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Le Mendiant qui m’a offert un million

Publié le dimanche 29 juin 2025 à 22h45min

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Le Mendiant qui m’a offert un million

Des mendiants qui tendent la main aux autres, on en croise parfois. Mais un mendiant qui vous offre un million ? Il a fallu que je le vive pour y croire. Et encore aujourd’hui, j’ai du mal à raconter cette histoire sans trembler. Lisez plutôt.

Je regardais le journal télévisé avec mon père. Je ne me souviens plus exactement ni du jour ni de l’année. Mais cette image, elle, ne m’a jamais quittée.
À l’écran : un homme en boubou clair, avec un sourire calme et des gestes lents. Il était là, debout dans une église chrétienne, posant la main sur une pierre inaugurale, comme s’il scellait un pacte entre deux mondes.
Son nom ? El Hadj Oumarou Kanazoé.
Un nom que même les enfants murmurent dans les villages où l’eau ne coule plus. Un nom que les anciens prononcent avec cette lenteur respectueuse qu’on réserve aux légendes vivantes.
L’homme était riche, oui. Le plus riche du pays, disaient certains. Mais ce n’était pas cela qui comptait. Ce qui forçait l’admiration chez lui, c’était ce choix rare : celui de rendre les autres un peu moins pauvres. Sa capacité à puiser dans sa propre fortune pour enrichir des vies.

Oumarou Kanazoé ne faisait pas des dons, il réparait le monde. Il construisait des routes là où les ambulances s’enlisaient. Des écoles là où les enfants dessinaient sur le sable. Des mosquées et des églises là où même Dieu semblait avoir déménagé. Des dispensaires là où nos sœurs et mamans accouchaient entre deux bougies et une poignée de prières.
Il ne demandait pas si vous étiez chrétien ou musulman. Il demandait : « De quoi avez-vous besoin ? » Et ensuite, il agissait. Avec piété et intégrité.

Tous les vendredis, des centaines d’âmes fatiguées se pressaient à ses portes. Des mères au visage éteint, tenant des enfants fiévreux. Des vieillards pliés par le temps, les mains tremblantes d’espoir. Des gamins aux pieds nus, mais les yeux brillants d’attente. Ils repartaient les bras serrant des liasses de billets, comme on serre une dernière chance. Mais surtout, ils repartaient un peu plus debout, le cœur un peu moins vide.
C’était ça, El Hadj Oumarou Kanazoé. Un homme qui distribuait de l’argent, oui. Mais surtout, un homme qui distribuait de la dignité.
J’ai levé les yeux vers mon père. Puis j’ai murmuré, incrédule :

« Un musulman… à une messe ? »

Il n’a pas répondu tout de suite. Juste un hochement de tête silencieux, solennel. Un de ces silences qui en disent long — non pas parce qu’il n’avait rien à dire, mais parce qu’il savait que certains gestes méritent le respect, pas les commentaires.

D’ordinaire, mon père parlait toujours pendant le journal, lançant des remarques ou des soupirs ironiques. Mais ce soir-là, il était figé, fasciné, ému. Peut-être même bouleversé. Parce qu’il voyait en Kanazoé quelque chose de rare : un homme de foi plus grand que les murs des temples.

Plus tard, j’ai découvert que c’était encore lui — El Hadj Oumarou Kanazoé — qui avait ouvert sa cour pour accueillir les fidèles de l’Église en question. C’est lui qui a préparé le terrain, qui a dressé les tentes, en attendant que la nouvelle église voie le jour.
« Au début », raconte un responsable de l’Eglise, « quand nous avons voulu construire le nouveau temple, un obstacle majeur s’est présenté : pour bâtir du neuf, il fallait d’abord démolir l’ancien. Mais détruire l’ancien temple, c’était aussi perdre notre lieu de culte. Et nous n’avions nulle part où aller…
« Alors El Hadj Oumarou Kanazoé nous a tendu la main. Il nous a accueillis dans sa propre cour, sans poser la moindre condition. Pendant trois ans, c’est là que nous avons prié. C’est lui qui a aménagé le site pour nous, dressé les tentes, tout cela pour que les fidèles puissent continuer à honorer Dieu, à se rassembler, à espérer. Il ne nous a jamais demandé un seul franc. Pas un seul…
« Et quand le chantier du nouveau temple a commencé, El Hadj est venu, encore et encore. Il voulait s’assurer que tout avançait bien. Il a financé de sa poche tous les caniveaux autour de l’église, pour protéger le lieu sacré des eaux de ruissellement. Il a assisté à l’inauguration. Il était là pendant le culte. Il est même resté jusqu’au cocktail, en toute simplicité…
« Ce qu’il incarne, ce n’est pas seulement la tolérance interreligieuse. C’est quelque chose de plus rare, de plus précieux : l’entraide interreligieuse. Une entraide vraie et sincère, silencieuse mais immense. »

