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Sayouba Traoré : « On peut casser un pays, tout en étant de bonne foi »

Publié le mardi 11 juin 2013 à 13h07min

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Sayouba Traoré : « On peut casser un pays, tout en étant de bonne foi »

Avec son émission « Le coq chante » et sa « chronique agriculture », c’est une des voix les plus familières des auditeurs de Radio France Internationale (RFI). Venu au journalisme de manière fortuite comme il le dit, Sayouba Traoré promène son micro dans les campagnes africaines pour offrir une tribune d’expression aux paysans, eux qui représentent plus de la majorité de la population dans les pays africains, mais qu’on entend le moins.

Originaire de Bingo, un quartier de Ouahigouya, Sayouba Traoré est un pur « Yadga », un sous-groupe de la grande famille des Moosse, connu pour le franc-parler de ses membres. Chez les « Yadcés » (pluriel de Yadga), quand on a quelque chose à dire, on le dit publiquement, devant tout le monde. Celui qui murmure, c’est qu’il a quelque chose à cacher. Là-bas, on abhorre le rusé, l’homme sans parole qui roule les autres dans la farine. « Dire d’un homme qu’il est un menteur, c’est pratiquement le condamner à la mort sociale », explique Sayouba, Traoré, une figure bien connue de la diaspora burkinabè en France.

Dans l’interview qu’il nous a accordée, il revient sur son parcours scolaire et professionnel, s’exprime sur les difficultés auxquelles fait face le monde rural africain et en citoyen informé, prend position sur les sujets qui défraient la chronique dans son pays d’origine.
Sans langue de bois. Evidemment !

Lefaso.net : Qui est Sayouba Traoré ?

Sayouba Traoré(ST) : Je porte le nom Traoré, mais à l’origine, je suis un Ouédraogo et c’est ce qui est mentionné sur ce qu’on appelle un certificat d’individualité que l’administration nous a délivrés. Notre famille est honorablement connue dans le quartier Bingo à Ouahigouya. Mon grand-père est Traoré mais tous ses autres frères sont des Ouédraogo !

Il ne faut pas oublier qu’à un moment donné, le nord du Burkina a appartenu au Mali, et il y a eu des échanges. En remontant plus loin dans l’histoire, Naaba Kango, le fondateur de l’empire de Ouahigouya a été obligé de faire un détour par Ségou au Mali, pour conquérir son pouvoir. Il y a même un quartier qui s’appelle « Bobossin », c’est-à-dire le quartier des « Bobos ». Le syndicaliste Adama Touré est de la famille royale, donc il n’y a pas plus Ouédraogo que lui ! Ouahigouya est une ville cosmopolite et il y a une osmose entre les peuples qui y vivent. On y rencontre des Bissas, des Gourmantchés, etc., qui portent le nom Traoré.

Dans le temps, quand on recrutait les gens à Ouahigouya pour aller à l’école, c’était pour les inscrire à l’école Terrasson de Fougères à Bamako ; les troupes, c’était pour le camp militaire de Kati et pour les travaux agricoles, il y avait Matourkou, mais aussi l’école de formation de Katibougou au Mali. Pendant longtemps, le premier député qui a été élu à Ouahigouya s’appelle Filly Dabo Sissoko, un Malien ! C’est notre histoire et on ne peut pas occulter ça.

Lefaso.net : C’est donc dans cette ville burkinabè et malienne que vous avez commencé votre scolarité…

S.T : Exact ! Je suis allé à l’école en 1960, année charnière, celle de l’indépendance de notre pays. En 1966, on suivait à la radio les évènements qui se déroulaient à Ouagadougou [NDLR : Grèves syndicales qui allaient déboucher sur le soulèvement populaire de janvier 1966 et la chute de Maurice Yaméogo] et pour nous, les grèves, c’était des occasions de recréation parce qu’on ne savait pas ce qu’elles signifiaient exactement. On entendait le président Maurice Yaméogo dire à la radio en mooré, « Le sang va couler à Ouagadougou, c’est Joseph Ouédraogo qui a provoqué tout ça ». Entre nous, on répétait ses propos sans savoir ce qu’ils impliquaient.

