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France-Turquie. Sarkozy à Erdogan : « Touche pas à mes nouveaux potes arabes » !

Publié le mercredi 12 octobre 2011 à 20h19min

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C’est une constante de la « diplomatie » élyséenne. Autrefois, on évoquait un « anti-américanisme primaire » ; on peut parler, en ce qui concerne Nicolas Sarkozy, « d’anti-turquerie primaire ». Qui s’inscrit dans une « logique électorale » (pour reprendre le jugement de l’ancien ambassadeur de la France à Ankara, François Dopffer - cf LDD Turquie 002/Lundi 23 février 2009) qui vise bien plus à récupérer les voix de l’électorat d’extrême droite que celles de la seule communauté française d’origine arménienne (même si cet enjeu n’est pas négligeable).

Mais il ne faudrait pas que l’arbre (électoral) cache la forêt (géopolitique). Au sujet de cette affaire de détestation sarkozienne de la Turquie (qui se traduit par son hostilité à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne mais, plus encore, l’affirmation selon laquelle « il ne changerait jamais de position »), Jean Picq, magistrat à la Cour des comptes disait des choses essentielles (cf. LDD Turquie 009/Mardi 28 avril 2009) : « C’est sagesse d’argumenter pour convaincre de la justesse de ses positions, c’est périlleux d’affirmer par principe. C’est avisé de ne jamais fermer la porte, c’est imprudent de la claquer ». Il ajoutait : « En matière de politique étrangère, suivre l’opinion intérieure n’est pas toujours judicieux tant celle-ci peut être conduite à mélanger les genres ». Selon Picq, la réaction de Sarkozy viserait une « opinion […] travaillée par l’imaginaire d’une improbable « déferlante » islamique » ; dans cette perspective, « on préfère avoir recours à des arguments présentés comme objectifs mais qui sont censés fermer le débat ».

Les « révolutions arabes » ont donné une nouvelle dimension au conflit latent entre Paris et Ankara (Selon Sarkozy, l’entrée de la Turquie dans l’UE entraînerait « une déstabilisation de l’Union européenne »). Heather Grabbe, ancienne conseillère auprès de l’ancien commissaire européen à l’élargissement Olli Rehn, et Sinan Ülgen, directeur du think tank turc (Istanbul) Edam, dans un papier publié par La Croix (20 avril 2011), évoquaient « une rivalité stratégique » entre la France et la Turquie qui a été avivée par la situation en Libye. La Turquie, membre de l’OTAN, n’avait pas été invitée au « sommet de Paris pour le soutien au peuple libyen » (samedi 19 mars 2011). Ankara s’était alors « refusé à partager la responsabilité d’une opération que certains décrivent comme une croisade » et avait, du même coup, bloqué un temps la mise en œuvre de l’accord de l’OTAN sur la Libye.

Et tandis que Sarkozy jouait avec délectation au « petit soldat » (mais près de sept mois plus tard, malgré le déferlement de bombes sur la Libye, la situation est encore loin d’être stabilisée), Erdogan sortait son grand jeu diplomatique qui allait rapidement porter ses fruits. El Watan Week-End, le supplément du quotidien algérien El Watan, s’interrogeait ainsi, au printemps 2011, pour savoir si la Turquie n’était pas devenue « la nouvelle égérie du printemps arabe ». « Les tendances politiques qui émergent en Tunisie et en Egypte perçoivent la Turquie comme un modèle bien plus intéressant et un partenaire bien plus apprécié [que la France] pour la transition. La Turquie fait coexister avec succès traditions musulmanes, démocratie moderne et prospérité galopante. Si la Turquie ne peut faire fi de son héritage dans la région, son dynamisme suscite toutefois l’admiration en comparaison d’une Europe embourbée dans la crise », écrivaient par ailleurs Grabbe et Ülgen (cf. supra).

