Diaspora : Rokiatou Kanou et Frank Ouédraogo, deux jeunes burkinabè qui tissent l’avenir de la mode à Tunis
À Tunis, à ESMOD, un établissement d’enseignement supérieur de design de mode, deux Burkinabè tracent leur chemin. Rokiatou Kanou et Frank Ouédraogo, tous deux passionnés de couture et de création textile, portent en eux deux héritages. Celui de leur culture natale et celui des savoir-faire appris sur les bancs de l’université tunisienne. Leurs parcours, bien que différents, se rejoignent dans la même ambition de faire rayonner la créativité africaine, avec des récits visuels qui parlent d’identité, de mémoire et de résilience.
Pour les deux jeunes créateurs, Rokiatou Kanou et Frank Ouédraogo, la Tunisie n’était pas une destination choisie au hasard. Rokiatou Kanou, en ce qui la concerne, a choisi la Tunisie pour son ouverture culturelle et son dynamisme dans le secteur de la mode. « ESMOD s’est imposée naturellement par sa renommée internationale et sa rigueur pédagogique », indique-t-elle. Étudier à l’étranger est pour elle un défi stimulant, une façon de confronter sa sensibilité artistique à d’autres regards, d’explorer de nouvelles esthétiques tout en restant profondément enracinée dans sa culture burkinabè.
Frank Ouédraogo quant à lui, a grandi dans un univers où la mode n’était pas une simple passion, mais un quotidien. Né au Burkina Faso et ayant grandi au Bénin, il a vu ses parents manier les tissus et les machines à coudre. « Mes parents sont tous les deux dans la mode. J’ai côtoyé très tôt cet univers », explique-t-il. Pour lui aussi, ESMOD représentait une suite logique, une étape nécessaire pour perfectionner sa technique et donner vie, avec rigueur, aux histoires qu’il souhaite raconter à travers ses créations.
Deux univers, deux signatures créatives
Bien que partageant la même formation, les deux créateurs se distinguent par des univers stylistiques singuliers. Rokiatou Kanou signe ses pièces sous le nom évocateur de « Âme BRISÉE ». Pour elle, ce label symbolise la vulnérabilité mais aussi la résilience. « Ce nom traduit la complexité des sentiments humains, surtout ceux que les femmes portent en silence. Mes créations cherchent à traduire les cicatrices invisibles et à les transformer en force, en beauté. » Ses vêtements évoquent la douceur et la renaissance, jouant sur des matières fluides, des broderies faites main et des tons clairs.
Frank, de son côté, développe sa marque « Empreinte Entrelacée ». Ce nom, empreint de poésie, est un hommage aux histoires qui se croisent et se transmettent. « Pour moi, Empreinte Entrelacée parle de mémoire, de liens, de fils qui se croisent, un peu comme nos histoires de famille. » Sa création est instinctive, expérimentale, presque artisanale dans sa démarche, selon lui. Il découpe, assemble, rate, recommence, jusqu’à trouver le détail qui donne une âme à la pièce. Il souligne que son travail est marqué par un profond respect pour les techniques africaines traditionnelles, en particulier le tissage.
Le processus créatif des deux Burkinabè repose sur un même fil conducteur qui est de raconter une histoire. Roukiatou part souvent d’un souvenir ou d’un ressenti, qu’elle traduit d’abord en moodboard (référence visuelle pour guider les créatifs tout au long du processus de conception) puis en croquis avant de passer au prototype. « Chaque pièce est pensée comme un fragment d’histoire réparée, un vêtement qui parle à la fois du passé et d’un avenir apaisé », indique l’étudiante.
Frank, lui, puise dans l’observation et le geste. Ses pièces naissent d’expérimentations, d’une volonté de fusionner artisanat traditionnel et vision contemporaine. « Le tissage est central pour moi, parce que tisser, c’est relier. C’est comme écrire une histoire avec des fils », spécifie-t-il.
Un rapport à la féminité et à l’identité africaine
Chez la jeune Roukiatou, la création est un acte profondément politique et intime. Elle parle de la femme, de ses blessures et de sa puissance. « Une féminité assumée, c’est une femme libre de ses choix, de son corps et de son expression », dit-elle. Ses vêtements cherchent donc à libérer, à révéler sans dissimuler. Ils deviennent une forme de thérapie visuelle, une manière d’encourager les femmes à se réinventer, à briller malgré les douleurs passées.
Son compatriote, Frank, interroge davantage la mémoire collective. Pour lui, la mode est un moyen de transmission de l’identité africaine. « Je veux montrer qu’on peut puiser dans nos racines pour créer quelque chose de nouveau, sans tout réinventer ni tout oublier. Si mes pièces peuvent faire voyager un peu de ma culture sans prendre l’avion, alors mon pari est gagné », fait-il savoir.
Si leur passage à ESMOD leur promet un avenir brillant, la réalité du parcours n’est pas exempte de défis. Trouver des ressources, se faire connaître, rester fidèle à sa vision tout en écoutant le marché n’est pas chose facile. Mais pour Frank, c’est aussi ce qui rend le parcours intéressant et plein de sens. Malgré les difficultés, leurs ambitions restent grandes. Roukiatou Kanou rêve d’ouvrir un atelier au Burkina Faso pour transmettre son savoir-faire, créer de l’emploi et valoriser les techniques artisanales locales. Frank Ouédraogo, lui, imagine « Empreinte Entrelacée » voyager dans le monde, défiler sur les podiums internationaux et pourquoi pas apparaître dans le magazine « Vogue » un jour. « On peut rêver grand, non ? », s’interroge-t-il sous forme de souhait.
À travers leurs parcours, les deux créateurs adressent un message fort aux jeunes africains qui rêvent de mode. « Croyez en votre vision. Restez fidèles à votre culture tout en explorant le monde. Formez-vous, entourez-vous des bonnes personnes, et surtout, ne sous-estimez pas votre potentiel », encourage Roukiatou. Frank renchérit en mettant un accent sur l’attachement aux racines. « Nos racines sont une force. On peut tout réinventer à partir de ce qu’on est. Donc, osez ! Et si on vous dit que c’est impossible… dites que c’est entrelacé », ajoute-t-il avec un ton poétique.
Rokiatou et Frank pensent que leur passage par Tunis n’est qu’une étape dans un parcours qui les ramène toujours, d’une façon ou d’une autre, à leur terre natale. À ESMOD, ils apprennent à faire de la mode un espace où l’Afrique, dans toute sa richesse, continue de se réinventer.
Farida Thiombiano
Lefaso.net

