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Il enfile une robe rose… et fait pleurer toute une nation

Publié le vendredi 5 septembre 2025 à 22h30min

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Il enfile une robe rose… et fait pleurer toute une nation

Ce 12 août, jour d’anniversaire de la Reine de Thaïlande, un homme osa sortir de chez lui vêtu d’une robe rose, sous les regards interrogateurs d’une foule intriguée. Ce qui, au début, a suscité incompréhension et moqueries s’est transformé en une vague de respect, d’admiration et d’amour – jusqu’à bousculer la conscience d’une nation entière. Lisez plutôt.

12 août. En Thaïlande, cette date n’est pas un simple jour du calendrier. C’est un symbole, une fête nationale gravée dans la mémoire collective. C’est l’anniversaire de Sa Majesté la Reine Sirikit – honorée comme la Mère de toute la nation.

Ce jour-là, les rues s’illuminent de portraits majestueux, drapés de guirlandes et de fleurs. Les temples résonnent de prières solennelles, l’encens flotte dans l’air comme un voile sacré. Et chaque citoyen, du plus humble villageois au plus haut dignitaire, rend hommage à celle qui incarne la figure maternelle du royaume. Mais ce matin-là, dans une petite ville, les regards se figèrent, happés par une image inattendue :
Un homme. Un père de famille.

Sa stature robuste inspirait la force, son visage portait à la fois la gravité des responsabilités et la douceur discrète d’un cœur attentif. Et pourtant, sur ce corps solide, une dissonance éclatait comme une note fausse dans une symphonie : l’homme était vêtu d’une robe rose, délicate, bordée de dentelles fines. Une robe qui semblait étrangère, presque déplacée, comme un habit venu d’un autre monde.

Mais – paradoxe troublant – à cet instant précis, cette robe rose paraissait faite pour lui. Elle épousait sa présence, non pas comme un déguisement, mais comme un uniforme silencieux, taillé pour une mission que peu auraient osé endosser.

Comment s’appelait-il encore ? Chatchai Parn-Uthai.

Pour les intimes, c’est tout simplement Chatchai.

Le choc fut immédiat. Les voisins murmurèrent derrière leurs mains. Les passants s’immobilisèrent, figés comme des statues. Certains esquissèrent un sourire gêné, d’autres laissèrent paraître un froncement de sourcils indigné.

En Thaïlande, tout le monde connaît les ladyboys. Ces figures transgenres, visibles partout – sur les scènes, dans les bars, dans les ruelles animées – font partie du paysage culturel. Parfois admirés, parfois moqués, ils sont à la fois tolérés et rarement compris.

Alors naturellement, beaucoup crurent comprendre.

« Encore un de ces hommes qui cherchent à jouer les femmes », chuchotaient les regards.

Mais ils se trompaient. Car Chatchai n’était pas de ceux-là.

Ce matin-là, l’homme à la robe rose ne marchait pas vers le palais. Il n’allait pas rejoindre les foules en liesse venues honorer l’anniversaire de la Reine. Ses pas l’entraînaient ailleurs, vers un lieu plus simple. Vers une scène plus intime. Il marchait vers l’école.

Car le 12 août en Thaïlande, jour d’hommage à la Mère de la Nation, coïncide aussi avec une autre fête : la fête des Mères. Un jour où les écoles rivalisent d’ingéniosité pour honorer ces femmes qui donnent la vie et portent le monde.

Chaque établissement organise son propre rituel. On prépare des fleurs, des chants, des cérémonies. Les mères, les seules invitées à cette cérémonie, s’installent dans les salles décorées, fierté dans les yeux, larmes parfois au bord des cils. Et les enfants s’avancent, à genoux parfois. Ils s’inclinent pour déposer, entre les mains de celles qui les ont portés, des bouquets fragiles.

Un geste simple et sacré. Un rituel universel. Un rituel bouleversant dans sa pureté. Parce qu’il n’est pas seulement une cérémonie : c’est une offrande de gratitude et d’amour.

Dans la cour de l’école ce jour-là, le murmure devint une rumeur. Des rires étouffés circulaient entre les bancs comme du venin. Des regards fuyants. Des sourcils froncés. Des mots jetés à mi-voix, assez forts pour blesser. Ridicule. Indécent. Hors de propos.