J’ai ensuite fait le collège protestant de Ouagadougou à Tanghin, et dans ma promotion, il y a des noms aujourd’hui illustres comme l’actuel Mogho-Naaba , à l’époque chef de Nobéré ; on n’était pas dans la même classe, mais c’est la même promotion ; il y avait aussi Sigué Vincent qu’on appelait Coplan, un peu comme le James Bond français [NDLR : Sigué Vincent était le garde du corps de Thomas Sankara ; très craint sous la révolution, il a été arrêté et assassiné après le 15 octobre 1987 alors qu’il tentait de gagner le Ghana] ; Sap Olympique le footballeur, etc. A l’époque, on enviait les élèves du Prytanée militaire du Kadiogo (PMK), parce qu’avec leur tenue impeccable, les filles tombaient facilement dans leurs bras. On était jaloux !

Quand je suis arrivé à l’Université de Ouagadougou en 1976, j’ai eu la chance de rencontrer des professeurs très formidables qui m’ont beaucoup marqué, comme Jean-Baptiste Kientega, Georges Madièga, Annie Dupérey, l’épouse de Georges Madièga, Mme Kambou, qui était la plus jeune des professeurs …

Nous n’avions pas les outils d’aujourd’hui, avoir une calculatrice, c’était être à la pointe du progrès, n’en parlons pas d’ordinateur ! Mais les professeurs nous donnaient de bonnes méthodes pour travailler et nous apprenaient à travailler. Ces méthodes de travail me servent encore aujourd’hui dans mon métier de journaliste, et parfois, quand je lis des papiers dans certains journaux, je vois bien qu’il manque quelque chose aux auteurs.

Lefaso.net : Vous vous inscrivez en Lettres modernes, option Archéologie. Pourquoi ce choix ?

S.T : J’avais de bonnes notes dans cette matière et on m’y a orienté, c’est tout. Il y avait Thiam Lindou, qui a été ministre sous la révolution, aujourd’hui décédé, Millogo Antoine qui est resté dans l’archéologie puisqu’il enseigne actuellement l’archéologie à l’université de Ouagadougou. Le site de Pobé Mingao, vers Titao qu’on cherche à classer aujourd’hui Patrimoine mondial de l’Unesco, c’est lui qui l’a prospecté, comme Madièga et Kienthega l’ont fait pour Les ruines de Loropéni.

Après, je suis venu en France pour poursuivre des études en Histoire économique et me suis retrouvé à faire de l’Histoire diplomatique. Nous avions l’inscription, le billet d’avion et patatras, il y a eu le coup d’Etat de Saye Zerbo en novembre 1980. Nous avions évidemment une bourse nationale, car qui pouvait compter sur la famille pour financer des études en France ? Mon père était maçon et ma mère ménagère comme on dit.

Je me demande aujourd’hui comment font ceux qui envoient leurs enfants étudier sans bourse en France, parce qu’avec un salaire burkinabè, c’est impossible. Je vis et travaille en France depuis des années, je connais le niveau de vie et je ne sais pas comment on peut financer les études de son ou ses enfant(s) avec un salaire burkinabè ! Il faudrait qu’on m’explique un jour ce mystère.

Après le coup d’Etat, nous sommes restés bloqués à Ouagadougou et c’est finalement en février 1981 que nous sommes arrivés en France, c’est-à-dire cinq mois après la rentrée académique. Pour certains, c’était une année blanche pendant que d’autres dont moi, ont pu s’inscrire. J’étais à Paris I Panthéon et c’est là que j’ai obtenu le Diplôme d’études approfondies (DEA) avant de m’inscrire en Doctorat.

En août 1983, c’est l’avènement de la révolution. En 1984, on apprend qu’il y a une tentative de coup d’état, et parmi ceux qui sont arrêtés, il y a un parent à moi et un ami aussi. Ceux qui me connaissent savent de qui il s’agit. Personnellement, j’ai très mal vécu ces moments parce que le parent en question est né handicapé de la main, donc incapable de tenir un fusil. Comment peut-il faire un putsch avec un tel handicap ? Il aurait été dit, qu’on l’aurait vu à Dakar où il serait venu s’entretenir avec des gens. Mais tout ça, c’est faux parce qu’il était chez moi à Fessart, et je l’ai accompagné à l’aéroport pour qu’il prenne son vol Air Afrique et ça n’a rien à voir avec Dakar.