Bien que n’ayant pas participé aux frappes contre la Libye, la Turquie n’en joue pas moins un rôle significatif dans la « Libye nouvelle ». Normal, dans ce pays musulman l’image d’Ankara est moins sulfureuse que celle de Paris, Londres, Washington... Et les Turcs possèdent, sur le terrain, un savoir faire incontournable. Si les connexions entre Kadhafi et la Turquie étaient fortes (Erdogan a reçu l’édition 2010 du prix Kadhafi international des droits de l’homme !), elles ne le sont pas moins pour une majorité de membres du CNT (reconnu par Ankara en juillet 2011). Ahmet Davutoglu, professeur de relations internationales, ancien conseiller diplomatique de Erdogan, ministre des Affaires étrangères, surfe sur l’échec du « Grand Moyen-Orient » des Bush-Men et de l’Union pour la méditerranée (UPM) de Sarkozy. Considérant que l’Occident et l’Orient sont, en Turquie, indissolublement liés, il a pris ses habitudes à Benghazi. Cet activisme diplomatique turc agace Paris ; il ne se limite d’ailleurs pas à la Libye, Erdogan ayant entrepris de séduire non seulement l’Afrique du Nord mais l’ensemble du monde arabe et l’Afrique noire.

En septembre 2011, Erdogan s’est rendu en Egypte, en Tunisie, en Libye et souhaitait faire un tour du côté de Gaza afin de réjouir la rue arabe et de provoquer Israël (que la Turquie a longtemps ménagé). Dans le même temps, l’opposition syrienne entreprenait de s’unir en… Turquie qui était, jusqu’alors, un des alliés du président syrien. « La Turquie est au cœur de tout » s’enthousiasmera Davutoglu tandis qu’Erdogan se félicitait qu’elle soit « source d’inspiration » dans un monde arabe auquel la Turquie n’appartient pas même si elle est terre musulmane.

Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine à l’IFRI, notait dans Le Figaro (17-18 septembre 2011) que « la Turquie offre aujourd’hui à un monde arabe en plein bouleversement un modèle de développement économique et de consolidation démocratique, capable d’arranger l’islam avec la modernité ». L’implication de la Turquie dans les affaires du monde arabe, particulièrement de l’Afrique du Nord, a été commentée par les capitales « occidentales » qui observent la montée en puissance d’un « nouvel axe Ankara-Le Caire » dont Anthony Shadid, dans The New York Times, a souligné que ce sont « deux des pays les plus militarisés, les plus densément peuplés et les plus influents de la région » ; un axe dont « ne manqueront pas de s’alarmer » l’Iran, l’Arabie Saoudite et Israël.

L’Afrique du Nord, priorité diplomatique, n’est pas préoccupation unique pour la Turquie. L’Afrique noire est aussi concernée. La tournée, en mars 2011, du président Abdullah Gül au Ghana et au Gabon - quatrième tournée africaine depuis 2007 - a rencontré un formidable succès auprès des… entrepreneurs turcs qui entendent affirmer que la Turquie est un « émergent » tout autant que le Brésil, l’Inde ou la Chine. Ouverture d’ambassades (une vingtaine aujourd’hui ; une trentaine bientôt), desserte de nouvelles destinations par Turkish Airlines, déploiement sur le terrain de l’agence nationale turque de développement TIKA, octroi de bourses aux étudiants, implantation d’un réseau d’écoles turques, etc. Ankara se déploie sur l’ensemble du continent, y compris dans les coins les plus « pourris ».

C’est à Istanbul que les représentants de l’OCI se sont réunis en août 2011 pour évoquer la famine en… Somalie où Erdogan s’est aussitôt rendu « en famille » pour y lancer un message humanitaire : « Il n’est pas possible que nous restions spectateurs, ni comme peuple, ni comme Etat, d’une telle misère humaine ».

Autant d’initiatives qui exaspèrent l’Elysée (d’autant plus que Rachida Dati, ex-égérie du « sarkozysme », multiplie les connexions avec Egemen Bagis, député d’Istanbul, vice-président de l’AKP - cf. LDD Turquie 008/Lundi 27 avril 2009). D’où cette sortie peu diplomatique, mais que Sarkozy a voulu « historique », lors de sa récente visite en Arménie, invitant la Turquie à « revisiter son histoire » et la menaçant, si elle ne « la regarde pas en face » « d’aller plus loin ». Les Africains n’étaient pas « assez entrés dans l’histoire » ; les Turcs, quant à eux, ne « la regarde pas en face ». Au-delà du message électoral à la communauté française d’origine arménienne, c’est à Ankara que Sarkozy s’adresse : « Ne touche pas à mes nouveaux potes arabes ». Chasse (économique) gardée !

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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