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Uhuru Kenyatta, président du Kenya : Au nom du père et des Kikuyu (3/4)

Publié le mercredi 20 mars 2013 à 20h11min

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Uhuru Kenyatta, président du Kenya : Au nom du père et des Kikuyu (3/4)

« Jomo Kenyatta, écrivaient les enquêteurs britanniques (cf. LDD Kenya 007/Mercredi 13 mars 2013), avait une personnalité magnétique et imposante. En tant qu’orateur populaire, il était sans égal, avec une grande capacité à adapter son langage à ses auditoires. Il a souvent prononcé des discours constructifs, mais possédait à fond l’art de cacher ses intentions profondes […]

Sa maîtrise de l’anglais était excellente et il connaissait fort bien les démarches de la pensée britannique, y compris le grand et presque fanatique respect accordé à la liberté sous toutes ses formes ainsi qu’au droit […] Il les exploitait avec une adresse calculée afin d’atteindre ses propres buts […] Il avait aussi la complète connaissance et la compréhension de la psychologie des Kikuyu et était captable d’associer la technique révolutionnaire, incontestablement apprise lorsqu’il se trouvait en Russie, à un appel aux superstitions et au sens intense de leur destin tribal que possèdent les Kikuyu ».

Ce portrait était un modèle du genre Secret Service : main de Moscou, fanatisme, superstition, magie et… coup de chapeau. Rien ne manquait à Jomo Kenyatta, agent de la subversion, détenteur de la confiance du peuple. Qui d’ailleurs aurait osé contester un tel curriculum vitae à un homme qui, plus est, avait passé sept années dans les geôles anglaises ? Comme l’écrivait Georges Balandier en mars 1967 dans la préface de l’édition française de « Au pied du Mont Kenya » : « Jomo Kenyatta est au pouvoir et le pouvoir l’a imprégné d’ambiguïté. L’image de celui que le gouverneur du Kenya présentait encore, en 1960, comme « un guide vers les ténèbres et la mort », s’est transformée. Le héros national est devenu le seul homme auquel les colons font confiance ».

On ne peut moins dire. En 1965, The Economist consacrait un article à Kenyatta sous le titre : « Notre homme au Kenya ». Gestionnaire tout d’abord raisonnable, le leader de la KANU apparaissait pour la City de Londres et les colons britanniques des Highlands du Kenya, comme le meilleur garant de leur domination politique et économique ; le gouvernement africain de Nairobi se voyait désormais dévolu le rôle de gardien de l’ordre. Non sans difficultés. Le Mau Mau ne mourra jamais. Ses combattants et leurs fils se sentiront, très vite, frustrés de leurs droits légitimes et historiques sur les terres. L’insurrection va ressurgir dans les forêts et les faubourgs des villes en 1964. L’armée nationale kenyane, prenant la relève historique des troupes anglaises, sera chargée de la répression. « Les portes de la mort et les portes des prisons », à nouveau, s’ouvriront. Jomo Kenyatta et son gouvernement auront assumé pleinement le rôle qui leur avait été dévolu. L’idéologie du « socialisme africain » propagée par le gouvernement Kenyatta semblait ainsi très proche d’une « anglophonie » culturelle, économique et sociale, pendant orientale de la « francophonie » occidentale.

La Royal Air Force (RAF) a longtemps conservé le droit d’utiliser l’aéroport de Nairobi tandis que la Royal Navy relâchait au port de Mombasa ; les commandants en chef de la marine et de l’aviation, ainsi que le chef d’état-major inter-armes du Kenya étaient des officiers supérieurs britanniques. « Who controls industry in Kenya » révélait en 1968 que, sur cinquante PDG des plus importantes entreprises du Kenya, quatre seulement étaient des Kenyans de race noire, tous les autres étant de souche anglo-saxonne ou indienne. Il est vrai que Jomo Kenyatta estimait alors que « les nationalisations ne feraient pas avancer la cause du socialisme ».

