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La Côte d’Ivoire d’Alassane D. Ouattara : Défense et justice, préoccupations majeures de l’exécutif.

Publié le mardi 20 mars 2012 à 12h42min

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Autre temps, autres mœurs. Premier ministre du président Félix Houphouët-Boigny, Alassane D. Ouattara avait gardé sous le coude le portefeuille de l’économie et des finances. Ce qui ne pouvait pas étonner. Il avait été nommé pour relancer l’une et les autres. La Côte d’Ivoire du « Vieux » était alors au bord du gouffre et il fallait réalimenter la machine économique afin d’éviter une crise sociale de grande ampleur.

Président de la République, ADO s’adjuge, dans le nouveau gouvernement, le portefeuille de la défense. Faut-il s’en étonner ? Bien évidemment. C’est, selon moi, au-delà du départ annoncé de Guillaume Soro et de l’arrivée – annoncée également – de Jeannot Ahoussou Kouadio (JAK) à la primature, l’événement politique majeur du dernier remaniement gouvernemental. La défense était, jusqu’à présent, entre les mains de Guillaume Soro, leader de la « rébellion » et chef des Forces Nouvelles. Soro promu patron du pouvoir législatif, le pouvoir exécutif n’a pas souhaité confié ce dossier à un ministre : il sera géré, directement, à la présidence de la République. Or rien n’est plus étranger à ADO que les questions de défense. Il n’est pas, au sein de la classe politique ivoirienne, l’homme le plus en adéquation avec la hiérarchie militaire et, surtout, le plus à même d’être en proximité avec les « bidasses ».

Le pays est encore « occupé » par l’Onuci et la force Licorne*. Et il n’existe pas encore une armée nationale ivoirienne digne de ce nom. C’est dire que le dossier de la défense ne peut pas être traité dans le cadre d’un CDD, plus encore par un intérimaire qui n’est pas en affinité avec une troupe toujours hétéroclite. Personne ne peut croire qu’ADO va s’occuper, en direct, de ce portefeuille ; reste à savoir à qui il va le confier au sein de la présidence (quand Soro était à la primature et en charge de la défense, c’est Marcel Amon Tanoh, le directeur de cabinet d’ADO qui avait sous sa tutelle la défense, la sécurité et la diplomatie, trois activités étroitement liées). Des officiers supérieurs et des conseillers militaires français se trouvent dans l’entourage d’ADO. Va-t-il leur confier cette tâche ? Impensable : ce job oblige à être régulièrement sur le terrain au contact de la hiérarchie et de la troupe et si le sentiment national est à géométrie variable en Côte d’Ivoire, c’est cependant au sein de l’armée qu’il est nécessairement le plus fort (pour ne rien dire du sentiment tribal qu’il faut prendre en compte aussi).

Soro était resté premier ministre au-delà de ce qui était politiquement acceptable par le PDCI parce que, justement, la question de la place de l’armée au sein de la nation ivoirienne était encore problématique (et c’est un euphémisme). L’est-elle moins aujourd’hui ? Pas du tout. Le désarmement n’est pas achevé ; les exactions des hommes armés non plus. Le recasement des dizaines de milliers de « combattants » des ex-Forces Nouvelles** est loin d’être réglé. Les tensions restent fortes au sein de la hiérarchie militaire et l’armée ivoirienne est loin, très loin, d’avoir refait son unité. Pourquoi, dans ce contexte, ADO a-t-il décidé de s’approprier un portefeuille pour lequel il n’a aucune affinité particulière ?

D’abord parce que ce portefeuille ne pouvait pas « redescendre » dans la hiérarchie gouvernementale et être ainsi banalisé pour ne pas dire dévalué : entre les mains du premier ministre (plus encore d’un premier ministre qui avait conquis ses galons à la tête de la « rébellion »), il ne pouvait pas être confié à un quelconque ministre de la Défense, quand bien même aurait-il été ministre d’Etat : il fallait une personnalité d’exception dont le positionnement politique était incontestable ; il n’y en a qu’une : ADO !

