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L’Abbé Pierre : Le maire devenu député puis chiffonnier

Publié le mercredi 26 novembre 2003 à 17h29min

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Il a combattu pendant la deuxième guerre mondiale (1939-1945). Prêtre, il a été élu député de la Lorraine avant de se retrouver par la suite dans les boulevards de Paris pour mendier au profit des désespérés.

L’homme fonda le mouvement Emmaüs en 1949 en France. Agé de 91 ans, Henri Grouès dit l’Abbé Pierre est aujourd’hui l’homme le plus populaire en France.

Sidwaya est allé à la découverte du vieillard à la barbe blanche et de son mouvement.

Sidwaya (S.). : Qui est M. l’Abbé Pierre ?

Abbé Pierre (A.P. : Demandez au bon Dieu ou à mes compagnons ; moi, je ne sais pas (rires de ses compagnons).

Où et quand est né l’Abbé Pierre ?

Je suis né le 5 août 1912. Vous n’êtes pas assez vieux pour vous en souvenir. Je suis né dans la ville de Lyon dans une famille dont les origines sont dans les hautes montagnes.

Comment est né le mouvement Emmaüs dont vous êtes le père fondateur ?

Il faut savoir que cette action qui s’est étendue à toutes les parties du monde n’est absolument pas la réalisation d’un plan, d’un projet. Cela a été la volonté de ne pas se dérober à des événements , à des circonstances que rien ne pouvait prévoir comme devant s’enchaîner les uns des autres.

Le commencement c’est que, quand la guerre (2e Guerre mondiale 1939-1945) a fini, on a voulu avec l’appel du cardinal de Paris que je sois prêtre et que je sois candidat député au parlement. Car il y avait des anticléricaux qui risquaient d’attaquer en disant que les évêques n’avaient pas suffisamment dénoncé Hilter. En réalité, les évêques avaient été peut-être très sages. S’ils avaient pris des positions graves, cela pouvait entraîner des représailles surtout contre eux qui avaient des responsabilités. C’est ainsi qu’il a été décidé de présenter des prêtres qui ont combattu pendant la guerre.

J’ai été élu député de la Lorraine. Il fallait que je trouve à Paris un logement. On m’a indiqué une grande maison à louer. Elle n’était pas chère parce qu’elle était en mauvais état, abandonnée déjà avant la guerre.

Je l’ai louée, et j’ai commencé à travailler pour la rendre habitable en réparant la toiture, les fenêtres et les portes. Quand je l’ai rendue habitable, j’ai gardé la petite partie qui était nécessaire pour mon travail, mon secrétariat et j’ai transformé le reste du bâtiment en auberge-jeunesse. J’avais donc là, des filles et des garçons étudiants qui venaient d’Italie, d’Allemagne ou d’Angleterre et de France. C’étaient de grands enfants dont peu d’années avant les pères s’entretuaient. J’ai vu à ce moment-là que des filles et des garçons qui avaient le plus de valeur, de personnalité (21 ans) dès les premiers temps après la guerre avaient une sorte de dégoût de la vie, de doute de la vie. Car c’était le moment où on commençait à nous révéler avec des films ce qu’avaient été la déportation, les horribles souffrances de millions de gens par les folies d’Hilter.

D’autre part, dans le camp des vainqueurs, notre camp, on ne nous a pas dit toute la vérité, mais on commençait à nous dire quels avaient été les effets des deux bombes atomiques.

Avec l’horreur des deux bombes atomiques et de la déportation, cette jeunesse doutait de la vie en voyant comment les hommes étaient capables d’être contre les hommes. C’est alors qu’en relisant l’Evangile, je suis arrivé lire dans l’Evangile de Saint Luc, le récit des disciples d’Emmaüs. Emmaüs est une petite ville près de Jérusalem. Après le triomphe de dimanche des rameaux, les apôtres avaient pu croire que c’était la victoire, que Jésus allait chasser les Romains et prendre le pouvoir. Ils étaient en pleine illusion. Quatre jours après, c’était le commencement de la passion, les horreurs du vendredi saint. Tous les disciples et les apôtres s’étaient enfuis. C’est alors que sur le chemin, Jésus ressuscité, marchant près d’eux sans qu’ils ne le reconnaissent, leur demanda pourquoi ils étaient tristes. Ils lui répondirent que lui seul n’était pas au courant de ce qui leur était arrivé. Le soir arrivé à l’auberge, Jésus prit le pain, le partagea et le leur donna. C’est en ce moment-là qu’éblouis, ils reconnurent Jésus triomphant, ressuscité. Ces hommes qui fuyaient dans la lâcheté s’en retournaient et immédiatement ils n’avaient plus peur de rien. Ils rentrèrent en courant vers Jérusalem pour aller annoncer aux apôtres que Jésus était vivant.

