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Fait divers : Il voyage en première classe… Sa grand-mère se prostitue

Publié le dimanche 22 juin 2025 à 22h35min

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Fait divers : Il voyage en première classe… Sa grand-mère se prostitue

Imaginez votre grand-mère. Celle qui vous berçait, qui vous préparait ces beignets dont le parfum vous hante encore. Maintenant, imaginez-la assise seule sur un banc, dans un parc désert, à minuit. À ses pieds, un sac plastique rempli de bouteilles d’énergisant. Elle attend.
Bientôt, un homme de l’âge de votre père… ou peut-être de votre grand-père approchera. Ce n’est pas la boisson qu’il cherche, mais sa… dignité. Dérangeant, n’est-ce pas ?

C’est la réalité quotidienne des “Bacchus Ladies” de la Corée du Sud. Des grands-mères forcées de vendre leur corps pour survivre, pendant que leurs enfants conquièrent le monde en classe affaires.

Ce jour-là, je m’étais perdue dans le labyrinthe de béton et de néons de Séoul, en quête du chemin vers l’université. Jeune africaine fraîchement débarquée dans cette métropole asiatique pour mes études, je pensais avoir déjà vu toutes les formes de misère humaine sur mon propre continent. Je me trompais.
Dans l’ombre vacillante d’un parc de Séoul — là où les ombres froides des gratte-ciel caressent les fantômes de traditions oubliées — j’ai rencontré Madame Song.
Une vieille dame au dos voûté par les ans, aux cheveux gris soigneusement tirés en arrière, et dont le rouge à lèvres bon marché tranchait violemment avec la pudeur de son regard. Je ne l’oublierai jamais.

Elle n’avait rien d’une mendiante. Ni d’une victime.

Elle portait en elle ce mélange étrange de dignité blessée et de silence rugueux, propre aux générations sacrifiées. Celles qui ont bâti la Corée moderne, connu la guerre, la faim, puis la reconstruction. Et qui aujourd’hui, vendent des bouteilles de Bacchus dans les parcs… ou bien plus encore.
À ses pieds, un sac plastique rempli de petites bouteilles tintait doucement dans la brise du soir. Elle aurait pu être ma grand-mère. D’ailleurs, avant la fin de notre échange, elle m’appelait « ma petite-fille ». Je l’appelais « ma grande-mère ».

Mais ce soir-là, comme tous les soirs depuis onze ans maintenant, elle n’était pas une grand-mère. Elle était une « Bacchus Lady ». Une grand-mère qui se prostitue pour survivre.
Elle m’aborda d’une voix douce, presque maternelle : « Mademoiselle, voulez-vous du Bacchus ? »
Ce qui suivit ressemblait à une confession. Une de ces confessions qu’on réserve aux étrangers, justement parce qu’ils sont étrangers.

« Voyez-vous, » me dit-elle en me montrant la photo de sa famille sur son vieux téléphone à clapet. « J’ai été professeure de musique pendant trente ans. J’enseignais le gayageum aux jeunes filles de bonne famille. »
Mais tout cela, c’était avant. Avant que son mari ne meure d’un cancer. Avant que les factures d’hôpital ne dévorent ses économies. Avant que ses enfants, pris dans l’impitoyable course à la réussite coréenne, ne deviennent trop occupés pour s’occuper d’elle.

Ses yeux, tels deux puits de sagesse troublée, fixaient les tours de verre et d’acier qui nous cernaient. Elle continua, dans un murmure qui sentait le soju :
« Autrefois, nos enfants prenaient soin de nous. C’était la voie du Confucianisme. L’ordre naturel des choses. Mais aujourd’hui, la modernité a dévoré nos traditions. Comme ces immeubles ont avalé nos hanoks… J’ai eu trois fils. Mais aujourd’hui ils sont trop occupés par leur travail. Toujours entre deux avions, écrasés par les exigences professionnelles. Ils sont rarement en famille. C’est à peine s’ils se souviennent de l’anniversaire de leurs propres enfants. Eux aussi… ils se cherchent encore. »

Dans ce pays qui s’est métamorphosé en puissance économique à la vitesse de l’éclair, qui est passé de la charrue à la 5G en presqu’une génération, les personnes âgées sont devenues les naufragés du miracle coréen.

Les pensions sont maigres, quand elles existent. Les enfants, pris dans l’engrenage impitoyable de la compétition sociale, n’ont plus le temps ni les moyens de s’occuper de leurs parents.
Alors ces grand-mères, ces halmeoni comme on les appelle ici, survivent comme elles peuvent. Certaines ramassent des cartons. D’autres vendent des légumes sur les trottoirs. Et puis il y a les Bacchus Ladies. Comme Madame Song.

On les appelle « Bacchus Ladies », non par goût du vin antique, mais parce qu’elles vendent une boisson énergisante populaire, promesse dérisoire d’une vitalité retrouvée.
Mais la boisson n’est qu’un prétexte, une clef pour ouvrir la porte d’une misère plus profonde. Car, derrière le sourire fatigué, se cache une proposition silencieuse : celle d’un corps à louer, pour quelques wons, à d’autres vieillards tout aussi esseulés.
Oui. Quand la nuit tombe vraiment, quand les familles ont quitté les parcs et que seuls restent les ombres et les désespérés, ces femmes de 60, 70, parfois 80 ans — vendent autre chose. Leur corps. Leur dignité. Leurs derniers vestiges d’humanité.
Je les ai observées pendant des semaines, ces silhouettes grises qui se fondent dans l’obscurité des parcs. Des parcs comme Tapgol et Jongmyo.

