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L’Egypte de Mohamed Morsi est-elle encore africaine ? (2/2)

Publié le samedi 6 octobre 2012 à 07h55min

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L’Egypte est la première puissance démographique dans un rayon de 3.500 km autour du Caire (si l’on excepte l’Ethiopie qui a une population sensiblement comparable à celle de l’Egypte : entre 82 et 84 millions d’habitants). Au-delà de ces 3.500 km, il y a le Pakistan à l’Est (180 millions d’habitants) et le Nigeria au Sud-Ouest (170 millions d’habitants).

Au Proche et au Moyen-Orient, la Turquie et l’Iran sont moins fortement peuplés (l’une et l’autre aux alentours de 75 millions d’habitants). En Europe (toujours au-delà des 3.500 km), il n’y a que l’Allemagne qui puisse, démographiquement, tenir la comparaison avec 81 millions d’habitants. C’est dire que l’Egypte est bien plus significative, en Afrique du Nord que ne l’est la Tunisie (11 millions habitants) et la Libye (à peine 6,5 millions d’habitants), les deux pays qui ont été marqués du sceau des « révolutions arabes ». Géopolitiquement (mais avec une démographie de, seulement, 20 millions d’habitants), il n’y a que la Syrie qui soit dans une position comparable : Damas et Le Caire ont d’ailleurs toujours été les « capitales » du monde arabe (pour s’en convaincre, il suffit de relire « Les Sept piliers de la Sagesse » du colonel T.E. Lawrence, ou mieux encore « La Révolte dans le désert », révolte lancée au… Caire en 1916 et achevée à… Damas en 1918) ; ce sont d’ailleurs deux villes équidistantes de Jérusalem !

Tant que l’Egypte était dans l’orbite « occidentale » et verrouillée par les militaires, sa démographie ne posait pas de problème. La donne change aujourd’hui dès lors que le pays est dirigé par les Frères musulmans et qu’il ambitionne « de revenir au rôle naturel de l’Egypte » dans le monde arabe et de « sortir de cette marginalisation qui a prévalu au cours des dernières décennies ». Ces déclarations de Mohamed Morsi devant la Ligue arabe ne manquent pas d’interpeller le « monde occidental » qui se satisfaisait pleinement d’un « monde arabe » plus encore divisé que le « monde musulman ». C’est que l’unité arabe était un vain mot tant que les particularismes de chacun des leaders l’emportaient sur le communautarisme des populations. Ce n’est plus exactement cela aujourd’hui. « Notre capacité en tant qu’Arabes à relever les défis actuels est largement liée à notre capacité à développer la coopération arabe » a souligné Morsi devant les ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe. Il ajoutera : « Nous devons être capables de réformer les mécanismes de la coopération arabe de manière à relancer, chez nous tous, l’unité arabe ».

Soyons clairs, ce n’est pas là un rejet de « l’Occident » (ou de son nouveau pendant : « l’Orient » depuis que la Chine, bien plus que l’Inde, a totalement émergé sur la scène diplomatique mondiale grâce à sa puissance économique) ; c’est la réaffirmation que le Proche et le Moyen-Orient (y compris l’Afrique du Nord) ont besoin de se structurer face aux deux ensembles « occidental » et « oriental ». Christophe Ayad l’a écrit dans Le Monde (daté du 29 septembre 2012) : 1 – « Les Frères musulmans ne sont pas près de rompre avec l’Occident, mais ils veulent rééquilibrer cette relation » ; 2 – « En clair, la nouvelle Egypte souhaite s’affirmer comme la grande puissance régionale, et non pas s’aligner sur un autre axe ».

Rééquilibre et non-alignement seraient donc les mots clés de la diplomatie égyptienne. C’est que les contraintes externes auxquelles est confronté Morsi lui interdisent toute rupture dans son action diplomatique malgré les contraintes internes auxquelles il est soumis. Des contraintes internes qui résultent, d’une part, de la pression de la rue, d’autre part de la pression des groupes salafistes radicaux

La rue veut plus de démocratie, de libertés, de répartition des richesses. Les salafistes, eux, veulent « la charia tout de suite et maintenant ». Pour cela, ils doivent rompre avec le rigorisme religieux et jouer un jeu politique auquel ils ne sont pas formés, s’étant contentés jusqu’à présent de prédication. D’où des compromis et des alliances qui, finalement, les rendent plus proches des Frères musulmans que des djihadistes. C’est ainsi qu’a été créé le parti Al-Nour (qui a remporté un quart des sièges à l’assemblée nationale égyptienne), son président rejoignant l’équipe de Morsi.