En lisant cela, je pensais aux filles et aux garçons qui étaient dans le doute de la vie. J’ai pris alors une planche, j’ai écrit à la peinture "Emmaüs" et je l’ai accrochée à la porte de notre maison. En ce moment-là je ne savais pas ce qui allait arriver après, avec des hommes désespérés mais j’avais commencé à dire à la jeunesse que la vie était une désillusion enthousiaste. Une désillusion moins multipliée par moins donne plus. Cette sortie de l’illusion est le commencement de la rencontre de la vérité, de la vie. La désillusion, c’est le commencement de tout. Dans la vie, il faut sans cesse sortir de l’ullisoire. Le mot enthousiasme devient alors possible, c’est-à-dire une union avec Dieu, être au-delà de la désillusion. Comme nous vivions cela, je l’ai expliqué aux jeunes.

Un jour on m’a appelé au secours parce qu’une famille était expulsée. Cette famille était en retard de paiement de son loyer et elle n’avait pas d’argent pour le faire. Je l’ai logée dans la maison d’Emmaüs, dans la pièce où je disais les messes. Peu après, j’ai été contacté parce qu’il y avait un homme qui avait essayé de se suicider mais qu’il n’en était pas mort. J’ai vu cet homme qui fut un assassin, criminel. Vingt cinq ans avant, il avait tué son père pas dans l’intérêt mais dans un moment de passion de sa famille. Il avait été condamné à perpétuité. Après vingt ans, il a sauvé quelqu’un dans un incendie, il a été gracié et il est rentré chez lui. Quand il est rentré chez lui, il a trouvé sa femme avec un autre homme, avec d’autres enfants. Il avait une fille qu’il ne connaissait pas parce qu’elle était née après qu’il soit parti en prison. Cette fille lui écrivait des lettres pleines de tendresse quand elle a été grande mais quand il était arrivé de sa prison en ayant de la tuberculose, du paludisme, un peu alcoolique il était comme une épave. Et il a senti la déception de sa fille. Quand il a vu le dégoût que sa fille avait, il a voulu se tuer. Il n’avait plus de possibilité de vivre. Il s’appelait Georges.

Tout le mouvement Emmaüs répandu aujourd’hui à travers le monde est né d’une conversation entre cet homme qui s’appelait Georges et moi. Quand il a fini de me raconter son histoire, ses malheurs, je lui ai dit qu’il était très malheureux en ajoutant que j’avais une famille très riche mais quand j’avais décidé d’être moine, j’ai tout donné. Maintenant je suis député, on me donne de l’argent mais j’ai des dettes parce que j’ai commencé à construire des petites maisons pour des familles qui sont dans des caves après la guerre ; je suis à moitié malade et je ne peux rien te donner à cause des dettes. C’est alors que je lui dis : toi, tu veux mourir, tu n’as rien qui te préoccupe ? Eh bien, avant de te tuer, viens m’aider. Tout est né de cela ; il ne s’agit pas de dire je te donne mais de dire donne-moi pour aider d’autres. Georges a été transformé parce qu’il était habitué à se regarder comme un mendiant qui demande et voilà que par l’amitié avec moi, il découvrait qu’il devenait donateur. Ce n’était plus la même réalité de la vie.

Quand les journalistes ont vu et entendu le prêtre député, décoré puis gratuitement construire des maisons avec un assassin, cela faisait tout un roman et ils ont commencé à raconter tout cela, si bien que tous les jours, il y avait des hommes malheureux désespérés qui venaient taper à la porte pour dire et moi. Et bientôt on était jusqu’à dix huit (18) dans la maison. Pour manger, il n’y avait pas de problème parce que j’avais l’indemnité de député tous les mois qui nous permettait de vivre et de bâtir.

Un jour, après avoir été élu trois fois dans trois assemblées, j’ai décidé d’arrêter parce que je n’était pas bien compétent pour être député.
Cette décision était bonne parce que j’étais libre, j’avais du temps mais je n’avais plus d’argent. Quand il n’y avait plus rien à manger, j’allais dans les boulevards de Paris, la nuit, mendier avec un tract en disant que des hommes gratuitement travaillent pour faire des maisons pour les familles désespérées. Lorsque j’ai eu un peu d’argent et de quoi manger, je suis revenu. Mais quand mes compagnons m’ont vu mendier, ils se sont mis en colère. Ils ont dit qu’ils n’acceptaient pas que je mendie parce que nous manquions de pain. Deux de ces hommes m’ont dit qu’ils connaissaient un moyen d’avoir de l’argent sans mendier. Je leur ai dit oui.

Je me suis adressé à l’un deux en ces termes : tu as été en prison, tu sais voler ? Il me dit oui en ajoutant qu’il connaissait d’autres moyens. C’est alors qu’il me parla de la récupération, c’est-à-dire, aller prendre dans les poubelles, devant les maisons tous les objectifs qui seraient réutilisables en étant nettoyés, raccommodés. Il m’a convaincu et un matin, nous sommes sortis avec des sacs sur le dos pour aller fouiller les poubelles. Et petit à petit, il m’apprenait les techniques de récupération des objets que nous stockions pour pouvoir les revendre et avoir de l’argent. C’est ainsi que nous avons procédé pour avoir de l’argent et continuer à construire. Nous sommes devenus ainsi les chiffonniers d’Emmaüs. Il y a dix communautés d’Emmaüs qui sont actuellement autour de Paris. Les six communautés représentant plusieurs centaines d’hommes. Pour l’ensemble de la France, il y a cent quatorze (114) communautés de ces gens désespérés qui travaillent pour vivre mais qui travaillent plus que ce qui suffit pour les faire vivre parce qu’ils veulent donner aux autres.

