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Mathieu Hien : « Les chefs d’entreprises africains n’ont pas encore le reflexe de protection de leur patrimoine immatériel »

Publié le vendredi 22 octobre 2010 à 04h11min

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Mathieu Hien

Au terme d’une longue procédure judiciaire, la Cour d’appel de Ouagadougou enjoignait en mai dernier la société Megamonde de ne plus apposer la marque JC sur les deux roues qu’elle commercialise. A la grande satisfaction du plaignant, Jincheng. Ce dernier contestait à son concurrent le droit d’utiliser la marque JC, deux célèbres lettres dans l’univers des motos à la mode au Burkina depuis plusieurs années.
L’affaire Jincheng-Mégamonde a mis en évidence la nécessité pour les entreprises et les créateurs de protéger leur patrimoine immatériel, ce qu’ils ne font pas assez pour l’instant. Quels risques s’expose t-on à ne protégeant pas son invention ? Comment lutter contre la contrefaçon et le piratage ? Dans un contexte de mondialisation, comment et pourquoi une marque protégée peut-elle être un atout face à la concurrence ?
Eléments de réponse avec Mathieu Hien, expert en propriété intellectuelle près la Cour d’appel de Ouagadougou et conseil agréé à l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle.

La création d’Afric-Propi-Conseils en 2002 répondait-elle à un réel besoin des entreprises et comment votre cabinet est-il perçu aujourd’hui ?

Afric-Propi-Conseils est une toute petite entreprise dont la mission est d’assurer la protection et la défense des droits et la propriété intellectuelle. La propriété intellectuelle est divisée en deux grandes parties : la première partie comprend les doits d’auteurs, la propriété littéraire, artistique, et la deuxième partie comprend les droits de la propriété industrielle. La première concerne la protection des œuvres littéraires, artistiques, le folklore et la protection des droits dérivés, et la seconde porte sur la protection industrielle, celle des brevets, marques, dessins et modèles. Notre cabinet est habilité à effectuer des dépôts de brevets, de dessins et modèles, et des marques de produits et de services. C’est un cabinet qui a été créé en 2002 après une longue procédure d’agrément auprès de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) et cette procédure a abouti à l’obtention d’un certificat nous agréant pour l’exercice de la profession de mandataire agréé auprès de cet organisme en ce qui concerne la propriété industrielle.

Pourquoi faut-il absolument faire déposer sa marque ou son invention ? Que risque t-on en n’effectuant pas le dépôt ?

Aujourd’hui, le monde économique avance à partir de l’innovation et on ne peut plus rester dans les mécanismes classiques de gestion des entreprises d’autant que la matière grise est essentielle pour leur développement. Or, il se trouve que, aussi bien pour les brevets, les marques que pour les modèles, les chefs d’entreprises africains n’ont pas encore ce reflexe de protection de leur patrimoine immatériel. Ils s’exposent pourtant à des risques. Imaginez : vous mettez au point un produit, mais vous n’assurez pas sa protection. Si une autre entreprise le commercialise, peut-être sous la même marque que vous, vous n’avez pas la possibilité de vous plaindre avec des documents prouvant que le produit vous appartient. La marque doit donc être protégée par un dépôt à l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) dont le siège est à Yaoundé, ou dans tout autre service de propriété intellectuelle, ce qui vous donne le droit exclusif à l’exploitation commerciale durant un certain temps : 20 ans au maximum pour le brevet, puis ça tombe dans le domaine public, et une durée illimitée pour la marque.

On a ainsi des marques comme Coca Cola qui existe depuis plus d’un siècle !
Et puis, déposer un brevet d’une découverte ou d’une invention que vous avez faite vous procure une certaine reconnaissance de l’Etat, puisque vous avez contribué au progrès technique. Même chose pour les dessins et modèles, qui sont aussi de l’innovation et de la créativité et pour lesquels on délivre un certificat de dépôt valable cinq ans à l’inventeur ou à celui qui effectue le dépôt. Afric-Propi-Conseils est là pour aider les entreprises dans leur démarche, dans les pays membres de l’OAPI, et aussi dans les autres Etats du monde, car nous avons la possibilité d’effectuer un dépôt au nom et pour un opérateur économique de France ou des Etats-Unis. En tant que mandataire agréé, nous assurons la protection pour éviter que les autres entreprises sur le marché n’imitent ou copient les produits d’innovation

Les Burkinabè sont-ils sensibilisés à cette nécessité de protéger leurs créations et inventions ?

Pas suffisamment ! Quand j’étais fonctionnaire dans les années 90, j’allais régulièrement dans les entreprises pour faire de la sensibilisation, mais quand vous arrivez et que vous expliquez, on vous dit : « C’est bien, on a compris et on va déposer », mais dès que vous tournez le dos, on s’empresse d’oublier ! Les entreprises burkinabè ne sentent pas la nécessité d’effectuer les dépôts et c’est pour cela que nous faisons actuellement un travail de proximité. Nous allons à la rencontre des chefs d’entreprises et je peux dire qu’aujourd’hui, environ 60% d’entre eux savent ce qu’est la propriété industrielle. En tout cas, ils ont l’information, mais pas encore en profondeur pour une raison simple : étant confrontés à de multiples difficultés, les patrons pensent en priorité à ce qui peut rapporter immédiatement, ce qui n’est pas le cas de la propriété industrielle, où on dépense de l’argent pour se couvrir et éviter de perdre un marché. Il est évident que cela n’est pas perceptible sur le plan financier et nous devons donc continuer le travail de sensibilisation.