Stéphane Lacroix, enseignant à Sciences Po-Paris, spécialiste du salafisme en Arabie saoudite et qui consacre désormais ses travaux au salafisme en Egypte, explicite parfaitement les contradictions qui traversent aujourd’hui la société égyptienne (entretien accordé à Gilles Paris - Le Monde daté du 29 septembre 2012), évoquant des Frères musulmans qui « tendent à devenir des islamo-démocrates, avec des points d’interrogation qui demeurent » et des salafistes qui « tendent à devenir des salafo-démocrates avec les mêmes points d’interrogation ». Car ce qui pèse, c’est le poids démographique de l’Egypte et une population qui, désormais, sait jusqu’où elle peut aller pour changer la donne politique, y compris contre un régime totalitaire.

« L’Occident », quant à lui, sait d’où il vient mais pas jusqu’où il peut aller. Washington avait, au Proche-Orient, un allié qu’il traitait comme un « pion ». Morsi a remis les pendules à l’heure : « Sommes-nous alliés ? Cela dépend de votre définition d’un allié… Mais nous sommes en tout cas de vrais amis ». Reste à savoir quelle définition Morsi donne d’un « vrai ami ». Celui qui accorde une aide militaire significative à un pays qui n’est pas en guerre ? Washington y contribue à hauteur de 1,3 milliard de dollars par an ! Celui qui efface une partie de votre dette ? Washington est disposé à réduire de 1 milliard de dollars l’ardoise de l’Egypte auprès des Etats-Unis (qui s’élève au total à plus de 3 milliards). Celui qui vous apporte son soutien lors des négociations avec les bailleurs de fonds internationaux ? Washington pourrait donner un coup de pouce à l’octroi par le FMI d’un prêt de 4,8 milliards. Que fait Le Caire pour Washington en contrepartie ? Calmer le jeu islamiste radical auquel les salafistes voudraient s’adonner ?

La marge de manœuvre de Morsi, entre la rue et la charia, est étroite. Celle de Washington l’est tout autant ; plus encore en période électorale et alors qu’Israël et l’électorat juif américain regardent avec terreur la montée en puissance de l’islam radical. L’affaire de « L’Innocence des musulmans », qui a mis le feu aux poudres contre l’Amérique dans le monde arabe (mais qui est d’abord, selon moi, un avertissement des islamistes radicaux à l’égard des islamistes modérés au pouvoir depuis les « révolutions arabes »), montre la fragilité de cet exercice diplomatique que les commentateurs qualifient « d’équilibrisme ». Fragile, certes, mais Le Caire a jusqu’à présent évité les écueils sur lesquels Tunis, trop souvent, vient échouer (inutile de parler de Tripoli dont l’évolution chaotique – c’est un euphémisme – tendrait, si l’on avait la mémoire courte, à faire passer Kadhafi pour un remarquable chef d’Etat). C’est que les Frères musulmans font de la politique quand les autres s’efforcent de faire de la religion un mode de gouvernement.

Dans ce contexte « occidentalo-islamique », la dimension africaine de l’Egypte paraît oubliée. Morsi a certes, dans la conjoncture actuelle, d’autres priorités mais il ne saurait perdre de vue que, justement, compte tenu de cette « conjoncture », l’Egypte a une carte diplomatique et économique à jouer en Afrique. Le Caire met ainsi en concurrence Dakar et Abidjan pour devenir la plateforme du développement commercial de l’Egypte avec les pays de l’UEMOA. Le retour d’Egyptair en Côte d’Ivoire est annoncé. Le Caire, dont la proximité avec Doha est avérée (on sait l’intérêt du Qatar pour l’Afrique subsaharienne), n’entend donc pas perdre de vue qu’elle a été, avant la « révolution », la deuxième puissance économique africaine, derrière l’Afrique du Sud, au coude à coude avec l’Algérie et devant le Nigéria, le Maroc, la Libye… Et si ses responsables politiques sont silencieux sur les questions africaines, ils n’en sont pas moins actifs sur le terrain par le biais, notamment, des ambassades qui ont compris l’enjeu*.

* Le Caire a entrepris également de normaliser ses relations avec Khartoum où le premier ministre égyptien, Hicham Qandil, vient de se rendre afin d’y rencontrer le premier vice-président soudanais, Ali Osman Mohamed Taha.

Jean-Pierre BEJOT
LA Dépêche Diplomatique

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