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Côte d’ivoire : désarroi de la classe politique au pouvoir

Publié le mardi 9 novembre 2004 à 07h17min

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En Côte d’Ivoire un début d’offensive qui traduit le désarroi de la classe politique au pouvoir à Abidjan et l’incompréhension de la situation par la communauté internationale.

Qui peut s’y retrouver dans la situation qui prévaut, depuis ce matin, en Côte d’Ivoire ? Deux Sukhoï 25 (ce qui donne une idée précise mais guère positive du niveau d’équipement de l’armée du plus puissant des pays d’Afrique noire francophone !) et quelques bombes ont suffit à bouleverser le pays et à laisser libre cours à tous les délires paranoïaques. Mais cette agression décidée par Laurent Gbagbo pose plus d’interrogations qu’elle n’apportera de réponses à la situation de crise qui prévaut en Côte d’Ivoire.

Première interrogation : pourquoi ce bombardement de Bouaké, de Korhogo et, dit-on, de ponts à la frontière ivoiro-burkinabè (sans doute sur le fleuve Comoé) ? Sur le plan strictement militaire, cette opération n’a aucune raison d’être ; et n’a aucun résultat exploitable. Ce n’est donc pas une opération militaire mais un acte politique. Premièrement, il s’agit de provoquer les Burkinabè (dont chacun sait qu’ils n’attendront pas que les Ivoiriens franchissent la frontière pour intervenir).

Deuxièmement, il s’agit de montrer à la France et à la communauté internationale que le patron c’est Gbagbo et qu’il fait ce qu’il veut chez lui, troupes d’interposition ou pas.

Troisièmement, il s’agit de rassurer les "Jeunes Patriotes ", la hiérarchie de l’armée ivoirienne (qui vit mal d’être humiliée depuis plusieurs années par une "rébellion" qu’elle n’est pas parvenue à écraser dès le lendemain du 19 septembre 2002) et les ultras de l’entourage du chef de l’Etat sur la détermination de Gbagbo a employer, s’il le faut, la force pour reconquérir le territoire national.

Il s’agit également de tester la réaction de Paris, de Ouaga et de la communauté internationale face à une relance de la guerre avec des moyens qui, jusqu’à présent, n’avaient pas été mis en oeuvre. La réaction de Paris est connue : elle va, depuis trop longtemps, de l’expression d’une "inquétude" à une "désapprobation" ; rien de plus.

La réaction de Ouaga est connue également : Yéro Boly, ministre de la Défense, l’a dit clairement : le Burkina Faso défendra son territoire et son espace aérien sans états d’âme et avec détermination contre toute agression quelle qu’elle soit !

Deuxième interrogation : cette offensive est-elle décidée en toute indépendance par Gbagbo ou sous la pression de son entourage ? Le pouvoir, à Abidjan, n’est pas homogène. Les tergiversations du chef de l’Etat agacent non seulement la femme de ce dernier mais également un certain nombre de ses conseillers qui poussent, depuis longtemps déjà, à l’offensive contre les "rebelles".

L’armée, qui bénéficie, compte tenu de la conjoncture, de toute l’attention du pouvoir, suréquipée mais sous-entraînée, entend montrer également qu’elle est à la hauteur des attentes du chef de l’Etat et des "Jeunes Patriotes". Des milliards de francs CF A ont été dépensés en acquisition d’armements et d’équipements militaires ; cet effort de guerre consenti par la présidence de la République doit trouver une justification avant que l’armée ne soit tentée de jouer un "jeu personnel".

Jusqu’à présent, le chef de l’Etat n’est pas intervenu, laissant la parole à son chef d’état-major, le général Mathias Doué. Je rappelle que dans l’entretien accordé au quotidien Le Figaro (mardi 19 octobre 2004), Gbagbo avait déclaré au sujet de l’option militaire : "C’est moi qui décide et ce n’est pas dans mes plans ". Aurait-il changé de plan ?

Les Bété, à Abidjan, se serrent les coudes, mais rien n’empêche de penser que la position dominante de Gbagbo soit remise en cause. Il est depuis quatre ans au pouvoir et n’a, jusqu’alors, pas pu en jouir pleinement. Contesté au plan intérieur et obligé de mener une politique de répression, il est contesté au plan extérieur et doit subir en permanence les invectives de ses pairs africains et de ses partenaires au sein de la communauté internationale. L’entourage de Gbagbo doit se lasser. Et peut penser qu’une victoire éclair sur les Forces Nouvelles permettrait de réaffirmer la toute puissance du FPI et de la Côte d’Ivoire des "Jeunes Patriotes".

