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La débandade de la Grèce à la lumière de la crise ivoirienne : « la face noire de notre commune inquiétude » selon Serge Michailof.

Publié le dimanche 13 novembre 2011 à 20h27min

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Trop souvent, quand je lis les commentaires suscités par la reprise de « La Dépêche Diplomatique » sur le net, je constate qu’en Afrique noire le réflexe est souvent du style (je caricature) : « Pourquoi nous emmerdez-vous avec les problèmes autres ? Nous avons assez avec nos propres problèmes ! ». C’est un point de vue qui ne cesse jamais de m’étonner dès lors qu’il émane de ressortissants de pays qui comptent, en général, moins de vingt millions d’habitants et sont totalement tributaires de relations économiques régionales et internationales (sans compter, bien souvent, de relations politiques de grande proximité avec les « grandes puissance »).

La crise de l’euro, au sein d’un système économique capitaliste en crise lui aussi, a rendu visible, pour beaucoup d’Européens, l’interconnexion des économies contemporaines. On ne parle plus guère de « mondialisation » ou de « globalisation » ; mais les faits sont là. C’est pourquoi la situation de la Grèce, qui n’est que la 33ème puissance économique mondiale (moins de 2,5 % du PIB de l’UE) et qui ne compte guère, politiquement et diplomatiquement, au sein de l’UE et encore moins de la communauté mondiale, bouleverse les économies européennes et devient le sujet de conversation de tous les sommets européens et mondiaux, à commencer par le G20. Ce n’était qu’une destination de vacances, un symbole de l’histoire de la démocratie « occidentale », un témoin de l’histoire… et voilà que c’est désormais un sujet d’étude et un cas d’école.

Les économistes de ma génération ont vécu, dans les années 1980, l’engouement des technocrates (à commencer par ceux de la Banque mondiale, du FMI, du MIT, de l’OCDE…) pour « la question de la dette ». L’Amérique latine, l’Asie puis l’effondrement de l’URSS, il est vrai, donnaient une actualité toute particulière à cette préoccupation. Et c’était le temps des « politiques d’ajustement ». L’économie politique, que l’on enseignait encore dans les années 1960, avait cédé la place à l’économétrie et les mathématiciens s’en étaient emparés pour nous proposer une profusion de « modèles macroéconomiques » qui n’en seront pas et montreront très vite leurs limites. Il y a un certain parallélisme entre ce qui se passe, aujourd’hui, en Europe, et ce qui s’est passé dans le monde, et particulièrement en Afrique, voici une vingtaine d’années. Mais, personne ne s’y attarde compte tenu de ce que je disais tout à l’heure : « Pourquoi nous emmerder avec les problèmes des autres ? ». Il n’y a que Serge Michailof, aujourd’hui professeur à Sciences-Po Paris pour y faire référence. Je vais y revenir.

Mais, d’abord, souvenez-vous. Afrique 1990 : le continent est en panne. La crise économique débouche sur une crise sociale puis politique. Et, du coup, les politiques pensent devoir passer la main aux économistes. Casimir Oyé M’Ba au Gabon, le professeur Lunda Bululu au Zaïre, Nicéphore Soglo au Bénin, Alassane D. Ouattara en Côte d’Ivoire… vont être appelés à gouverner. Et ces « économistes » bientôt, se transformeront en « politiques » avec les hauts et les bas que l’on sait (plus de bas que de hauts d’ailleurs !). La Grèce et l’Italie, aujourd’hui, cèdent à la même tentation : des banquiers centraux se voient confier le pouvoir par des responsables politiques qui ont failli économiquement et, du même coup, socialement.