« Un père en robe ? Pour la fête des mères ? » chuchotait-on avec sarcasme.

« Alors quoi ? Sa femme viendra en veste et cravate ? Ils ont échangé les rôles ? »

Les mauvaises langues s’en donnaient à cœur joie. Les adultes ricanaient derrière leurs mains. Et les enfants, eux, avaient cette cruauté innocente des âmes sans filtre. Ils pointaient du doigt, ils chuchotaient : « Pourquoi leur papa est habillé comme ça ? »

Puis… le silence. Un silence lourd, électrique.

Deux petits garçons s’avancèrent. Ils n’étaient pas intimidés, encore moins honteux. Leurs pas, légers mais déterminés, résonnaient dans la salle comme une réplique divine au vacarme des moqueries.

Leurs camarades attendaient leurs mamans, bras tendus, sourires impatients. Des chaises occupées, des étreintes prêtes à éclore. Mais ces deux garçons ? Eux, leurs bras étaient vides. Leur chaise aussi. Vide, froide, cruelle. Et l’ombre de cette absence pesait sur eux comme une condamnation.

Mais dans leurs yeux, il y avait une lumière qui transperçait l’air. Une lumière si vive qu’on aurait juré voir Noël éclater en plein mois d’août.

Soudain, ils se mirent à courir. Non pas vers une mère. Mais vers un homme. Un homme assis là, où d’ordinaire prend place une mère. Un homme vêtu d’une robe rose, maladroite, mais chargée d’un sens que nul ne pouvait encore comprendre.

Les deux garçons s’agenouillèrent devant lui. Leurs petites mains tremblaient. Dans ces mains, un collier de fleurs. Pas un simple collier, mais un trésor. Plus précieux qu’une médaille. Plus sacré qu’une couronne.
Et Monsieur Chatchai, leur père, les accueillit. Son sourire tremblait comme une flamme dans le vent, mais dans cette flamme brûlait tout : la tendresse infinie d’une mère, la force indomptable d’un père, et la blessure béante d’un amour fauché trop tôt.

Alors, le temps sembla s’arrêter. Les rires s’éteignirent. Les chuchotements moururent dans les gorges. Un silence tomba – brutal, implacable – comme une sentence.

Et dans ce silence, chacun comprit : ce jour-là, la chaise n’était pas vide. Elle n’avait jamais été vide. Elle était pleine, habitée, chargée d’une présence invisible qui serrait les cœurs. Une âme veillait. Une âme que ni la mort ni l’absence ne pouvaient effacer. Une âme maternelle, omniprésente, que ce père, par son courage et sa robe maladroite, venait d’incarner à la vue de tous.

Car non. Chatchai Parn-Uthai n’avait pas enfilé cette robe pour amuser la galerie. Ni pour provoquer. Ni pour faire scandale. Il l’avait fait pour ses fils. Pour leur épargner la morsure du vide. Pour que cette chaise vide laissée pour leur mère ne leur dévore pas l’âme. Pour que, ce jour-là, leurs yeux brillent comme ceux des autres enfants. Pour que, l’espace d’un instant, ils sentent encore la chaleur d’une mère.

On l’avait bombardé de questions. Des murmures, des doutes, des regards lourds d’ironie. Il avait gardé le silence longtemps, parce qu’il n’avait rien à prouver. Mais ce jour-là, il céda. Sa voix trembla d’abord. Puis elle s’ancra. Chaque mot tomba comme un coup de marteau sur une enclume brûlante :
« Je suis veuf, avec deux enfants. Je peux tout faire – et je dois tout faire – pour qu’aucun vide ne s’installe en eux. »

Il inspira. Ses yeux brillèrent de larmes contenues.

« Quand l’école organise la fête des mères, je refuse que mes enfants baissent la tête et se sentent inférieurs. Je refuse qu’ils se sentent moins que les autres. Je les aime. J’ai aimé leur maman. Je l’aime encore là où elle est. Alors non, je n’ai pas honte. Je n’ai pas honte de porter ce qu’elle aurait porté aujourd’hui. »

Il marqua une pause. La salle retenait son souffle.