Troisième interrogation : cette offensive dans le Nord ne vise-t-elle pas à créer un incident aérien avec Ouaga amené alors à s’engager dans une guerre contre la Côte d’Ivoire ? Les troupes françaises positionnées en Côte d’Ivoire ne disposent pas d’armes antiaériennes ; les accords prévoient que la présidence de la République ivoirienne ne peut pas utiliser son "aviation" sans en informer l’état-major des troupes françaises.

Mais ce n’est pas le cas des Burkinabè qui ont toujours affirmé qu’ils ne laisseraient pas violer leur espace aérien. Gbagbo connaît la détermination de Blaise Compaoré et de Y éro Boly, le ministre de la Défense (qui est, aussi, l’ancien directeur de cabinet du président du Faso). Abidjan pourrait justifier l’usage de l’aviation dans la destruction de ponts et de concentrations de troupes au sol considérant, comme il le fait depuis le 19 septembre 2002, que le Burkina Faso est la "base arrière" des "rebelles" (il Y a des précédents en la matière, notamment du côté français, avec le bombardement de Saqiet Sidi Yüsufpar l’aviation française en 1958, en Tunisie, lors de la guerre d’Algérie).
La riposte de Ouaga pourrait alors amener Abidjan a faire jouer les accords de défense liant la Côte d’Ivoire et la France, le Burkina Faso étant, une fois encore, dénoncé comme l’agresseur.

Quatrième interrogation : ce début d’offensive n’est-il pas qu’un leurre ? Pendant que la communauté internationale et la presse tournent leur regard vers le Nord, les ultras de la présidence entreprennent le "nettoyage" d’Abidjan et de la zone Sud. Les premières bombes venaient à peine d’être lancées que, déjà, à Abidjan les opérations de liquidation de l’opposition (et de tout ce qui lui ressemble : presse et radio étrangères, y compris la station gabonaise de Africa n° 1) étaient entreprises.

Ce "nettoyage", en d’autres temps, aurait été l’événement majeur. Aujourd’hui, compte tenu de l’offensive annoncée des troupes gouvernementales dans le Nord, cette information passe au second plan. Il n’empêche qu’une fois encore, c’est l’opposition politique (P DCI et RDR) et les médias qui sont la cible de Gbagbo et des "Jeunes Patriotes".

Cinquième interrogation : quel jeu va choisir de jouer la France si la guerre est relancée ? L’agression contre le Nord n’a pas fait l’objet, jusqu’alors, de déclarations nettes de la part de la France (ni de la part de la Francophonie). Chirac est occupé sur le front moyen-oriental ; Barnier et Darcos savent à peine où se trouve la Côte d’Ivoire ; Seydou Diarra a perdu la voix depuis bien longtemps ; les multiples médiateurs tournent en rond de plus en plus vite pour ne rien voir : de vrais derviches ; le PDCI et le RDR entonnent un air connu : "Mais que fait la France ?".

La France ne fait rien. Il n’y a que Michèle Alliot-Marie qui soit préoccupée ; ses hommes sont sur le terrain et elle a conscience (pour avoir été, avec Dominique de Villepin, l’instigatrice de l’action de Paris en Côte d’Ivoire) des risques qu’il y a pour la France et l’Afrique d’être confrontées à un nouveau clash ouest-africain. Pour le reste, au sein de la classe politique française, l’offensive de Gbagbo est perçue comme l’occasion de clarifier une situation que Paris ne maîtrise pas (et comprend encore moins).

Si l’offensive s’affirme triomphante, Paris poussera dans le sens de la victoire de Gbagbo avec l’espoir de revenir à une situation normale (une Côte d’Ivoire territorialement unifiée et une opposition défaite définitivement) et d’en tirer le bénéfice (belle illusion) ; si l’offensive rencontre une opposition forte sur le terrain, Paris tentera de calmer le jeu et donnera à Gbagbo des assurances pour le futur en "échange" d’un (éternel) retour à Marcoussis. Dans les deux cas, Gbagbo sera gagnant et l’opposition ivoirienne sera perdante. Une fois encore ! Mais cette opposition a une caractéristique majeure : elle aime planter des arbres et regarder les fruits tomber dans le jardin du voisin !

Jean-Pierre Béjot
La Dépêche Diplomatique (4/11/04)

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