Y avait-il une relation de cause à effets ? Toujours est-il que je me suis retrouvé sans bourse et au centre d’une affaire qui me dépassait de très loin en tant qu’étudiant, et dans laquelle je risquais ma vie d’autant qu’on était dans un pouvoir d’exception.

Je n’ai donc pas pu faire mon Doctorat et aujourd’hui, je n’ai qu’un DEA, mais est-ce qu’on peut m’évaluer à partir du diplôme ? Non ! Je fais un travail qui me plait, j’anime des émissions, je participe à des colloques internationaux et partout où je suis passé, je me suis tiré d’affaires. Je n’ai donc aucun complexe par rapport au Doctorat !

Lefaso.net : Vous auriez-pu être enseignant, mais vous avez décidé de faire du journalisme. Pourquoi le choix de ce métier ?

S.T :C’est un métier qui m’a toujours passionné, mais je suis devenu journaliste d’une manière tout à fait fortuite. J’ai accompagné quelqu’un à RFI qui y allait pour présenter son film, et quelque temps après, de fil en aiguille, on m’a demandé si je voulais faire de la radio. J’ai dit oui. A l’époque, il y a avait le service de Coopération où on faisait des émissions clé en main pour les radios africaines qui les diffusaient, et c’est par là que je suis entré dans le journalisme en 1987.

J’ai commencé par une émission qui s’appelait « Sylva » et qui traitait de la sylviculture en Afrique, puis j’ai participé à plusieurs émissions : « Temps présents » où on produisait des modules non datés qu’on pouvait diffuser à tout moment ; « Haute tension », une émission sur la jeunesse africaine qui était diffusée à Radio Ouaga ; « Femme à la Une » consacrée à l’émancipation des femmes. Par la suite, on m’a confié une émission qui s’appelait « Question d’économie ». Mais à chaque nouvelle grille de rentrée, je proposais toujours une émission sur le monde rural. Je suis né en ville, mais c’est au village que j’ai vécu, et pendant les grandes vacances, je cultivais, ce qui m’a permis de vivre ce que les paysans enduraient et continuent d’ailleurs d’endurer aujourd’hui.

Je voulais donc faire une émission sur le monde rural car je trouvais anormal que 85% de la population soit ignoré des médias. On interroge les ministres, les directeurs, les professeurs d’université, mais on ne va pas dans les villages interviewer les paysans.

En 2003-2004, j’ai proposé une émission « Le coq chante », j’ai fait un pilote que ma hiérarchie a accepté, on a fait une écoute collective, puis apporté des ajustements, et au début, l’émission était diffusé à 4 heures du matin, ce qui n’est pas une bonne plage horaire. Mais bizarrement, des gens veillaient pour l’écouter et quand on a fait des mesures d’audience, on a découvert que l’émission intéressait les gens. Elle a été donc programmée le samedi matin, ce qui était tôt pour les citadins, mais pas pour les paysans qui se lèvent tôt. De 19 mn au début, l’émission dure maintenant 30 mn. En plus de l’émission « Le coq chante », je fais une chronique agriculture, qui est en fait une récupération des rushes, des heures d’enregistrement durant mes séjours dans les campagnes.

Pourquoi vous intéressez-vous particulièrement au monde rural ?

S.T : Si je m’intéresse au monde rural, c’est pour une raison simple : Que valons-nous si nous n’arrivons pas à manger à notre faim, à produire et nourrir la population africaine ? J’ai vu des coins en Afrique où il y a 32% de malnutrition infantile, sachant qu’à 3%, c’est considéré comme une situation alarmante ! Sans parler des 30% des adultes qui sont anémiés ou ces millions de gens qui sont chroniquement carencés. De quoi se nourrit la majorité de la population africaine en Afrique ? De la nourriture basique, quelques fruits, la viande deux ou trois fois par an ; on ne peut pas parler d’aliments complets !

Le tô sauce feuilles, ce que les jeunes appellent MKZ, le « Mankoeingue zeido » (sauce à base de farine de gombo) matin midi et soir, que peut-on en retirer ? Les plus exposées sont les femmes. La maternité les fatigue, elles vont aux champs avec le mari, mais le soir, pendant que monsieur se repose, elles travaillent toujours. Elles vont chercher l’eau, parfois boueuse et porteuse de maladies, et le bois pour cuire le repas.