Comme des pauvres travaillent pour donner, cela touche le cœur de beaucoup de gens qui veulent eux aussi apporter leur contribution. Ils donnent les choses inutiles qu’ils avaient dans leurs maisons. Parfois, un notaire nous avertit qu’un homme riche dans son testament léguait tout à Emmaüs.

Nous avons alors créé une fondation distincte du travail des chiffonniers pour les donations d’argent et de l’autre côté c’est le travail. Les racines d’Emmaüs, ce sont les communautés. Les 114 communautés de la France représentent quatre mille (4000) hommes libres, qui peuvent partir quand ils veulent. Mais ils savent qu’ils sont nécessaires pour pouvoir aider les mamans qui pleurent.

Pourquoi Emmaüs a décidé de tenir sa dixième assemblée mondiale à Ouagadougou ?

Quand nous avons décidé de venir au Burkina, nous connaissions le pays. Nous avons des volontaires qui y travaillent, au Bénin, au Mali etc. Lorsque nous avons choisi le Burkina pour abriter la dixième assemblée, on se demandait s’il y aurait du monde parce que c’est très loin, venir de la Chine, de la Suède ou du Chili. On se disait que si on était cinquante (50), les autres enverraient par correspondance leurs votes en les donnant à ceux qui pouvaient venir. Au lieu d’être cinquante, l’assemblée de Ouagadougou a regroupé près de quatre cents (400) personnes de quarante-sept (47) pays.

Le choix du Burkina s’explique par la présence de plusieurs associations liées à notre mouvement. Et la distance n’a pas empêché les gens de venir.

A l’ouverture de cette dixième assemblée, vous disiez que vous étiez à Ouagadougou parce que le monde était malheureux. Comment faire pour sortir le monde du malheur dont vous parliez ?

Il ne faut pas avoir d’illusion, il y a deux chemins et il faut les prendre en même temps. Premièrement, il faut prendre ses responsabilités pour agir individuellement ou en petits groupes là où l’on voit du malheur. Ce sont de petites actions individuelles mais qui peuvent contribuer à changer le cœur et l’intelligence des gens. Il faut avoir pris conscience et le communiquer aux autres. Il faut avoir pris conscience de l’absurdité de croire qu’il serait pour quelques uns d’être heureux avec le plus grand nombre malheureux et en même temps faire comprendre le crime qu’il y a chez ceux qui veulent prendre, avoir et ne pas partager. Il y a donc cette première route. Il faut s’engager dans cette route -à quotidiennement. Chacun a sa place. On peut être président de la République et être véritablement comme le dit l’Evangile, "pauvre de cœur". Si on se demande tous les soirs avant de s’en dormir : de mon pouvoir, de mon autorité, qu’est-ce que j’ai fait pour apporter une espérance aux plus malheureux ? La première action c’est le fait qu’on se préoccupe de ses voisins.

La deuxième route ou la deuxième action est celle qui est politique c’est-à-dire qui demande de l’organisation et des interventions fortes. Je pense qu’il y a eu un événement mondial d’une très grande importance qui s’est produit dans ce qu’on avait la tentation de considérer comme un échec dans la grande conférence sur le commerce mondial à Cancun. C’est vrai que cette conférence n’a abouti à rien et ne pouvait prendre aucune décision malgré toutes les espérances historiques parce que pour la première fois, en bas du pouvoir des grandes nations qui cherchent à équilibrer leurs intérêts les unes pour les autres en laissant les plus malheureux, l’ensemble des pays qu’on oublie, l’ensemble des pays qui prient un par un, qui n’ont rien, se sont, pour la première fois historiquement, unis et ont été capables de dire non au projet qui se présentait uniquement comme soucieux de garantir le maintien des privilèges des grandes nations puissantes, riches.

C’est un grand événement qui doit être accompagné avec notre pression, notre participation politique. Actuellement, la moindre position prise d’un pays même petit a des répercussions parce que la sensibilité humaine a été éveillée. Et les gens, même si ce n’est pas par générosité commencent penser qu’il y a des partages qui s’imposeront, ils commencent à comprendre, même si c’est par calcul de leur intérêt qu’il faut le partage parce que s’ils ne le font pas ils recevront des coups de pied qui peuvent leur faire très mal et les faire descendre du sommet dans lequel ils croyaient être et disposer des droits divins à perpétuité. Telles sont les deux actions qui doivent être menées ensemble, localement et par union des forces politiques.

Enok KINDO
Sidwaya

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