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… et à Nairobi, la France se trouvera fort dépourvue quand, dans la Corne de l’Afrique, la crise sera venue ! (1/3)

Publié le lundi 27 août 2012 à 19h54min

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Le Kenya a été le premier pays d’Afrique où j’ai débarqué. C’était au début de l’été 1970. Je voulais voir Nairobi avant de prendre la route pour Dar es Salaam, la capitale de la Tanzanie. En fait de route, ce sera la piste (et le bus) de la capitale jusqu’à Arusha, de l’autre côté de la frontière, puis Moshi, au pied du Kilimandjaro, et, enfin, le train jusqu’à Dar es Salaam avant de m’envoler pour Zanzibar alors une « île rouge » que les Chinois de Mao Tsé Toung avaient entrepris de convertir à la dialectique marxiste-léniniste (1970, c’était aussi le centenaire de la naissance de Lénine, eh oui !).

La Tanzanie était le pays de Julius K. Nyerere et Dar es Salaam la capitale des mouvements de libération des colonies portugaises d’Afrique, de lutte contre l’apartheid et la tutelle sud-africaine sur le Sud-Ouest africain (aujourd’hui Namibie). Frelimo, ANC, Swapo... Journaliste depuis un an, j’avais à peine plus de vingt ans ; et pas d’argent. J’ai adoré la Tanzanie où je pouvais vivre de pas grand chose ; j’ai détesté Nairobi, coloniale encore et touristique déjà. Une destination pour retraités « occidentaux » voulant goûter, sur le tard, à un zeste d’exotisme sans risque. « Avec les nègres, on ne sait jamais… ! ».

L’image du Kenya est celle d’un paradis pour animaux qui serait, du même coup, un paradis pour les hommes. Sauf qu’Adam et Eve ont, depuis longtemps, été chercher ailleurs le bonheur sur terre. Peut-être du côté de l’Amérique à l’instar du père de Barack Obama (un Kenyan pour qui l’Amérique s’appelait Hawaï*) ? Il y a quelques jours, dans la nuit du mardi 21 au mercredi 22 août 2012, près d’une cinquantaine d’habitants ont été massacrés à la machette ou brûlés vifs. C’était du côté de la Tana River, à l’Est du Kenya, non loin de la frontière avec la Somalie, dans une zone quasi-désertique fortement touchée par les mouvements de population consécutifs à la famine de l’été 2011.

Le fleuve Tana, qui se jette dans l’océan Indien à Kipini (non loin de l’île de Lamu, « un eden africain » disent les catalogues touristiques ; une nuit au Peponi ou au Lamu House doit coûter quelques mois de salaire de la femme de chambre), prend sa source non loin du mont Kenya. Jomo Kenyatta notait déjà, en 1930, dans son livre, « Au pied du Mont Kenya » : « Les Kikuyu se sentent spoliés et assiégés, menacés dans leur enracinement. A leur abord, 3.000 colons blancs disposent de 42.000 km², tandis qu’ils s’entassent à plus d’un million sur 10.000 km² […] La pression du nombre et l’ordre colonial imposent indirectement l’exil : les Kikuyu composent la main d’œuvre des fermiers européens. L’insécurité s’étend comme un feu de brousse ». Vingt ans plus tard, au début de la décennie 1950, le mouvement Mau-Mau éclatera et deviendra le symbole de l’insurrection noire contre le pouvoir blanc. Soixante ans plus tard, « l’ordre colonial » est révolu mais « la pression du nombre » est plus forte que par le passé.

Sur les rives de la Tana River, voici quelques jours, les affrontements ont donc opposé des éleveurs et des cultivateurs. Il y a quelques années, en 2007-2008, des « affrontements inter-ethniques » entre Kikuyu et Luo avaient fait, officiellement, 1.133 morts et changé la donne politique sans rien résoudre. Il y a quelques semaines, au début du mois d’août, selon une étude du Centre jésuite Hakimani, 53,4 % des Kenyans affirmaient faire « plus confiance aux institutions religieuses qu’aux hommes politiques » pour instaurer la réconciliation et la paix dans le pays. Faillite d’un système… Celui qui a pris la suite de « l’ordre colonial ».

Le Kenya, près de cinq ans après la présidentielle contestée du 27 décembre 2007, c’est Mwai Kibaki, le Kikuyu, à la présidence de la République, et Raila Odinga, le Luo, au poste de premier ministre ; c’est aussi un référendum constitutionnel qui, le 4 août 2010, a permis d’encadrer les pouvoirs du chef de l’Etat au profit du Parlement et des régions. C’est aussi la perspective d’une présidentielle d’ici mars 2013. Mais le Kenya c’est également un pays bordé par le Soudan et l’Ethiopie au Nord, la Somalie à l’Est et l’Ouganda à l’Ouest ; il n’y a que sa frontière du Sud, avec la Tanzanie, qui n’est pas – actuellement – source de tracas.