Mais c’est un travail qui est minimisé ; il est courant d’entendre un fonctionnaire à Ouaga dire que sa femme ne fait rien, mais Dieu seul sait que durant toute la journée, elle fait des choses ! Ce n’est pas rien de s’occuper d’une famille et je suis certain que si on confie la gestion d’une famille à un homme à Ouaga, on s’en amuserait beaucoup !

Travaillant sans arrêt, affaiblie, mal nourrie, quand la femme rurale tombe malade, son organisme n’est pas armé pour y faire face ; je ne suis pas médecin, mais quand on met tant de charges sur un organisme, on ne peut pas s’en sortir.

On me dit qu’on a fait des échangeurs, que la capitale est propre, je veux bien, mais à 10km de la capitale, des gens meurent par manque d’aspirine ! Où est l’émergence ?

Des gens m’ont reproché de faire des interviews en campagne sur le ton de la rigolade ; mais ce n’est pas possible de faire autrement quand on a en face de soi des gens en situation de détresse totale ! Si je ne procède pas de cette façon, je risque de sombrer avec ces gens qui sont dans des situations sans issue et qui n’ont personne auprès de qui solliciter un soutien. Il y a des situations dans les campagnes qui ne se racontent pas !

Lefaso.net : Vous qui parcourez les campagnes africaines, que vous disent les paysans ?

S.T : Des choses simples. Si nous nous sommes saignés à blanc pour envoyer nos enfants à l’école, ce n’est pas pour qu’ils viennent après nous marcher sur la tête, mais pour nous aider. Nous autres lettrés, on prend un air de supériorité devant les paysans alors que sans eux, on ne serait pas allé à l’école !

Regardez autour de nous ; à deux ou trois générations près, nous sommes tous fils et filles de paysans et nous leur devons ce que nous sommes devenus aujourd’hui. En retour, que faisons-nous ? Savez-vous qu’à Ouaga, le mot paysan ou villageois est une injure ? D’ailleurs, pour se moquer de quelqu’un, les jeunes disent « directement venu de la campagne ». Vous rendez-vous compte ? La catégorie sociale qui nous nourrit est méprisée. Je n’invente rien !

Ce que j’entends aussi, c’est qu’ils n’ont pas peur de travailler, mais ont besoin d’être aidés face au changement climatique et veulent comprendre certaines lois modernes que l’Etat leur impose. Le paysan burkinabè a d’autres pratiques et des savoir-faire qui n’ont rien à voir avec le droit foncier moderne. Lui, ne connaît pas le droit moderne, mais les lettrés connaissent le droit coutumier ; qui ne connaît pas la coutume dans son village ? Ignorer cela, équivaut à une démission, voire une trahison de ce que nous devons à l’égard de nos paysans. Pourquoi ne les écoute-t-on pas réellement ?

Lefaso.net : Il y a les journées nationales du paysan où ils ont l’occasion de s’exprimer…

S.T : Vous plaisantez ? Les délégations sont sélectionnées par région et pensez-vous sincèrement que c’est le paysan Gomdaogo qu’on va aller chercher pour rencontrer le président ? Les paysans sont bien là pour la photo, mais ce n’est pas eux qui parlent au président.

Lefaso.net : D’après vous, pourquoi les pays africains n’arrivent pas à assurer ni l’autosuffisance alimentaire, ni sécurité alimentaire et que nous sommes le continent le plus affamé ?

S.T : L’autosuffisance alimentaire veut dire qu’on produit tout ce dont on a besoin et qu’on importe rien ; la sécurité alimentaire signifie que tout le monde mange à sa faim, soit parce qu’on a produit, soit on a acheté ce dont on a besoin.

Avant de charger les politiciens, il faut que je les dédouane un peu ; parce que le métier de journaliste a une double face. Quand quelqu’un a tort, notre métier nous autorise à lui dire qu’il a tort, et quand il a raison, nous avons obligation de dire qu’il a raison. On ne peut pas demander des miracles à nos Etats.

L’Union africaine a demandé aux Etats d’affecter 10% de leur budget à l’agriculture. Mais franchement, que peut-on faire avec 10% du budget d’un pays PPTE ? (Pays pauvre très endetté). Nos chefs d’Etat ont beau avoir l’envie et la volonté de faire, ils ont les mains liées par les programmes d’ajustement structurels. Mais dites-moi, en dehors de l’Etat, qui peut aider les gens en Afrique ? On parle de décentralisation, de communautés rurales, de communauté de communes, etc., mais si vous mettez 30 villages pauvres ensemble, ça fait 30 villages pauvres !