Quand l’écran s’est éteint ce soir-là, une lumière s’est allumée en moi. J’ai su que je ne voulais plus vivre comme avant. Je voulais devenir philanthrope comme Kanazoé. Pas un jour, dans un futur flou. Non. Tout de suite, maintenant.

Et dans mon esprit en feu, je me voyais déjà nourrissant les affamés, vêtant les démunis, construisant des écoles, des hôpitaux, semant l’espoir un peu partout comme on sème le mil : avec foi, sans garantie, mais avec l’intime conviction que quelque chose poussera.
Mais je n’eus pas le temps de rêver plus loin. La réalité s’est faufilée entre mes élans, sournoise comme une ombre, moqueuse comme un rictus dans le noir… et brutale comme une gifle en plein marché.

« Donner quoi ? Et à qui ? »

La question claqua dans ma tête comme un couvercle chaud qu’on referme trop vite. Je n’avais ni fondation, ni fortune. Juste un cœur en ébullition et des poches… Pas des poches vides !
Je n’étais pas dans le besoin, non. Je vivais… à peu près. J’arrivais à payer mes factures, nourrir la famille, garder un toit au-dessus de ma tête. Mais la charité ? La philanthropie ? Ça, c’était pour les riches. Ceux qu’on applaudit en gala. Ceux qui signent des chèques avec plusieurs zéros.
Et c’était là ma première erreur. Une erreur naïve et terriblement courte de vue. Parce que la charité ne se mesure pas en chiffres. Elle se mesure dans le timing. Et cela, j’allais l’apprendre à la dure… juste deux semaines plus tard.

La leçon est arrivée là où je m’y attendais le moins, dans l’endroit le plus banal qui soit : un supermarché. Une file à la caisse. Le genre d’endroit où, en principe, rien ne devrait bouleverser une vie.
Les néons froids au plafond clignotaient légèrement, jetant une lumière stérile sur les articles que j’avais jetés dans mon chariot : un peu de riz, des légumes, les friandises préférées des enfants du voisin avec qui on s’entendait parfaitement.

Avant de partir pour le marché, ils m’avaient encerclée à la porte, leurs yeux brillants d’excitation.
— « Tantie, tu vas nous ramener les biscuits, hein ? Les ronds là… Les croustillants ! Ceux au chocolat ! »
Et moi, avec un sourire large sur les lèvres et les écouteurs aux oreilles, j’avais répondu par un chapelet de oui sonores :
« Oui, oui, oui, je vous les apporterai ! Attendez-moi dans une demi-heure » !
J’observais la caissière — une jeune femme aux yeux sombres et fatigués — passer chaque article avec un geste mécanique, presque automatique.
« Total : 6 475 francs », dit-elle d’une voix monotone, comme si elle récitait une phrase répétée mille fois.
J’ai sorti mon portefeuille, glissé ma carte d’un geste habituel… et attendu. Un message rouge a clignoté sur l’écran : Refusé.
Je fronçai les sourcils. Ce n’était pas normal. Quelque chose clochait. Un frisson me remonta l’échine. Les bords de ma vision devinrent flous, comme si le monde autour de moi se rétractait, pixel par pixel. J’essayai de nouveau, plus fort cette fois, comme on tente de forcer une serrure avec les ongles.

Même résultat. Un autre bip. Un autre refus.

Je le sentais maintenant — l’étreinte glacée de la panique s’enroulant lentement autour de ma poitrine. Mes doigts s’embrouillèrent, appuyant encore, glissant la carte comme un talisman censé réparer ce qui se passait. Mais rien.
Les yeux de la caissière montèrent vers moi, puis redescendirent, jetant un regard furtif à la petite file de clients impatients qui se formait derrière moi.

