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Abdou Latif Coulibaly, journaliste-écrivain sénégalais : "Certains responsables de la société civile sont plus corrompus que les chefs d’Etat qu’ils dénoncent"

Publié le samedi 28 juillet 2007 à 08h50min

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Abdou Latif Coulibaly

Abdou Latif Coulibaly, célèbre journaliste sénégalais, est surtout reconnu à travers ses investigations qui ont permis de mettre à nu les plus grands scandales financiers de son pays. Il exerce depuis plus de deux décennies au groupe de presse privé “Sud communication”.

La liberté de presse et d’expression est son combat de tous les jours. Dans cet entretien qu’il a accordé à Sidwaya, il se prononce sur l’état de la démocratie au Sénégal, de son engagement dans la lutte contre la corruption, etc.

Sidwaya (S.) : Que pensez-vous du boycott des élections législatives sénégalaises par les partis d’opposition ?

Abdou Latif Coulibaly (A.L.C.) : On peut dire que le Sénégal traverse une crise politique assez sérieuse. 12 partis politiques de l’opposition qui mobilisent plus de 43% du suffrage de la population ont boycotté les élections législatives. Un boycott qu’ils justifient par le fait qu’ils avaient demandé au chef de l’Etat, d’accepter de discuter avec l’opposition, en vue d’une
amélioration du code électoral élaboré en 1992 et plusieurs fois modifié de façon consensuelle (1993,1998,2000). L’opposition estime, après avoir participé à l’élection présidentielle, qu’il y avait un certain nombre de problèmes dans la mise en application de certaines dispositions relatives à la numérisation du fichier électoral.

Selon eux, certains électeur disposaient de deux cartes d’électeur contrairement à ce qu’affirme la CENA, à savoir que le fichier numérisé est totalement fiable. Deuxièmement, ils ont signalé que la Commission électorale nationale autonome (CENA) n’a pas fait son travail comme l’opposition l’aurait souhaité. Par exemple, lors du recensement national de vote, la CENA n’avait pas de procès verbaux, contrairement à ce que la loi exige de sa part. Si 120 000 voix ont été annulées, cela veut dire qu’il y a un problème dans le fichier elctoral. Evidemment Abdoulaye Wade a répondu quasiment par le mépris, dans une lettre très discourtoise.

S. : Peut-on dire aujourd’hui que le Sénégal qui faisait figure d’exemple en matière de démocratie dans la sous-région, a régressé ?

A.L.C. : Je pense que vous pouvez le dire. Même si la démocratie ne s’apprécie pas uniquement à l’aune des compétitions électorales, celles-ci constituent un moment fondamental et décisif dans la mise en œuvre dans le projet démocratique.

Si effectivement, les compétitions électorales se déroulent dans des conditions qui font qu’une partie importante des partis politiques représentant au moins 42 à 45 % de l’électorat, refuse d’y participer, on peut affirmer que c’est un recul. D’autant plus que la seule fois depuis l’indépendance où il y a eu boycott des élections au Sénégal, c’était en 1990 et c’était Abdoulaye Wade lui-même qui l’avait fait.

S. : Que pensez-vous des observateurs internationaux ?

A.L.C. : C’est une procédure ridicule. Ces observateurs internationaux sont là simplement pour valider aux yeux de l’opinion internationale des élections, même les plus frauduleuses. Les seules élections que j’ai suivies en Afrique et que des observateurs ont dénoncées, ce sont celles du Togo et de l’Éthiopie. Encore que certains observateurs n’ont pas eu le courage de le faire. En dehors de ces deux élections, je ne pense pas qu’on puisse dire que toutes les élections se déroulent normalement en Afrique.

S. : Pourtant, ces observateurs sont pour la plupart des militants des associations de lutte contre la corruption ou de défense des droits de l’homme ?

A.L.C. : Il y en a qui sont plus corrompus que les chefs d’État qui sont dénoncés. Si nous regardons autour de nous, nous constaterons que la plupart des responsables de ces organisations de la société civile sont élus à vie. Ils pensent comme les chefs d’État, que ces organisations sont leur bien propre, qu’ils n’ont pas à se présenter devant leurs mandants pour rendre des comptes, qu’ils doivent rester à vie. Chez nous les Africains, c’est un problème quasiment atavique de croire que le pouvoir est fait pour soi et naturellement pour soi.