Quand j’étais jeune, il y avait des encadreurs ruraux dans les villages, mais on ne les voit plus. Qui va alors sensibiliser les paysans aux nouvelles méthodes, sachant que les terres sont dégradées et que les paysans n’ont pas d’argent pour acheter les engrais ? On me dit que le Japon vient, parait-il, de nous donner des milliards de F CFA dans le cadre du TICADV, mais c’est une aide liée ; je te donne de l’argent et tu achètes mes produits ; c’est aussi simple que ça ! Non, il faut que l’Etat retourne dans les champs, c’est obligé.

Que peuvent bien faire un ministre de l’Agriculture et ses directeurs régionaux, provinciaux s’il n’y a pas de techniciens auprès des paysans ? Il faut que les instances internationales laissent nos Etats libres pour qu’ils s’occupent de l’alimentation car la souveraineté alimentaire est plus importante que tout. Il y a la sécurité par l’armée et il y a aussi la sécurité par la daba ; si on n’a pas mangé, on peut avoir les meilleurs soldats, ça ne marchera pas.

Lefaso.net : Est-ce que la sécurité ou souveraineté alimentaire a jamais été la priorité des gouvernements africains ?

S.T : Je conteste le bien-fondé même de la question. Il ne faut pas laisser croire qu’ils ne s’en préoccupent pas. Ce n’est pas vrai parce que je les entends et je les vois dans les champs. Savez-vous que le ministre de l’Agriculture fait au moins cinq tournées pendant la campagne agricole dans toutes les 45 provinces ? Appliquent-ils pour autant la bonne politique ? On peut en débattre.

Lefaso.net : Pourquoi les paysans ne protestent pas bruyamment dans les rues ?

S.T : Parce que, pour l’instant, ils n’ont pas conscience qu’ils représentent une force ! Le paysan connait son village, son chef de village et ne se sent pas faisant partie d’une classe sociale compacte composée de millions de gens. Le jour où ils auront cette conscience et se révolteront, nous allons oublier l’article 37, le sénat et tous débats bizarres qui nous occupent actuellement

Lefaso.net : Depuis des années, on parle de mécanisation de l’agriculture. On a même acheté des tracteurs pour les producteurs même si, manifestement, ils ne sont pas allés aux vrais destinataires Peut-on dire qu’au moins 70% des paysans burkinabè possèdent la charrue ?

S.T : Non, ceux qui possèdent une charrue ne représentent pas du tout 70% des paysans ! Des efforts avaient été faits au moment des Organismes régionaux de développement (ORD) dans les pays francophones, mais aujourd’hui, il n’y a que le Bénin qui a gardé la coopérative béninoise de matériels agricole ; toutes les autres coopératives se sont effondrées. L’explication vient du fait que cette politique de promotion de la culture attelée a été conçue dans le cadre d’un projet, c’est-à-dire, pour une durée déterminée. Quand le projet a été réalisé, tout s’est arrêté. Les gouvernements n’ont pas été capables de concevoir et conduire une politique de long terme sur ce point, parce qu’ils n’ont pas les moyens et je me demande si ce projet avait été bien pensé. Tout ce que je sais, c’est que la culture attelée a fait flop.

Quand aux tracteurs, soyons sérieux, un paysan burkinabè a tout au plus 2 ou 3 hectares, mais pour rentabiliser un tracteur, il faut de vastes étendues de terre. Il faut donc que les paysans acceptent de mettre en commun leurs champs pour rentabiliser l’investissement que représente l’achat d’un tracteur. Avec un tracteur, on laboure 2 ha en 20 mn, et après, qu’en fait-on ? C’est l’investissement le plus idiot qui soit ; c’est comme si on utilisait un missile pour tuer une mouche !

Pis, est-ce que le tracteur est adapté à nos sols ? Peut-être dans les régions de l’Ouest ou de l’Est où les terres sont bonnes, mais dans le plateau central, la surface cultivable ne dépasse pas 10 cm d’épaisseur, et on va labourer à 70 cm de profondeur ! Ensuite, quel sera le rempart contre l’érosion éolienne puisqu’on a eu la bonne idée de couper tous les arbres ? Le vent balaie tout, et comme la nature ne fait pas les choses au hasard, on se retrouve avec des clairières partout. Si on utilise le tracteur dans certaines régions, la dégradation des sols va évidemment s’aggraver.