Soro avait une légitimité historique à être le patron de la défense. ADO a, lui, une légitimité électorale. Ils ont surtout, l’un et l’autre, une « proximité » avec ce dossier particulièrement sensible que ne possède aucun autre acteur politique ivoirien. Et on comprend que ni ADO ni Soro n’aient souhaité qu’il soit géré par un « étranger », ni même un « allié » encore moins un « rallié ». L’histoire de la « rébellion » et de ses connexions reste à écrire ; celle de la chute de Gbagbo également. Mais c’est surtout l’histoire des conflits d’intérêts et de personnes au sein des Forces Nouvelles qui ne manquera pas, le jour où elle sera enfin publiée, de passionner les Ivoiriens et les… Français. Dans ce contexte, la prise en charge du portefeuille de la défense par ADO, président de la République et chef des armées, apparaît comme un constat de faiblesse. Mais pourrait-il en être autrement après ce qu’a vécu la Côte d’Ivoire depuis 1999 et l’irruption de l’armée sur la scène politique ? Pas loin de là, à Ouagadougou, confronté à des « mutineries » à répétition, le président du Faso a pris, en 2011, la même décision : c’est lui qui gère la défense. Sauf, bien sûr, qu’issu des rangs de l’armée, il sait de quoi il s’agit***.

La prise en charge du portefeuille de la défense par le président de la République de Côte d’Ivoire intervient alors que les enquêteurs de la Cour pénale internationale (CPI) sont à Duékoué. Dans cette bourgade de l’Ouest du pays, des centaines (certains disent au moins un millier) de civils auraient été massacrés entre le 27 et le 29 mars 2011, à la veille de la capture de Gbagbo. Duékoué, c’est un crime des hommes de Gbagbo proclament les hommes de Soro-ADO. C’est un crime des hommes de Soro-ADO répliquent les hommes de Gbagbo. Un an plus tard (pourquoi si tard ?), il n’est pas certain que la CPI soit capable de dire la vérité. Mais sa démarche rassurera ceux qui déplorent que les vainqueurs soient libres et les vaincus en prison alors que les uns et les autres auraient été impliqués dans des crimes contre l’humanité.

Laurent Gbagbo est, lui, à La Haye, entre les mains de la CPI. Et cela pèse lourd, actuellement, dans la vie politique de la Côte d’Ivoire. Très lourd. Dans le camp des pro-Gbagbo comme dans celui des anti-Gbagbo (ceux qui auraient souhaité que son procès ne soit pas délocalisé en Europe mais organisé à Abidjan). ADO se satisfait que celui que l’on présente encore comme son « ennemi intime » (on disait la même chose de Bédié il y a une douzaine d’années et Bédié ne faisait rien, alors, pour laisser penser le contraire) soit entre les mains de la justice internationale, loin des soubresauts politiques ivoiriens. Mais tout cela aussi, il faut le gérer. Et, ça, c’est le job de JAK. Car si le dossier « défense » est spécifiquement Soro-ADO, le dossier « justice » concerne tout autant le PDCI que le RDR.

Gbagbo est le plus grand dénominateur commun entre ADO et Bédié, l’homme qui a permis aux deux rivaux politiques de se réconcilier au nom des « houphouëtistes » et de reconquérir un pouvoir perdu depuis la fin du siècle dernier ! Mais cette conquête du pouvoir s’est faite dans la douleur (la meilleure preuve en est que Gbagbo se retrouve embastillé à La Haye). Et il faudra bien que la justice passe pour dire qui sont les victimes et qui sont les coupables. Et là encore, ADO innove : JAK, son premier ministre, est également chef du gouvernement, garde des sceaux et ministre de la Justice (avec, cependant, un ministre délégué). Autant dire que les deux têtes de l’exécutif, le chef de l’Etat et le chef du gouvernement, verrouillent tous les dossiers sensibles, défense et justice, de la Côte d’Ivoire nouvelle. Verrouiller c’est bien ; reste à veiller à ne pas les étouffer… !

* Ne perdons pas de vue qu’ADO a accédé au pouvoir alors que Nicolas Sarkozy était à l’Elysée et les socialistes dans l’opposition. Un changement de locataire est une perspective crédible à l’issue du deuxième tour de la présidentielle française, le dimanche 6 mai 2012. Ce qui pourrait changer, sensiblement, la perception de la présence des Français en Côte d’Ivoire, sur le terrain militaire comme dans les instances du pouvoir. Je m’étonne toujours que le coût de « Licorne » - 200 à 250 millions d’euros par an dit-on – ne soit jamais abordé par les candidats à la présidentielle en cette période « d’austérité » imposée aux Français.

** Selon le Programme national de réinsertion et de réhabilitation communautaire (PNRRC), le nombre d’ex-combattants qui seraient à identifier, désarmer et réinsérer socialement s’élèverait à environ 100.000. On est loin du chiffre des 20.000 avancé par ADO au lendemain de sa victoire sur Gbagbo (information publiée par Jeune Afrique – 11 mars 2012).

*** En Guinée Conakry, le président Alpha Condé est également en charge de la « défense nationale » ; mais il dispose, lui, d’un ministre délégué.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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