C’est pourquoi une nouvelle opposition, tentant d’assimiler les leçons du Mau Mau s’était regroupée autour d’Oginga Odinga* (devenu, dès lors « Double O » pour ses amis et « double zéro pour ses ennemis). Ancien leader du Kenya Independance Movement, vice-président du Kenya, ayant démissionné en 1966 à la suite des attaques dont il avait fait l’objet au sein de la KANU, « OO », avait constitué un nouveau parti : Kenya People Union (KPU) dont les succès électoraux seront brisés par le « Vieux lion » : Kenyatta fera voter une loi obligeant tous les parlementaires KPU à se représenter devant les électeurs ! En juillet 1969, c’est le très brillant Tom M’Boya, militant de la toute puissante Confédération internationale des syndicats libres (CISL) – et qui, du même coup, apparaissait comme « l’homme des Américains » – qui tombera sous les balles d’un assassin dont les motivations n’ont jamais été éclaircies**.

*

Jomo Kenyatta est mort le 22 août 1978. Le pouvoir va échoir, constitutionnellement, au vice-président Daniel Arap Moi. Qui y restera un quart de siècle, favorisant les dérives d’un système de gouvernement ethnique qui deviendra un système de gouvernement bureaucratique : il instaurera le parti unique, le culte de la personnalité, la toute puissance d’une nomenklatura qui va vivre de la corruption liée à l’implantation des multinationales et à l’essor du tourisme international. Sous la pression de la « communauté internationale », il devra, cependant, accepter le retour au multipartisme (décembre 1991) et son passage devant les électeurs (décembre 1992 ; il sera réélu en décembre 1997).

Mais, dans une conjoncture régionale difficile (notamment du fait de la situation qui prévalait déjà en Somalie), il va être confronté à deux événements majeurs : l’attentat contre l’ambassade US à Nairobi (213 morts) le 7 août 1998 et le double attentat contre des touristes et un vol charter israéliens le 28 novembre 2002 (cf. LDD Kenya 003/Vendredi 24 août 2012). Moi n’étant pas rééligible, c’est Mwai Kibaki (vice-président de Moi de 1978 à 1988) qui sera élu président le 29 décembre 2002, mettant fin à la mainmise de la KANU sur le pouvoir pendant près de quarante ans. Kibaki (PNU) l’emportera face à… Uhuru Kenyatta (KANU). Que Moi avait tenté d’imposer comme dauphin, ce qui avait provoqué le départ de la KANU de barons qui constitueront la NARC, coalition nationale arc-en-ciel (mais disparate) qui portera Kibaki au pouvoir.

Cependant, le projet constitutionnel soumis par Kibaki à référendum en 2005 va être retoqué par les électeurs et, du même coup, provoquer une crise politique qui va s’exacerber lors de la présidentielle de décembre 2007. Le clivage, au Kenya, n’était plus alors exclusivement ethnique (Kibaki et Kenyatta sont tous deux Kikuyu) mais politico-social : l’exaspération est forte à l’égard une classe dirigeante qui s’adonne avec délices à la corruption tandis que les problèmes structurels du pays restent en suspens.

La corruption va être à l’origine des fraudes massives qui vont priver Raila Odinga de sa victoire à la présidentielle de décembre 2007 et reconduire Kibaki à la tête de l’Etat. Résultat : l’exaspération politico-sociale va prendre une couleur ethnique et provoquer des affrontements meurtriers entre communautés (1.133 morts). L’intervention de la « communauté internationale » va déboucher, le 28 février 2008, sur un gouvernement de grande coalition : Kibaki est président de la République et Odinga premier ministre.

* La rupture entre Jomo Kenyatta et Oginga Odinga s’inscrit, aussi, dans le cadre de la rupture sino-soviétique. Si Kenyatta avait été formé en URSS – mais n’ayant pas basculé, pour autant, loin de là, dans le camp de Moscou (qui l’accusera, d’ailleurs, d’être dans la main de la CIA) – Odinga, alors plus à gauche que son président, avait reçu le soutien de Pékin après avoir refusé celui de Moscou. « OO » était considéré, à l’extérieur, comme le successeur de Kenyatta. Certains avancent même la thèse qu’il aurait envisagé de lui succéder plus tôt que prévu et aurait programmé son renversement dès 1964. Les Chinois, en pleine « révolution culturelle », étaient alors omniprésents en Tanzanie et tout particulièrement à Zanzibar. Kenyatta, désinformé par le KGB sur la mission des diplomates chinois en tant que vecteurs de « la grande révolution prolétarienne en Afrique », va déclarer persona non grata un certain nombre d’officiels chinois dans le mitan des années 1960.

** Là s’arrête la reprise de mon texte de 1970.

Jean-Pierre BEJOT
LA Dépêche Diplomatique

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