Alors de quels paysans s’agit-il quant on parle de tracteurs ? Peut-être les fameux agro-businessmen qui ont peut-être bénéficié des tracteurs achetés et non les paysans. Mais, je dois reconnaitre que j’ai failli en tant que journaliste s’intéressant particulièrement au monde rural, parce que je n’ai pas suivi de près ce que sont devenues ces engins agricoles, mais tout porte à penser qu’ils sont allés quelque part sauf chez les paysans. Je sais qu’à la Journée nationale du paysan à Dori, quelqu’un a posé une question qui n’était manifestement pas prévue vu le malaise que ça créé dans l’assistance.

Lefaso.net : Depuis quelques années, on assiste à ce qu’on appelle la vente des terres africaines. Des pays Occidentaux et asiatiques achètent de vastes étendues de terres en Afrique, et à l’intérieur des pays aussi, les paysans vendent les terres aux citadins. Quel est votre avis sur ces pratiques ?

S.T : Il y a des hommes d’affaires en Europe qui veulent placer leurs camelotes chez nous ; ils ont donc besoin des gens de la ville qui ont aussi la puissance financière et qui vont donc acheter les terres dans les villages. Mais vous avez qu’un paysan sans terre est condamné à quitter le village puisqu’il n’y a plus rien à faire. Mais dites-moi, si ce n’est pour exporter, à qui les agro-businessmen vendront leurs productions ? Si c’est pour exporter, c’est grave parce qu’on aura retiré des terres à des gens, qu’on exporte des productions alors qu’ils sont affamés. La terre est vitale pour un paysan et quand on la lui prend, c’est comme si on l’a tué, c’est un meurtre. Socialement, il est mort et physiquement il mourra de faim avec sa famille.

La politique d’agro-business c’est bien, mais quand on va signer avec une société canadienne pour exploiter une mine d’or, c’est bien, mais il y a des populations qui vivent sur cette terre. Que font-elles après ? Elles ne peuvent pas aller en ville parce que vous n’avez pas l’argent et ça coûte cher d’habiter en ville ; ce n’est pas l’ancien maire de Ouaga qui dira le contraire ; vous êtes condamnées à rester au village sans terre et la société minière, même si elle veut vous embaucher, vous n’avez pas de qualification ; pire ; l’exploitation minière pollue les terres et sur le long terme, elles sont inexploitables. Est-ce que le gouvernement se pose ses questions ? Même si vous n’avez pas grand-chose à donner aux paysans, de grâce ne polluez pas leurs terres

Lefaso.net : Vous êtes plus connu en tant que journaliste, mais peu de gens savent que vous êtes écrivain. Ecrire, c’est aussi une passion ?

S.T : Oui, c’est une passion, je ne vis pas de mes livres. En Afrique, sur 100 écrivains, peut-être deux vivent de leurs œuvres, il faut donc avoir une occupation principale parce que, même en Europe, c’est difficile de gagner sa vie étant écrivain. Vous le savez sans doute, mais en en Afrique les gens ne lisent pas et on ne considère pas les choses de l’esprit comme une vraie production. Les gens disent : « Tu ne m’as pas donné ton livre ; tu ne m’as pas donné ton album ! », mais est-ce qu’ils demandent à manger gratuitement au restaurant et boire le dolo sans payer ? Produire un disque mobilise au moins 15 personnes ; je mets 6 mois pour écrire un livre et l’éditeur met de l’argent pour l’éditer et des gens veulent qu’on leur donne cadeau ?

Je reconnais que le livre est un produit de luxe, mais mes livres sont à Georges Méliès et sont accessibles gratuitement. Sont-ils pour autant lus ? Un Noir Américain aurait dit que si on veut cacher quelque chose aux Nègres, il suffit de le mettre dans un livre ! J’ai offert mes livres à des amis, mais ils ne les ont jamais ouverts et ne savent pas ce qu’il y a dedans.