Je balançai mon portefeuille dans mon sac, soudain trop lourd à tenir. Mes doigts tremblaient en fouillant désespérément, espérant trouver quelque chose — n’importe quoi — qui changerait le cours des choses. Mais il n’y avait rien. Pas de billets froissés, pas de pièces oubliées. Juste un silence vide et moqueur.
Je recomptai l’argent liquide dans mon portefeuille, le cœur cognant comme un marteau contre mes côtes.
Il me manquait 5 francs CFA.

Seulement 5 francs. Et pourtant, leur poids m’écrasait. Mes mains devinrent moites, je portai une paume tremblante à mon front. Le monde autour de moi sembla vaciller, l’air s’épaissir sous la honte. La caissière ne montra aucun réconfort.
« Il faudrait peut-être retirer un article », dit-elle.

Ses mots étaient secs, froids. Pas cruels, mais aussi indifférents que les néons blafards au-dessus de nous.
Je restai figée un instant, le regard glissant sur les articles de mon panier, un par un. Les légumes pour mes repas. Le riz pour tenir toute la semaine. Et les friandises… celles que j’avais promises aux enfants du voisin. Ils m’attendaient sûrement, salive à la bouche, les yeux rivés sur la porte, convaincus que j’allais tenir parole… comme d’habitude.

Bref, chaque chose dans mon chariot avait un sens. Chaque achat avait été pensé, était nécessaire. Je n’étais pas prête à me séparer d’un seul de ces articles. J’aurais pu courir jusqu’au guichet automatique, mais on m’avait dit qu’il était en panne… comme d’habitude.

Derrière moi, la file s’étirait comme un serpent impatient. Je sentais les regards, les soupirs contenus, l’agacement grandissant comme l’eau qui s’infiltre avant de faire céder un barrage. La panique et l’humiliation se nouaient dans mon ventre, s’y tortillaient comme un animal piégé. Mes doigts, moites, s’agrippaient à la poignée du chariot comme à une planche de salut, mes jointures blanchies par l’effort de ne pas flancher.
Ma fierté, cette vieille compagne rugueuse, me soufflait que retirer un article, ce serait baisser les yeux. Ce serait capituler. Et je ne voulais pas. Je ne pouvais pas.

Après tout, j’avais toujours été l’épaule sur laquelle on s’appuie, jamais le fardeau qu’on aide à porter. Et voilà que pour une pièce manquante, une ridicule poignée de francs, je restais là, tétanisée, le cœur lourd comme un sac de riz mouillé. C’est ça, le pire avec les supermarchés : on ne peut pas négocier les prix.
Derrière moi, une voix s’éleva. Calme. Inattendue. Comme un rayon de lune dans une pièce sans fenêtres.
« Madame, je vais payer »

Je me retournai. Et ce que je vis me coupa le souffle. Un homme. Une cinquantaine d’années peut-être. Il se tenait droit, comme une colonne au milieu du vacarme. Ni pressé, ni gêné. Juste là. Présent. Solide.
Son visage était paisible, presque doux, comme s’il portait le monde sans jamais s’en plaindre. Un sourire discret effleurait ses lèvres. Mais c’est son regard qui m’a transpercée : droit, franc, tranquille — un regard d’homme qui a tout vu, tout enduré, et qui a choisi malgré tout de semer un peu de chaleur dans un monde qui en manque cruellement.

Dans ses doigts abîmés, un billet de 500 francs. Froissé, jauni, aux coins mangés par le temps. Un de ces billets qui sentent la sueur, la poussière, la survie. Un billet qui a probablement traversé mille poches, mille détresses… et qui, pourtant, portait encore en lui la force de sauver une dignité.
L’homme me regardait comme on regarde une amie qu’on reconnaît dans la foule : sans pitié, sans condescendance. Juste avec cette sorte de compassion silencieuse qui vous rend humble.
Mais alors… je plissai les yeux. Un frisson me traversa. Ses traits, que je croyais inconnus, se précisèrent sous la lumière crue des néons.

Et là… quelque chose d’indescriptible vacilla en moi. Mon souffle se coupa. Mes joues s’embrasèrent. Je le connaissais. Et ce visage — ce visage seul — allait tout bouleverser…
[À suivre…]
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 Naya Sankoré 
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