Ces organisations ne sont pas du tout exempts de critiques. Au Gabon pendant les élections présidentielles, ils ont quasiment été pour la plupart reçus par Omar Bongo et arrosés à coups de millions. Lorsqu’ils vont dans un pays, ils partent voir en catimini le président et le Premier ministre. Le deuxième mandat de Alpha Omar Konaré qui a été validé par les observateurs a été une tragédie.

J’étais là-bas et j’ai vu ce qui s’est passé lors de ces élections-là. Il y a eu des fraudes partout mais à ma grande surprise, les observateurs ont été reçus dans la soirée par le Premier ministre. C’étaient des petits fours par-ci et du vin mousseux par-là. Je suis un citoyen très révolté par le comportement inacceptable du chef de l’État qui pense que pour avoir fait 26 ans dans l’opposition, il a le droit de faire ce qu’il veut avec le denier public(exergue)

S. "Wade un opposant au pouvoir, l’alternance piégée" est un de vos livres qui a beaucoup de succès. Pourquoi avoir écrit un tel livre ?

A.L.C. : Je suis un citoyen très révolté par le comportement inacceptable du chef de l’État qui pense que pour avoir fait 26 ans dans l’opposition, il a le droit de faire ce qu’il veut avec le denier public.
Je suis révolté parce que le président Abdoulaye Wade, arrivé au pouvoir, a décidé d’indemniser la famille d’un juge qui a été assassiné en 1993. Intégralement indemnisée alors que la justice avait décidé que les seuls responsables de cet assassinat sont les gens qui l’ont tué et éventuellement les commanditaires qui n’ont jamais été attrapés.

Les assassins et les commanditaires éventuellement avaient été condamnés à payer 53 millions de dommage à la famille. L’État du Sénégal n’a jamais été condamné. Le président est tenu de respecter les lois de la République qui déterminent la valeur du jugement, la valeur des décisions de justice.

Et il arrive au pouvoir, il prend 600 millions de francs qu’il alloue à la famille de Me Seï . A quel titre ? Ensuite, il est venu dire aux Sénégalais, j’ai rénové mon avion, je n’ai pas dépensé vos sous, ce sont des amis qui m’ont aidé à le faire. J’ai fait mes enquêtes : faux ! Il a transféré du trésor public sénégalais 32 milliards de F CFA. La réparation elle-même n’a coûté que 12 milliards de F CFA. Les 20 milliards ont donc été volés par ceux qui ont fait ce travail. Permettez-moi de ne pas les nommer ici. Mais dans mon livre, ils ont été nommés, voilà la réalité. Personne n’a jamais pu démontrer le contraire de ce que j’ai dit. Ce sont des genres de situation que je ne vous apprendrai pas ici. C’est ce qui a coûté la vie à mon confrère Norbert Zongo.

Nous estimons qu’il faut dire la vérité aux gens quoi qu’il en coûte. Wade n’a pas le droit de prendre 32 milliards de F CFA et mettre dans son avion.
Ce bateau "Le Jola" avait besoin de cinq cents millions de F CFA (500 000 000) pour que ces deux moteurs soient remotorisés et qu’il reprenne la navigation. Ils ont pris 250 000 000 F CFA, réparer un seul moteur et cela a valu la vie de deux mille (2 000) sénégalais (au fond de l’Océan). Pendant ce temps, pour des besoins de confort personnel, pour le goût du luxe, le président met 32 milliards de francs dans son avion. C’est l’ensemble de tout cela qui m’a révolté et que j’ai dénoncé. Etre intellectuel consiste à penser quelque chose et prétendre l’exprimer pour les autres.
Parce que nous constituons l’avant-garde, capables de penser, de réfléchir en avance par rapport aux autres. (Exergue)

S. : Mais avec du recul, est-ce que vous sentez avoir fait œuvre utile ?

A.L.C. : Si vous me posez cette question, c’est relativement au fait que Abdoulaye Wade a été réélu. Sa réélection n’a pas été transparente. C’est ma conviction personnelle jusqu’au jour où j’aurai des preuves tangibles. Je ne suis pas en train de faire des enquêtes (parce qu’ils peuvent m’assassiner).