Ecrire est une passion pour moi, et puis j’ai des choses à dire et j’ai la chance d’avoir quelqu’un qui accepte de publier mes livres, car écrire, c’est une chose, publier c’est autre chose. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de manuscrits qui dorment dans les tiroirs en Afrique par manque d’édition.

J’ai préconisé que les pays de l’UEMOA mutualisent leurs moyens pour créer une vraie maison d’édition, comme on a créé des compagnies aériennes ensemble ! C’est faisable parce qu’on a montré qu’en matière d’intégration, on sait y faire. Chaque pays ne peut pas le faire seul, donc pourquoi ne pas se mettre ensemble ?

Pour la promotion du livre, il y a la Foire internationale du livre de Ouagadougou (FILO), mais c’est dommage que depuis des années, on mette tant d’efforts pour un impact qui reste très faible. Il est peut-être temps de s’assoir pour réfléchir sur la visibilité du FILO

Lefaso.net : Est-ce que vous parlez de politique avec les paysans et si oui, de quoi parlez-vous ?

S.T : Bien sûr, on ne peut pas ne pas en parler ! Si quelqu’un vous dit : « On ne comprend pas votre affaire-là ; celui qui vient pour faire la campagne, c’est le militaire ? Comment un chef peut demander à être chef puisqu’il l’est déjà ? » Il faut lui expliquer que le pouvoir moderne n’est pas à vie, mais à durée déterminée et après il faut céder la place à quelqu’un d’autre.

Et si vous avez le malheur de lui expliquer cela sous le hangar du chef, ce dernier sera outré, parce que tant qu’il est vivant, il n’a pas de successeur, et celui qui veut sa place devra le tuer. Les paysans veulent comprendre les outils de la gouvernance moderne et son fonctionnement et je peux vous dire que ce n’est pas facile d’expliquer clairement la différence entre un sénateur et un député. En vérité, les paysans votent, mais le plus souvent ils ne comprennent pas pourquoi ils votent. On lui dit que telle personnalité est bien et si cette personnalité agit dans la proximité, ils votent pour lui ; ils s’en foutent des programmes qu’on leur présente.

J’étais dans un village quand la municipalité a organisé une réunion pour parler d’impôts locaux. Les gens ont dit qu’ils ne comprenaient pas pourquoi c’était à eux de donner de l’argent au Maire et non l’inverse. Ils croient que l’impôt est destiné au Maire et quand ce dernier explique qu’il lui faut des moyens pour faire des réalisations, on lui répond : « Ah non, ce n’est pas ce que tu as dit pendant la campagne ! ». Donc on n’a pas pris le temps de leur expliquer ce qu’est un Maire et à quoi sert la municipalité.

Lefaso.net : La diaspora burkinabè en Europe aura 5 représentants dans le futur Sénat. Est-ce que Sayouba Traoré est intéressé par un poste de sénateur ?

ST : Non, parce que je ne pense pas que je serai plus utile à ce poste. Je sais faire du journalisme, écrire des romans et en plus je ne suis pas libre. Il y a d’autres talents pour occuper ce type de poste, car je suis partisan du principe : « L’homme qu’il faut à la place qu’il faut ».

Mais, parce qu’il y a un « mais », si c’est impérieux et qu’on a vraiment besoin de moi, je n’ai jamais répondu absent à l’appel de la diaspora burkinabè en France. Pour l’heure, je n’en vois pas la nécessité.

Lefaso.net :Vous vous étiez farouchement opposé à l’accord sur l’immigration signé en 2009 entre le Burkina et la France. Votre position reste t-elle la même aujourd’hui ?

ST : Je reste opposé à cet accord que je considère mauvais. Les sans-papiers n’ont toujours pas eu leur papier et moralement, je ne suis pas fier de notre gouvernement parce que si ces jeunes sont exilés, ce n’est pas parce qu’ils n’aiment pas le pays, mais parce qu’ils n’y avaient pas d’avenir. Ici, ils se débrouillent pour vivre et s’occuper de leurs familles et si on ne peut rien "faire" pour les aider, le minimum de décence serait de les laisser tranquilles.

L’accord est mauvais et la preuve est que les différents ambassadeurs n’ont pas réussi à le faire appliquer, s’agissant en tout cas d’obtenir la régularisation des sans-papiers burkinabè. Ils peuvent continuer à se battre mais, le séjour des étrangers relève de la souveraineté des Etats et voyant les choses venir, j’avais dit qu’il ne fallait pas signer cet accord.