« Ce n’est pas un déguisement. Pour moi, c’est une prière silencieuse. Une déclaration. Un serment à l’endroit de mes enfants : vous n’êtes pas seuls. Vous n’êtes pas orphelins. Vous ne le serez jamais tant que je respire. Parce que je porte maman dans mon cœur. Et elle, de là-haut, vous porte dans le sien. »

Ses larmes jaillirent, brûlantes, irrépressibles. Et soudain, la robe changea de nature. Elle n’était plus ridicule. Elle n’était plus une parodie. Pas un travestissement. Elle était un linceul devenu armure. Un vêtement sacré, tissé de deuil et de bravoure. Une preuve que l’amour, le vrai, transcende la chair, les rôles, et même la mort.
Alors la honte changea de camp. Les rieurs baissèrent les yeux. Les juges improvisés avalèrent leur salive. Parce qu’ils avaient jugé trop vite. Parce qu’ils venaient de comprendre que cet homme en robe était mille fois plus père… et mille fois plus mère que beaucoup réunis.

La scène n’est pas restée confinée à la cour d’école. Une vidéo a surgi sur Facebook, comme une étincelle jetée dans une plaine sèche. En quelques heures à peine, elle a embrasé le pays : plus de six millions de vues. Des millions de cœurs touchés. Des milliers de larmes versées derrière les écrans. Et, chose rare sur les réseaux, pas de haine, pas de sarcasme : seulement un torrent d’amour, d’admiration et de soutien unanime.

Mais cette histoire, si belle soit-elle, ouvre une plaie plus vaste. Une plaie qui saigne en silence. L’an dernier, une photo a traversé la Thaïlande comme un coup de tonnerre. Dans une salle de classe éclairée au néon, des chaises en plastique bleu s’alignaient comme des vagues sages. Partout, des enfants agenouillés aux pieds de leurs mères déposaient des colliers de jasmin, se blottissaient, riaient, pleuraient de joie.

Au milieu de cette marée de tendresse se tenait une silhouette en uniforme, agenouillée devant une chaise en plastique vide. Sur l’assise, un petit collier de fleurs, posé avec la précision d’un rituel. Des fleurs offertes à… personne. Elle joignit les mains, ferma les yeux, se pencha. Elle priait – ou peut-être murmurait-t-elle à voix basse, pour que personne n’entende… sinon celle à qui ces fleurs étaient destinées.

Autour d’elle, les chuchotements circulaient. Quelques enfants lançaient des regards furtifs, certains pointaient du doigt avant de détourner les yeux, gênés. Des mères l’apercevaient, leurs visages se fendaient d’un pli douloureux, vite refoulé par le cérémonial qui continuait. Car la musique ne s’arrête pas pour le chagrin d’un seul cœur.

Son visage, tendu dans un effort héroïque pour ne pas s’effondrer, fut vu par des millions de regards. Pendant que d’autres s’abandonnaient dans des bras aimés, elle offrait sa fidélité à une absence. Et sa solitude devenait, malgré elle, spectacle. Son manque, cérémonie.

Mais cette fille n’était pas seule. Non. Chaque 12 août, dans presque toutes les écoles du pays, la même scène se répète. Des mains vides. Des chaises vides. Des montagnes de colliers de fleurs déposés dans le silence. Un rituel qui se transforme en supplice. Car ce jour sacré, conçu pour célébrer l’amour, devient pour eux une mise en scène du manque. Leur douleur devient spectacle.

Alors la question, brutale, s’impose : faut-il continuer à célébrer de la même manière ? Faut-il, au nom de la tradition, rappeler chaque année aux uns qu’ils n’ont plus de mère, et aux autres qu’ils n’ont plus de père ? Faut-il maintenir des jours qui, pour des millions d’orphelins, sonnent comme une condamnation à revivre leur perte, à rejouer leur absence devant tous ?

Ou faut-il repenser ? Transformer ces journées en une fête plus large, plus juste. Une fête qui célèbre l’amour parental dans toutes ses formes. Un amour qui ne se réduit ni à un genre, ni à une seule présence. Un amour qui, comme Chatchai l’a montré ce jour-là, transcende les rôles, les habits, les frontières de la chair.

Au fond, tout revient à cela : que valent nos traditions, si elles font saigner ceux qu’elles devraient consoler ?

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Naya Sankoré

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