcours évoque (dans un contexte très différent) celui de Nelson Mandela. « Emergence », c’est le mot-clé de cette histoire. Le monde occidental s’est enthousiasmé pour un homme qui, sur le papier, avait tout pour déplaire : simple ouvrier sidérurgiste, leader du Parti des Travailleurs, proche des chefs d’Etat populistes d’Amérique du Sud et des Caraïbes.

Mais Lula a surfé sur la mondialisation, l’explosion du secteur minier, l’exploitation des ressources pétrolières de l’offshore profond. Le Brésil est ainsi devenu le « B » des BRICS**, ces pays qui sont les symboles du recentrage de l’économie mondiale. On s’était emballé pour Lula. On va s’emballer pour le Brésil devenu une puissance industrielle mondiale. Illustration de cet emballement : le pays a été attributaire de la prochaine Coupe du monde de football et des Jeux Olympiques 2016.

C’est aussi un Brésilien qui va, à compter du 1er septembre 2013, diriger l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le bras armé de la mondialisation. Roberto Azevedo devient ainsi le premier Brésilien nommé à la tête d’une institution du système de Bretton Woods. A la tête de l’OMC (créée en 1995 pour prendre la suite du GATT, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), il prend la suite d’un Irlandais, d’un Italien, d’un Néo-Zélandais et d’un Thaïlandais (ils ont dirigé l’OMC en duo) et d’un Français (Pascal Lamy). C’est une victoire pour le Sud. La presse française a même dit que c’est le symbole de « la montée en puissance d’un continent, l’Amérique latine, sur la scène internationale et le nouveau poids des pays émergents dans le monde ».

Azevedo est un produit du palais d’Itamaraty (le Quai d’Orsay brésilien) : originaire de Salvador de Bahia, 56 ans, il a rejoint la diplomatie en 1984, a été ambassadeur à Montévidéo et à Washington, chef du département économique du ministère des Affaires étrangères à Brasilia en 2005 avant de rejoindre Genève en 2008 comme ambassadeur du Brésil à l’OMC. Au sein de cette organisation, il s’est notamment illustré dans le combat contre les subventions au coton US et la guerre du sucre. On dit d’Azevedo qu’il est un « bâtisseur de consensus »***.

Antonio Patriota, le ministre brésilien des Affaires étrangères, s’est lui aussi emballé pour cette nomination qui « vient révéler un ordre mondial en transformation dans lequel les pays émergents démontrent leur capacité de direction ». Il ajoute : « Les pays émergents ont démontré leur capacité de leadership qui a bénéficié d’un soutien du monde en développement, mais avec la reconnaissance du monde développé ». Azevedo est plus réservé dans son analyse. On sait que le Brésil n’a pas été, jusqu’à ces dernières années, le meilleur élève de l’économie libérale ; on le taxe même, parfois, de protectionniste au nom de la défense des pays en développement. Azevedo pense qu’il faut une « aide aux pays les plus démunis pour leur permettre de développer leurs exportations et réduire la pauvreté de leur population ». Il dit aussi que « le commerce ne peut pas être un objectif en soi. Il doit se développer de telle manière qu’il améliore les conditions de vie des familles dans le monde réel ».

« Améliorer les conditions de vie des familles dans le monde réel ». C’est effectivement tout le problème. La mondialisation, disait-on à ceux qui étaient disposés à écouter ce discours, va permettre à tous les pays d’accéder a l’opulence dès lors qu’ils libéralisent et globalisent. La mondialisation allait libérer les énergies créatrices des populations. « Emergence » est devenu le mot d’ordre des « sous-développés ». A la fin du XXème siècle, le modèle c’était les « dragons d’Asie » ; en ce début de XXIème siècle, c’est « l’émergence » et le plus crédible des pays émergents est le Brésil. Sans doute parce que, parmi les BRICS, il est le plus « européen » de par la composition de sa population (pas seulement d’origine portugaise, le Brésil a été une terre d’accueil pour de nombreux migrants européens dont, notamment, le père – d’origine bulgare – de l’actuelle présidente Dilma Yousseff qui a tropicalisé son nom). Sans doute aussi parce que l’émergence du Brésil s’est affirmée sous le leadership d’un homme d’exception : le président Lula ; un homme de gauche dont l’idéologie avait encore quelques relents
révolutionnaires.

Le Brésil est donc la vitrine de la « mondialisation » : ce « capitalisme démocratique » dont avait rêvé Margaret Thatcher, la mère du libéralisme économique comme mode de production politique (le père étant Ronald Reagan) : un système économique régi par un ensemble de vertus individuelles morales et sociales pour « réduire les souffrances des uns tout en augmentant la prospérité des autres ». Pas un rêve ; un mirage. Le Brésil est miné par la corruption (y compris au sein du Parti des travailleurs) ; une corruption alimentée par la multiplication des chantiers et des projets. L’Etat a perdu la main et les services publics sont devenus des rentes de situation pour des investisseurs privés. Résultat : depuis plusieurs jours, les Brésiliens sont descendus dans la rue. Pas les « sans droit », pas les « sans terre ».

Des cadres, des étudiants, des jeunes, des diplômés, des urbains, des intellectuels…, ceux qui devaient être les enfants chéris de « l’émergence ». Jamais le Brésil n’avait connu une telle mobilisation populaire. Ils veulent plus d’Etat, et un Etat sans corrompus. Ils veulent plus de services publics et des services publics à un prix… public et non pas privé. Ils ne veulent pas que l’émergence ne soit que l’opulence pour les plus riches. Emergence. Emergency. L’illusion d’un « capitalisme démocratique » est morte, une fois encore, cette semaine, à Rio de Janeiro, Sao Paulo et partout ailleurs au Brésil.

* Benjamin Disraeli, premier ministre de la reine Victoria, a été l’auteur, en 1845, de « Sybil of the Two Nations » dans lequel
il décrit le Royaume uni non pas comme « One Nation » mais l’agrégat de deux nations : les « Riches » et les « Pauvres ».

** Aux côtés du Brésil, les BRICS regroupent la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud (South Africa).

*** Le consensus, porté aux nues dans les organisations internationales, n’a pas toujours été considéré comme la meilleure des choses. Le président guyanais Forbes Burnham, lors du sommet du Commonwealth à Melbourne (1981), l’avait qualifié comme « quelque chose qu’on a quand on ne peut obtenir un accord ». Margaret Thatcher, quand elle était premier ministre, disait que c’est « une chose en laquelle personne ne croit, mais à laquelle personne n’a rien à redire ».

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

PARTAGER :                              
 LeFaso TV
 Articles de la même rubrique