Les Africains ont pourtant été confrontés au droit de la propriété intellectuelle pour la fabrication des médicaments génériques contre le VIH-SIDA…

C’est exact ! La propriété intellectuelle a été mise en relief avec l’histoire des brevets sur les médicaments génériques de lutte contre le VIH-SIDA, quand certains pays qui voulaient, au nom du droit à la santé, en fabriquer pour leurs malades, notamment le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Inde, et qui se sont heurtés au refus des laboratoires détenant les brevets. A cette occasion, beaucoup d’Africains se sont posé la question : « C’est quoi cette histoire de brevet et de propriété intellectuelle ? ». Déjà avec les accords de Marrakech en 1995 créant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), il est question de propriété intellectuelle et on voit bien que les négociations du cycle de Doha achoppent sur les questions agricoles et la propriété intellectuelle. En tout cas, nous sommes en retard, mais avec le grand vent de la mondialisation et la libéralisation, les gens commencent à comprendre le sens de la propriété intellectuelle et l’intérêt pour chacun de protéger ses marques et inventions

Des entreprises burkinabè ont-elles déjà été confrontées au droit de la propriété industrielle ?

Oui, rappelez-vous de l’affaire « JC-Mégamonde ». Mégamonde serait en train de fermer parce qu’elle ne peut plus commercialiser les produits marqués JC suite à la décision de justice l’interdisant ! C’est ce qui peut arriver à n’importe quelle entreprise quant on n’assure pas la protection de sa marque. En 2004-2005, notre cabinet a été consulté par la Cour d’appel de Ouaga auprès duquel nous sommes agréés, à propos de pagnes Wax contrefaits. Les faux pagnes qui étaient sur le marché ont été scellés puis brulés parce que c’était préjudiciable au vrai propriétaire. Les faux dessins et modèles, on en trouve abondamment sur le marché, venant de Chine et du Nigeria. Une étude que j’ai faite dans les pays membres de l’UEMOA a montré que non seulement toutes les marques sont contrefaites, mais surtout que le dispositif de protection n’est pas efficace. L’intégration est pourtant en marche et il faut concevoir des mécanismes plus appropriés afin d’éviter que les faux produits de consommation n’inondent le marché sous-régional. L’argument selon lequel les produits contrefaits sont moins chers, donc bons pour les pays pauvres n’est pas tenable

Pratiquement, quelle est la démarche à suivre pour déposer une marque ou un brevet et combien ça coûte ?

Si vous inventez une marque et vous pensez qu’elle peut être apposée sur un produit commercialisable, il faut absolument consulter un conseil en protection afin d’effectuer le dépôt avant toute opération commerciale. Schématiquement, il faut remplir un ou des formulaires que l’OAPI a mis gratuitement à la disposition de tous les mandataires agréés et qui contiennent des informations sur le titulaire du produit, le créateur de la marque, le déposant, qui peut ne pas être l’inventeur, comme un salarié d’une entreprise qui a inventé quelque chose mais dont il faut mentionner le nom, le logo ou l’invention. Quant il s’agit d’une invention, il faut bien la décrire de sorte qu’un homme de métier puisse la reproduire ; elle est ensuite classée selon des critères définis par des textes internationaux afin qu’on sache qu’elle est la nature de l’invention et éviter les erreurs qui peuvent être sources de conflits. En plus du formulaire, il faut aussi payer des taxes qui sont variables en fonction de la complexité de l’invention : plus c’est complexe, plus c’est cher parce que le mémoire descriptif, qui peut atteindre parfois mille pages, sera volumineux. La taxe de base fixée par l’OAPI est de 500 000 F CFA et peut atteindre plusieurs centaines de millions selon la complexité de l’invention et du nombre de pays dans lesquels elle est déposée. Toutefois, un seul dépôt à l’OAPI est valable pour l’ensemble des pays membres.

Dans le combat contre la contrefaçon et le piratage, je dois aussi souligner l’importance d’avoir un corps judiciaire bien formé et bien au fait des textes sur les droits et la propriété intellectuelle. Un jugement mal rendu sape la crédibilité du système judiciaire et fragilise le combat

Propos recueillis par Joachim Vokouma

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Vos commentaires

  • Le 23 octobre 2010 à 06:35 En réponse à : Mathieu Hien : « Les chefs d’entreprises africains n’ont pas encore le reflexe de protection de leur patrimoine immatériel »

    L’innovation est une condition nécessaire pour une croissance économique dans le long terme dans le contexte de la mondialisation. Aucun pays au monde ne s’est développé seulement parce qu’il dispose de matières premières. C’est à travers l’innovation qu’on créé la richesse i.e la valueur ajoutée. Personne ne va investir ses efforts à innover s’il ne peut jouir des fruits de son invention. La protection de la propriété intellectuelle est donc capitale pour soutenir l’esprit d’innovation et surtout si on ne veut pas passer son temps à "imiter" les autres ou à être simplement "pourvoyeur" de matières premières. A l’ère du "knowledge economy" (économie du savoir), les "pourvoyeurs de matières premières" continueront à tirer le diable par la queue et les "créateurs de valeur ajoutée" ie les innovateurs se la couleront douce !!! Merci à Mr Hien de soulever ici une question qui à mon sens devrait mériter beaucoup d’attention de la part de nos gouvernants s’ils veulent vraiment investir dans le capital humain.

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