La déstabilisation de la Somalie à la suite de la guerre civile du début de la décennie 1990 a eu des incidences directes sur le Kenya qui est devenu une base opérationnelle pour Al-Qaïda avant même l’attaque contre l’Amérique du 11 septembre 2001. 7 août 1998 : attentat contre l’ambassade US à Nairobi (213 morts, plusieurs milliers de blessés dans les immeubles du centre ville qui ont été détruits) ; 28 novembre 2002 : attaque contre des touristes israéliens séjournant à l’hôtel Paradise à Mombasa et tir de deux missiles sol-air SAM 7 contre le vol charter 582 de la compagnie israélienne Arkia. A l’automne 2004, la coopération entre les services US et les responsables kenyans va faire échouer la tentative d’attaques simultanées, sol et air, contre la nouvelle ambassade américaine, à Gigiri, dans la banlieue de Nairobi. Des Kenyans – ayant parfois une double nationalité – seront impliqués dans toutes ses opérations : Fazul Abdullah Mohamed, Mustafa Mohamed Fadhil, Saleh Ali Saleh Nabhan…

La montée en puissance des milices Shebab, l’implantation au Kenya du camp de réfugiés somaliens de Dabaab (qui deviendra la cible de nouveaux attentats mais aussi d’enlèvements d’Européens membres d’ONG), « l’industrialisation » de la piraterie maritime non seulement au large de la côte kenyane mais également dans les îles côtières (on se souvient de l’enlèvement et de l’assassinat de la Française Marie Dedieu dans l’archipel de Lamu)… vont décider Nairobi à participer militairement aux opérations contre la Somalie. « Notre intégrité territoriale est sous le coup d’une grave menace terroriste. Nous ne pouvons l’accepter », argumentera le ministre kenyan de la Sécurité intérieure lorsque les 16-17 octobre 2011 les forces armées kenyanes (KAF) – 2.000 hommes –, appuyées par des blindés, des avions et des hélicoptères, vont pénétrer en Somalie Opération « Linda Nchi » menée dans le cadre d’un accord de coopération militaire avec le Gouvernement fédéral de transition en « place » à Mogadiscio. Et avec le soutien de la CIA, du Renseignement militaire français (via le Dupuy-de-Lôme**, tandis qu’un Transall aurait assuré la logistique) et de la SMP (société militaire privée) Bancroft Global Development.

L’objectif était de créer une zone tampon de 100 km de profondeur à partir de la frontière du Kenya avec la Somalie ; mais on évoquera un Jubaland, territoire autonome (sur le modèle du Somaliland et du Puntland, au Nord de la Somalie). On murmurera (avec insistance) que ce Jubaland pourrait être un Totaland***, le groupe pétrolier français ayant des ambitions dans l’offshore kenyan et somalien et des « contacts » avec le leader proclamé du Jubaland, un franco-somalien ex-ministre de la Défense : Mohamed Abdi Mohamed, alias « Gandhi » ; qui serait également au contact avec les maquis de l’Ogaden et les mouvements indépendantistes Oromo d’Ethiopie, ennemis jurés d’Addis-Abeba.

* Il faut lire ou relire le livre de Barack Obama (qu’il avait écrit en 1995) : « Les rêves de mon père. L’histoire d’un héritage en noir et blanc », édité en 2008 en version française par les Presses de la Cité. Il y raconte longuement son voyage au Kenya (son père appartenait à l’éthnie Luo).

** En service actif depuis le 23 juin 2006, le Dupuy-de-Lôme est un « bâtiment collecteur de renseignements ». Mis en œuvre par la Marine nationale, il embarque 80 spécialistes civils et militaires du renseignement électronique appartenant à la Direction du renseignement militaire (DRM).

*** Dans les cartons sommeille un projet de réalisation d’un terminal pétrolier à Lamu relié par voies routières et ferroviaires au Sud du Soudan et de l’Ethiopie. Total détient des permis dans le Sud-Soudan mais les tensions avec Khartoum ont retardé leur mise en production. Le groupe français a acquis pour plus de 1 milliard d’euros une partie de gisement dans le bassin du lac Albert en Ouganda et envisagerait la réalisation d’un oléoduc reliant la région des Grands Lacs à l’océan Indien pour l’approvisionnement des marchés asiatiques. Une démarche que Total qualifie de « percée stratégique en Afrique de l’Est ».

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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