À Jongmyo Park, même la misère a sa géographie. Le centre est pour les hommes qui jouent au baduk. Les coins sont réservés à la politique. Et les femmes ? Les Bacchus Ladies ? Elles attendent le long du jardin, juste à l’extérieur du parc, là où les agents ne peuvent pas trop les chasser.
Elles ne s’appellent pas par leurs prénoms. C’est trop intime. C’est trop douloureux. Elles portent des noms de lieux : Masan. Yaksudong. Namsan. Moja. D’autres les appellent selon ce qu’elles portent. Celle au chapeau rouge. Celle au collier de perles.

Masan, justement, réajustait son faux collier en perles quand elle murmura :
« Rien… Rien encore aujourd’hui. »
Comme un refrain qu’elle se répète pour se convaincre qu’elle est encore vivante.
« Les jeunes femmes demandent 30 000 wons. Nous, c’est 20 000. Parce qu’on est vieilles. Parce qu’on est… bon marché. »
Je lui ai demandé si elle avait honte et si elle avait peur de contracter une MST. Surtout qu’une enquête locale menée en 2014 a révélé que 40 % de ces vieux étaient infectés. Elle a souri, sans joie : « La honte ? La peur ? Ça ne paie pas les factures. »

Dans une ruelle voisine, un vieil homme m’a confié :
« Les jeunes veulent juste finir vite et partir. Les grand-mères, elles, nous tiennent la main. On parle. On se sent un peu vivants. » Des mots simples. Douloureux. Inoubliables.

J’ai vu des grand-mères partager des aiguilles pour injecter des substances douteuses à leurs clients. J’ai entendu leurs voix rauques dans la nuit froide de Séoul. J’ai senti l’odeur âcre de leur désespoir.
Grand-mère Namsan, 75 ans, m’a montré les photos de ses petits-enfants qu’elle ne voit jamais.
Grand-mère Moja m’a parlé de son mari, renversé par un conducteur qui est revenu repasser sur lui — trois fois — pour s’assurer qu’il était bien mort. Juste pour ne pas avoir à payer trop en dédommagement. Car ici, tout est calculé.

Ces hommes et ces femmes sont des romans vivants. Des romans de la misère moderne. Des alertes. Des cicatrices sociales. Des témoignages de ce que devient une société quand elle court trop vite vers l’avenir en oubliant de regarder derrière elle.

La police ferme les yeux, le plus souvent. Que faire d’autre ? Les travailleurs sociaux, débordés, distribuent des préservatifs et des brochures de santé.
Les clients ? Des hommes aussi âgés et seuls que les femmes qu’ils paient, cherchant autant de chaleur humaine que de plaisir.

Mais le plus terrifiant, ce n’est pas l’acte en lui-même. C’est le système qui l’a rendu nécessaire.
Une société ultramoderne où les personnes âgées sont devenues invisibles. Un pays où le respect traditionnel des aînés s’est noyé dans la course effrénée vers le progrès.
Voyez-vous, les Bacchus Ladies ne sont pas qu’un fait divers sordide. Elles sont le miroir brisé d’une société en mutation. Le prix humain du progrès. La preuve que la modernité, sans compassion, devient une autre forme de barbarie.

Assise devant ces vieilles personnes à écouter leurs histoires, je sentis un frisson glacé me parcourir l’échine. Moi, venue d’Afrique où l’on rêve encore d’atteindre cette modernité tant convoitée, je ne pouvais m’empêcher de penser :
Est-ce là le futur qui nous attend aussi ? Devrons-nous, un jour, voir nos propres grands-mères et nos grands-pères vendre leur dignité dans l’ombre de nos gratte-ciel ?
Je n’eus pas le temps de poursuivre cette réflexion angoissante. Un vieil homme passa devant nous, ralentissant imperceptiblement. Grand-mère Song lui lança un regard que je n’oublierai jamais : un mélange de résignation commerciale et d’abandon qui me glaça le sang.

La nuit tombait. Les lampadaires projetaient une lumière jaunâtre, transformant les visages des passants en masques grotesques. Grand-mère Song continuait son récit, en baissant la voix :
« La première fois, j’ai pleuré toute la nuit. La deuxième aussi. La troisième, je me suis dit que c’était juste un travail comme un autre. Maintenant, je ne compte plus. »
Un groupe de jeunes cadres passa en riant, leurs costumes brillants sous les néons. Ils ne nous virent même pas. Pour eux, nous étions invisibles.
« Le plus drôle, dit Grand-mère Song, c’est que certains de mes clients étaient autrefois mes voisins. Des hommes respectables. Ils baissaient les yeux quand ils me croisaient au supermarché. Maintenant, ils baissent les yeux pour une autre raison. »
Elle sortit une bouteille de Bacchus de son sac. Elle brillait d’un éclat maladif sous la lumière artificielle.
« C’est notre code, notre petit secret. Quand un vieil homme achète du Bacchus à une vieille femme dans un parc…ce n’est pas la boisson qu’il cherche. »

Et vous ? Cette histoire vous dérange ? Tant mieux. Elle doit déranger. Elle doit vous empêcher de dormir. Elle doit vous faire penser à vous-mêmes. A vos propres parents. À vos propres grands-parents.
Parce que voici la vérité glaçante : Ce qui se passe à Séoul n’est pas une anomalie coréenne. C’est un avertissement. Un aperçu cauchemardesque de ce qui arrive quand une société court vers le futur… en oubliant ceux qui l’ont portée jusqu’ici.
Car la véritable horreur, ce n’est pas ce que font ces grand-mères.
C’est ce que nous, en tant que société, leur faisons faire.
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 Naya Sankoré 
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