C’est parce qu’il a été réélu que les gens disent que les citoyens ne m’ont pas écouté. J’ai envie de dire à tous ceux qui raisonnent de la sorte qu’être intellectuel consiste à penser quelque chose et prétendre l’exprimer pour les autres.

Parce que nous constituons l’avant-garde, capables de penser, de réfléchir en avance par rapport aux autres. Ce n’est pas parce que le peuple n’a pas suivi des dires qu’il faille en déduire que l’auteur a tort.
Un penseur français a dit : "Une multitude est par essence bête" et nous n’avons pas de peuple au sens politique du terme quelles que soient nos prétentions. Nous avons des regroupements de populations sur les territoires. Alors qu’un peuple est traversé par une conscience politique et une conscience de la citoyenneté des uns et des autres. Une conscience individuelle et collective, ce que nous n’avons pas dans nos pays.

En 1832 en Allemagne, un groupe d’intellectuels avait publié un manifeste contre Hitler et la possibilité de le voir élire par le parti Nazi au pouvoir. Ces intellectuels avaient attiré l’attention des Allemands : "si vous élisez cet homme, l’Allemagne risque de sombrer dans le KO".
En 1933, ce sont les journalistes qui préviennent du danger qu’il y a à élire cet homme. En 1933 Hitler est plébiscité. Cinq ans après, il déclare la guerre mondiale, six ans plus tard, l’Allemagne est dans l’abîme, divisé en deux États, gérés par des puissances d’occupation.

Pourtant, quand Hitler avait été plébiscité, certains avaient dit que les journalistes avaient tort, qu’ils se sont trompés. Non, c’est le peuple allemand qui s’était trompé. Le peuple se trompe souvent, et lourdement. Ne manquons pas de courage de le dire. On ne peut pas prétendre qu’il y a un peuple burkinabè. Il y a en réalité une population burkinabè. Le peuple au sens politique du terme est fait de gens qui ont une conscience citoyenne. Ce ne sont pas des gens qui vont tous voter parce que vous êtes le président de la République ou que vous avez de l’argent à leur distribuer.

C’est plutôt des gens qui vous votent parce qu’ils ont une conscience aiguë de leur état de citoyen et des conditions dans lesquelles votre politique les a mis. Il faut travailler pendant longtemps encore pour qu’on en soit là.

S. : Vous déclarez un jour ceci :"ce ne sont pas des menaces et des intimidations qui vont me faire détourner de mon objectif ". D’où vous vient autant de détermination ?

A.L.C. : Je ne sais pas. En tant que journalistes, nous avons fait un serment avec notre peuple de lui dire la vérité. Et si nous disons cette vérité, nous devons en être fier. Mais si nous avons peur, la peur inhibe, elle vous paralyse. De quoi doit-on avoir peur ? Quelqu’un a dit dans ce pays (Burkina Faso), ils veulent nous tuer, ils nous tueront avec ou sans la peur. Sans la peur, on rend service au peuple en faisant honnêtement son travail. Tahar Jaoud (assassiné le 6 mai 1993) a dit le 5 mai 1993 "Toi, si tu parles tu meurs. Si tu te tais tu meurs. Parle et meurs ! " Aujourd’hui, il est une référence cardinale chez nous.

Ce n’est pas que j’ai peur ou pas ou que je pratique la bravade, je calcule le risque que je prends.
Norbert Zongo a été assassiné par des gens qui vivent dans la peur aujourd’hui. On ne peut pas supprimer une idée en éliminant physiquement celui qui la porte. Il faut pour y arriver, opposer une idée supérieure à l’idée en question(exergue)

S. : Lauréat du prix "integrity Awards" de Transparency en 2005,vous avez dédié votre prix à Norbert Zongo. Aviez-vous des relations particulières avec ce dernier ?