Le Mali a refusé de le signer ; je sais que le Bénin l’a signé comme nous, mais est-ce que les Béninois ont des problèmes de carte de séjour en France ? Ceux qui sont là sont qualifiés et n’ont pas de problèmes comme nos compatriotes ! Sur les autres points de l’accord, il semble que des sommes promises ont été versées, mais qui sait ce qu’on en a fait ?

Lefaso.net : Quelle lecture faites-vous sur les débats politiques au pays et notamment la polémique sur la création du sénat et la révision ou pas de l’article 37 ?

ST : Quand on jette un regard froid sur notre histoire récente, on découvre que ça été une succession de rendez-vous manqués. Les appels à la réconciliation avec notamment l’institution de la Journée nationale du pardon n’ont pas vraiment permis de faire la paix des cœurs. Pendant que 2015 approche, il y a comme une mécanique mortelle qui est enclenchée et tout le monde fait comme s’il n’y a rien.

Norbert Zongo disait, « on croit que ça n’arrive qu’aux autres mais il faut qu’on fasse beaucoup attention ». Ce qui est en jeu, ce n’est pas l’avenir d’un individu, mais de l’avenir du pays et de comment nous allons vivre ensemble : ceux qui ont fauté et ceux qui n’ont pas fauté, partisans et adversaires politiques, ceux qu’on aime et ceux qu’on n’aime pas, les bonnes sœurs, les imams, les voleurs, les pêcheurs, les charlatans, etc. C’est la question qui nous est posée et il faut qu’on trouve dès maintenant une solution parce qu’il ne faut pas se voiler la face, le Burkina ne peut pas supporter une crise politico-militaire d’un mois comme l’a fait la Côte d’Ivoire.

Déjà qu’en temps de paix, nous n’arrivons pas à manger à notre faim, qu’en sera sera-t-il en cas de secousses ? J’étais à Ziguinchor récemment, une région qui nourrissait le Sénégal parce que c’est une région qui a de bonnes terres et bénéficie d’une bonne pluviométrie. Mais aujourd’hui la Casamance a faim parce qu’à cause de la crise politico-militaire, les champs sont infestés de mines anti-personnel et les paysans n’y vont plus

Je demande à ceux qui ont des plans muris dans leur tête de beaucoup réfléchir avant d’engager des choses qui pourraient nous causer des déboires. Evidemment quand on est au pouvoir, on a l’appareil d’Etat et on peut faire ce qu’on veut ; mais après il faut réparer les dégâts ; quand on mange, après, il faut laver les assiettes ! On ne peut pas prendre éternellement un peuple en otage et ceux qui détiennent les trophées doivent faire attention à ne pas détruire le pays.

Chaque année, j’utilise deux passeports, je fais le tour de l’Afrique et je vois comment on peut casser un pays tout en étant de bonne foi. Il ne faut pas confondre ruse et intelligence, le rusé peut se retrouver pris sans son propre piège.

J’étais en Centrafrique pendant la campagne pour l’élection présidentielle et j’ai vu que l’ancien président François Bozizé faisait ses meetings uniquement à Bangui ; il ne pouvait pas sortir de la capitale parce qu’il y avait deux rebellions armées qui occupaient l’intérieur du pays. On connait la suite, les deux rebellions se sont réunies pour former la Séléka et renverser Bozizé. Mais est-ce que la Centrafrique est pour autant tirée d’affaires ?

Quant au débat sur l’article 37, j’ai publié dans la presse burkinabè des articles sur le sujet en 2004 et ma position n’a pas changé. La constitution n’est pas une patte molle avec laquelle on peut faire ce qu’on veut, c’est une pierre sacrée. Quand on ne respecte pas les règles acceptées d’un commun accord, que veut-on ? Vous voyez bien que cet article cristallise les passions et que Ouaga retient son souffle ; pourquoi ? Parce que les gens soupçonnent le pouvoir de vouloir utiliser le Sénat pour modifier l’article 37 ou le contourner, mais dans le même objectif. On gagnerait à analyser ce qui se passe actuellement en Turquie où l’arrogance du premier ministre a mis les gens dans la rue.

Interview réalisée par Joachim Vokouma
Lefaso.net (France)

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