Economie informelle (qui, parfois, tend à l’économie mafieuse), corruption, administration pléthorique et aux contours mal définis, clientélisme, fracture entre les « très riches » et le reste de la population, désintégration des classes moyennes, remise en question des acquis sociaux, etc. les maux qui minent la Grèce, l’Italie, le Portugal, l’Espagne… sont aussi ceux qui, dans l’ensemble, servent, en Europe, à caractériser l’Afrique contemporaine. On ne pouvait donc pas ne pas établir un parallèle entre ce que vit l’Union européenne aujourd’hui et ce qu’a vécu l’Afrique voici vingt ans. Et c’est Michailof qui le fait dans Libération (mardi 8 novembre 2011) sous un titre explicite (mais rare : quand l’Europe va-t-elle chercher des leçons du côté de l’Afrique ?) : « Leçon africaine pour la Grèce ». Michailof, HEC, docteur en économie, a fait carrière au sein de la Banque mondiale et de l’Agence française de développement (AFD) dont il a été le directeur exécutif chargé des opérations (2001-2004). Il a l’expérience du terrain et s’est illustré, l’an dernier par la publication de « Notre maison brûle au Sud. Que peut faire l’aide au développement ? », écrit avec Alexis Bonnel et publié par les éditions Fayard (Paris, 2010). Un livre essentiel. Aujourd’hui, Michailof nous dit que « la révolte grecque face aux mesures d’austérité, en particulier face aux réductions des salaires et des retraites, nous rappelle une autre époque, celle des programmes d’ajustement structurels conduits dans la zone franc au cours des années 1980 et au début des années 1990 ».

Michailof propose donc aux Européens de prendre conscience de la « gravité de cette crise politique grecque et les risques qu’elle entraîne sur le long terme à la lumière des leçons africaines ». Et c’est l’exemple de la Côte d’Ivoire qu’il nous propose : crises économiques et financières à répétition de 1970 à 1994 que l’on tentera de juguler par une politique d’ajustement en termes réels. Or, dit-il, le taux de pauvreté a triplé de 10 % à 31 % de 1985 à 1994 et atteint aujourd’hui 60 % parce que « la crise des années 1980 a provoqué une polarisation politique et une montée des extrêmes » : chute de Henri Konan Bédié, accession au pouvoir du général Robert Gueï, « prise de pouvoir du clan Gbagbo », « expédition militaire de Soro », etc. « L’entêtement du président Houphouët-Boigny, soutenu par la France dans cette erreur historique de politique économique, se paye encore au prix fort dans ce pays qui est loin d’être sorti de la zone des dangers ». Cette « erreur », c’est d’avoir accepté de s’engager dans une « impasse économique » qui a pour nom « ajustement en termes réels » sans recours à la dévaluation (la dévaluation du franc CFA ne se fera qu’au lendemain de la mort de Houphouët-Boigny, le 11 janvier 1994*). Et, nous dit Michailof, cette « impasse économique » conduit à une « impasse financière » puis à une « impasse politique » qui débouchera finalement sur une « crise » qui peut conduire à ce que les « démocraties » s’effondrent.

Michailof ne doute pas, chiffres à l’appui (ceux d’un rapport confidentiel du FMI et de la Banque centrale européenne), que « la récession provoquée par la politique d’ajustement menée en Grèce […] entraîne déjà une chute du PIB […] et conduira à un nouveau niveau d’endettement […] parfaitement insoutenable ». Tout est dit. En cette veille de commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918 (qui signifie la fin de la Première guerre mondiale mais débouche aussi sur le traité de Versailles, acte fondateur en quelque sorte du nazisme), Michailof nous le rappelle : « On sait depuis le traité de Versailles qu’il ne faut pas punir les peuples pour les erreurs de leurs dirigeants ». « L’Afrique a attendu vingt ans avant que l’on se décide à l’inévitable, c’est-à-dire annuler sa dette. Epargnons au peuple grec les souffrances qu’ont connues les Africains au cours de ces vingt ans. Epargnons-lui surtout les aventures politiques que provoqueraient ces souffrances ». Il est à espérer que Michailof soit lu et entendu !

* Dans « Ajustement et équité » (cahier de politique économique n° 1 - Centre de développement de l’OCDE - Paris, 1992), comparant l’évolution de la situation de plusieurs pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, le professeur français - ce qui n’est pas toujours évident à la lecture de son nom - Christian Morrisson ne manque pas, lui aussi, de mettre le doigt sur l’absence de dévaluation en Côte d’Ivoire qui pénalisera lourdement les performances du programme d’ajustement, notant cependant que c’est son appartenance à la zone franc qui en est la cause et que, par ailleurs, la Côte d’Ivoire échangeant essentiellement avec la France, cette dévaluation n’aura pas d’incidence significative.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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