A.L.C. : Nous avions des relations intellectuelles. Je l’ai rencontré une seule fois ici à Ouagadougou à la faveur d’un colloque et nous avons discuté. A l’époque, notre groupe de presse à Dakar venait d’être condamné à payer (700 000 000F CFA) à un industriel français.
Ce qui m’a frappé chez Norbert Zongo, c’était sa lucidité incroyable, cette conscience du rôle que nous, journalistes devions jouer. Ce sont ces qualités qui ont fait de lui le journaliste perspicace qu’il a été. Ceux qui l’ont tué ont ignoré qu’on ne peut pas supprimer une idée en éliminant physiquement celui qui la porte.

Il faut pour y arriver, opposer une idée supérieure à l’idée en question. L’idée de Norbert Zongo est que les Burkinabè ont renoncé à un combat. Il faut une prise de conscience individuelle et collective pour construire une nation. Pour "tuer" cette idée, il fallait qu’on lui oppose une idée supérieure. Malheureusement, on a naïvement pensé qu’il fallait le tuer. La violence est l’arme des faibles et chacun réagit en fonction des armes dont il dispose. Si c’était à refaire, je ne suis pas sûr que les assassins de Norbert allaient le tuer.

S. : D’une façon générale que peut-on dire de la situation du journaliste sénégalais ?

A.L.C. : C’est pareil à la situation des journalistes au Burkina. Des professionnels qui exercent dans des situations économiques désastreuses, et leurs productions s’en ressentent naturellement. Beaucoup de confrères n’ont pas été formés sérieusement, le boom médiatique de ces derniers temps a nécessité un besoin de ressources humaines et pris ceux qui étaient disponibles. A mon sens, il faut repenser tout cela en terme de perspective politique et non en terme de revendications seulement. Nous pouvons faire des revendications professionnelles.

Mais pour influencer les décisions d’État (que nos États comprennent qu’ils n’ont pas de politiques pour les médias), il faut des propositions, des réflexions et la détermination dans le combat. Nos ministres en charge de la Communication pensent que leurs charges se limitent à la télévision et à la radio d’État. Ils n’ont pas de perspectives. Il faut que l’on comprenne que la communication, à l’instar de l’agriculture, du commerce, est un secteur fondamental et que sans médias crédibles, on ne peut pas développer un projet démocratique.

S. : En ce moment au Burkina, le débat est focalisé sur la mise en place d’une convention. Le Sénégal a la sienne depuis 1972. Vous qui avez une certaine expérience, qu’est-ce que vous pouvez en dire ?

A.L.C. : La convention collective journalistique est une forme de dérogation qui a été apportée pour le compte du journaliste par rapport à toutes les conventions du commerce qui, de manière générale, régissaient tous les travailleurs qui n’étaient pas de la Fonction publique.
Les journalistes à un moment se sont rendu compte que le travail intellectuel qu’ils faisaient n’était pas rémunéré à sa juste valeur et qu’on ne peut pas assimiler un journaliste à un commercial. Les journalistes se sont battus et on leur a concédé une convention, une loi, un accord entre des parties validé par les règlements, des lois.

La convention collective du Sénégal était plus avantageuse pour les médecins par exemple. C’est toutes les difficultés des conventions collectives dans leur application et leur applicabilité. Si vous avez des industries médiatiques qui sont complètement assommées par les taxes, elles ne peuvent pas faire face à leurs obligations du point de vue de la rémunération et du point de vue du droit de Travail. Donc, il faut y aller avec tact et intelligence, et créer des nouveaux droits pour les journalistes.

Dans tous les pays du monde pratiquement, les journalistes ont des conventions collectives. Il n’y a pas de raison que ceux du Burkina n’en aient pas. La convention définit de meilleures conditions de travail, d’embauche et de révocation. Si on ne se bat pas, on n’obtient rien du tout. C’est aux journalistes de lutter pour leurs droits. Personne ne viendrait le faire à leur place.

Entretien réalisé par Fatouma Sophie Ouattara

Sidwaya

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